NB: Vous avez étudié la question des Sans-papiers à Paris, surtout chinois et turcs, et ce que vous appelez “l’économie du travail illégal”. Selon vous, le travail clandestin est l’idéal pour ce qu’on pourrait appeler les ultra-néolibéraux. Pourquoi?
ET: Bien sûr c’est l’idéal. Qu’est-ce que demandent les néo-libéraux? Ils demandent une main-d’œuvre aussi flexible et docile que possible, qui soit privée de toute protection et de toute rigidité. Ils nous expliquent que le chômage en France est dû à deux choses, les rigidités sur le marché du travail – c’est-à-dire l’existence du salaire minimum garanti (SMIC) – et d’autre part les charges sociales qui pèsent sur le coût de la main-d’œuvre. Il se trouve que les étrangers en situation irrégulière ne sont pas payés au SMIC et n’entraînent aucune charge sociale puisqu’ils sont exclus de toute protection sociale. Ils représentent une main-d’œuvre parfaitement flexible, car on peut les recruter et les licencier à merci, au fur et mesure que les commandes arrivent. Ils ne sont soumis à aucune espèce de protection, ils n’ont aucun droit, on peut les chasser quand on veut. Leur salaire représente à peu près la moitié du SMIC, pour des journées de travail qui sont le double de la journée légale. C’est vraiment une main-d’œuvre exploitable à merci, totalement flexible, précisément ce que cherchent les économistes de la pensée libérale.
NB: On parle actuellement d’une politique européenne de l’immigration. Selon vous, cette politique est basée sur certains postulats qui ne tiennent pas. Lesquels?
ET: Le premier postulat consiste à dire qu’il y a une pression migratoire considérable qui s’exerce sur l’Europe à cause de l’écart des niveaux de vie entre pays riches et pays pauvres. La misère serait ainsi le facteur déterminant des migrations, ce qui est inexact pour beaucoup de raisons. D’abord beaucoup d’autres considérations interviennent dans la décision d’émigrer, depuis le désir de se libérer de l’oppression et de trouver des espaces de liberté jusqu’à l’existence de traditions anciennes d’émigration dans les pays d’origine. Contrairement à ce qu’on nous dit, il est clair que ce n’est pas la misère du monde qