Dès qu’elle est réintégrée à l’Histoire, une question quelconque, celle du terrorisme islamiste par exemple, se dérobe aux discours essentialistes ou moraux sur le Bien et le Mal, le «Mal absolu» du 11 septembre, la «nouvelle Barbarie», le «choc des civilisations», le «retour du nihilisme», Dostoievski vu à Manhattan par Glucksman etc… Et rien n’est moins démystificateur qu’une Histoire, voire un «historique» élémentaire du rôle joué par les Etats-Unis dans l’encouragement, l’armement, l’instrumentalisation de l’islamisme et de ses bandes de tueurs.
C’est le propos du livre de John K.Cooley consacré à la politique «musulmane» des Etats-Unis.Nous allons à la rencontre, aux connexions, aux manipulations réciproques de deux produits de civilisations supposées contradictoires: l’une, toute de puissance économique et technologique, l’autre «spirituelle» mais nullement soustraite aux exigences bassement temporelles de la technique, des affaires, du narcotrafic et, on le voit avec Ben Laden, de la mondialisation financière dans ses raffinements les plus sophistiqués. Loin d’être «un nouveau Che Guevara» ou un descendant de Franz Fanon, le chef d’Al Qaida nage en effet dans les mêmes eaux que le clan Bush, et sa fortune n’est pas concevable sans les paradis fiscaux et, en général, la civilisation des marchés financiers. La jointure des deux acteurs, des deux Satans – l’islamiste et mal…et la nouvelle croisade au nom du Bien.
L’Histoire plus ancienne et non moins édifiante des amours perverses de la CIA et du Jihad nous est contée par un journaliste américain d’investigation, spécialiste du Moyen-Orient, John Cooley. De quel point de vue? Celui d’un homme confiant dans les valeurs portées par les Etats-Unis, aucunement suspect d’idées communistes ou subversives, mais simplement convaincu que l’appui de son pays aux islamistes, leur alliance contre l’URSS notamment, constitua une regrettable erreur. La CIA aurait donc eu mieux à faire pour combattre le communisme. Observons pourtant qu’au cours de cette Histoire sulfureuse, qui s’étend des années cinquante à nos jours, la CIA n’a pas œuvré qu’en compagnie des seuls islamistes: en 1953, elle s’alliait avec la famille royale plutôt occidentaliste de l’Iran pour renverser le docteur Mossadegh, nationalisateur de pétroles, l’année suivante elle misait sur les classes de gros propriétaires pour renverser le colonel progressiste Arbenz au Guatemala, plus tard sur les classes moyennes chrétiennes et «civilisées» du Chili pour en finir avec Allende et l’Unité Populaire... L’Histoire est longue et «plurielle» du coup d’Etat répétitif et de la guerre «comme politique étrangère des Etats-Unis» (3), où l’on ne peut distinguer d’autre choix «idéologique, religieux ou moral» que la défense des intérêts temporels de la puissance. L’écrasement idéologique du communisme n’interdisait pas, du reste, des alliances tactiques, contre le Vietman et l’URSS, avec la Chine la plus rouge ou même les Khmers rouges les plus sanguinaires. Qu’un génocide soit d’inspiration contre-révolutionnaire, comme en Indonésie et à Timor-Est ou fruit d’une révolution communiste délirante, comme au Cambodge, n’avait pas d’importance, pourvu que les Etats-Unis (et la cause du Bien) en tirent profit. Observons d’ailleurs, cela va sans dire mais encore mieux en le disant, que les profits en question recoupent très généralement les bénéfices tirés des champs de pétrole et autres sources de matières premières situés dans les régions à conflictualité poussée.
L’islamisme, en l’occurrence, servira les intérêts américains avant tout dans le plus grand réservoir mondial en hydrocarbures, au Moyen-Orient, dès les années 50, avant de s’étendre, dans les années 80-90, en direction des nouveaux gisements d’Asie centrale et le long des oléoducs et gazoducs existants ou projetés en Afghanistan et dans le Caucase. Dans les années 50, l’alliance avec les «Frères musulmans» (notamment) s’impose pour contenir les révolutions nationales arabes menaçant les pétromonarchies et d’ailleurs vaguement inspirées d’idées socialistes et soutenues par l’URSS de Nikita Krouchtchev au nom de «l’anti-impérialisme». Le «danger communiste» dans ces régions est certes nettement surestimé – la plupart des régimes nationalistes arabes n’ont rien de bolchévistes et mettent très sagement leurs communistes en prison – mais leur mise en œuvre de politiques indépendantistes (en matière de pétrole ou de transports par le canal de Suez)) et d’ailleurs laïques, leurs efforts d’alphabétisation et d’accès des femmes à l’éducation et au travail risquent d’exposer ces pays à des tentations progressistes fatales, donc de les rendre moins «stables» voire même de déstabiliser les pétro-paradis terrestres qui, telle l’Arabie saoudite, ont pour pilier de sagesse le fondamentalisme sunnite.
C’est donc avec ce dernier – et non avec les variantes révolutionnaires chiites de l’Islam politique - que se nouent les amitiés américano-intégristes. Ce qui n’empêche pas que des pays arabes musulmans, mais laïcs et modernisateurs comme l’Irak sous Saddam Hussein, soient l’objet de douches écossaises, choyés dans un premier temps, honnis par la suite. La dictature pakistanaise, elle, restera plus «sécure» et on réussira avec cet autre allié de premier choix l’osmose des services spécialisés dans la terreur tels que la CIA mondiale et l’ISI nationale. L’Afghanistan sera leur grand champ d’expériences. Le summum de la sainte (ou malsaine) alliance est atteint, en effet, lors de la guerre d’Afghanistan (1979-89). Dès la révolution communiste afghane d’avril 1978, les Etats-Unis ont soutenu les mouvements intégristes qui s’opposaient aux mesures du nouveau régime en faveur de la réforme agraire, de l’éducation et de l’émancipation des femmes. Il est sans doute de mauvais genre de rappeler aujourd’hui que nos médias déplorent «23 années de guerre» qui auraient détruit ce pays avant que les Américains et l’Alliance du Nord ne viennent «libérer les femmes» de Kaboul. Ce n’est pourtant pas «la guerre» en soi, ce sont les moudjahiddines (dont les futurs «nordistes») qui ont fait d’abord la guerre aux écoles et aux femmes auxquelles l’abominable régime communiste offrait de nouvelles perspectives. John Colley n’insiste pas trop là-dessus – le communisme n’est pas sa tasse de thé – mais en revanche, il montre les connexions existant entre les contre-révolutions en Afrique et le soutien aux rebelles afghans, ceux-ci figurant avec les Mobutu, Savimbi et autres Sadate et Hassan II, sans oublier l’Arabie saoudite, la Jordanie et le Pakistan dans un vaste réseau anticommuniste patronné par la CIA – où l’on retrouvera plus tard les terroristes nicaraguayens, les fameux «contras» dont (ici, c’est moi qui précise) BHL et Glucskman avaient demandé le soutien armé au Congrès des Etats-Unis. C’est l’époque (j’en rajoute) où les mêmes milieux, de la CIA aux «nouveaux philosophes», mobilisaient l’opinion occidentale pour les programmes de course aux armements du Pentagone face au danger totalitaire soviétique, à sa mainmise en Asie, en Afrique et en Amérique latine. (Il y a heureusement le blocus de Cuba – déjà – et les dictatures de Pinochet au Chili et de Videla en Argentine, mais leur fragilisation a de quoi inquiéter l’Occident).
En Afghanistan en 1979, la CIA est à pied d’œuvre et les livraisons d’armes américaines (et chinoises) commencent six mois AVANT l’intervention soviétique. Ce n’est donc pas, comme on l’a présentée à l’époque, une aide après coup aux «victimes de l’agression communiste». Sur les raisons de l’engagement de l’URSS, l’auteur semble privilégier les explications selon lesquelles Moscou s’attendait à une invasion américaine de l’Iran (contre la révolution de Khomeini) et redoutait que l’Asie centrale soviétique soit bientôt à portée de missiles américains de courte distance. Venue à la rescousse du régime communiste après s’être fait prier, l’URSS n’approuvait aucunement les méthodes brutales de son dirigeant Amin dont elle croyait, en outre, qu’il allait basculer dans le camp américain. L’intervention, qui élimine Amin et Taraki, autre dirigeant «incontrôlé» pour placer à Kaboul un fidèle de Moscou, le leader des communistes «modérés» Babrak Karmal, s’expliquerait donc par une réaction de peur très mal réfléchie puisqu’elle entraîne l’URSS dans le «piège afghan», ce dont se félicite aujourd’hui l’ancien conseiller du président Carter, Zbigniew Brzezinski, maître d’œuvre de l’intervention américaine (et futur conseiller de l’UCK au Kosovo!). En quoi il a raison: la guerre a incontestablement joué un rôle certain, sinon décisif, dans l’ébranlement de l’URSS. L’ampleur de cette intervention américaine, aujourd’hui décrite comme une banalité, a été longtemps taboue. Ici, un rappel d’ordre personnel. En 1979-80, quand commence cette guerre, je suis déjà convaincu de la maladresse des révolutionnaires communistes afghans – des intellectuels de Kaboul qui ont potassé des brochures de Lénine sans rien connaître des réalités rurales, tribales et par endroits féodales de leur pays – je devine l’aberration de la guerre soviétique et prendrai conscience, progressivement, de son caractère massivement meurtrier. En revanche, «l’aide» américano-pakistanaise, je la considère comme secondaire quoiqu’évidente. J’étais à l’époque journaliste à la RTBF-radio et me souviens que toute allusion à ce propos était considérée comme de la propagande soviétique. Les défenseurs des Droits de l’Homme et l’extrême gauche maoiste étaient mobilisés, ainsi que de nombreux journalistes, dans le soutien à la résistance afghane. J’étais de ceux qui, conscients du caractère rétrograde de cette résistance, n’en étaient pas moins compréhensifs envers son combat et révoltés par les exactions de l’armée soviétique. Un million d’Afghans auraient perdu la vie dans ce conflit, l’URSS aussi comptera ses dizaines de milliers de «cercueils de zinc» et les villes post-soviétiques sont toujours hantées d’anciens combattants d’Afghanistan mutilés, méprisés, à la dérive – on ne dira jamais assez la responsabilité, dans ces crimes, du bureau politique du PC soviétique et de son géronte en chef Léonid Brejnev! J’étais pourtant loin d’ imaginer l’envergure de la «guerre dans la guerre», non moins criminelle, menée par la CIA et l’ISI, telle que la décrit John K. Cooley. L’auteur confirme que les premières armes fournies aux rebelles par les Etats-Unis étaient... soviétiques, en l’occurrence puisées dans les arsenaux de l’Egypte qui les avait reçues ou achetées du temps de Nasser, ou encore fournies par Israël qui les avait confisquées aux Egyptiens lors des guerres de 1967 et 1973. De surcroît, la CIA en a carrément acheté dans les pays du bloc soviétique! Ainsi pouvait-on affirmer, dans nos médias, qu’il n’y avait pas d’armes américaines en Afghanistan, seulement des soviétiques «prises à l’armée rouge par les rebelles». Plus tard, bien sûr, les fournitures US sont apparues, dont les fameux Stingers, qui échapperont au contrôle américain. Quant aux équipements de brouillage des radios soviétiques, ils venaient d’Israël, achetés par les services secrets allemands (BND) puis livrés aux rebelles afghans par la Chine. Ces détails et beaucoup d’autres, comblent dans le livre de Cooley le déficit d’informations dont le public occidental a manqué au moment où elles étaient indispensables pour comprendre les événements en cours. Mais foin d’impatience! On ne perd jamais rien à attendre, n’est-il pas?
L’abondance factuelle de l’investigation de John K.Cooley ne compense hélas pas les faiblesses de l’analyse et des connaissances historiques de l’auteur, qui reste malgré tout assez prisonnier d’une vision américaine du monde et des préjugés anticommunistes qu’elle charrie. Ainsi, pour ce qui concerne l’URSS, l’auteur affirme que la population non kazakhe (40%) du Kazakhstan est composée de déportés, ce qui est inexact, et croit tout aussi erronément que le peuple du Tatarstan a été jeté dans le goulag, mais sans doute confond-il cette nation avec les Tatares de Crimée, effectivement déportés par Staline en 1944. Mais faut-il faire dans la dentelle quand il s’agit de Staline?
Quant à l’actualité, l’auteur qui a si vigoureusement stigmatisé l’alliance CIA-Jihad, où les Etats-Unis auraient joué aux apprentis-sorciers, n’en épouse pas moins la cause de la campagne antiterroriste en cours et au passage, semble légitimer celle de Poutine en Tchétchénie. Peut-être devra-t-il, dans un prochain ouvrage, dresser l’inventaire de nouvelles «erreurs» américaines, constater que les alliances de Washington avec les régimes les plus réactionnaires et les terrorismes n’étaient pas qu’un malheureux épisode, et que la CIA est vraiment une grande entreprise de crime organisé à l’échelle planétaire. En fait, John K.Cooley en est peut-être plus conscient qu’il n’en a l’air!
John K.Cooley
Préface de Edward W.Saïd
CIA et Jihad 1950-2001
Contre l’URSS,
une désastreuse alliance
Ed.autrement, coll.frontières, 2002, 288pp, 19,95 euros
- Ahmed Rachid
«L’ombre des Taliban»
Ed. Autrement, 2001 - Cf l’article d’Abramovici dans
«Le Monde diplomatique» de
janvier 2002 - Lire à ce propos Noam Chomski «De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis», préface de Jean Bricmont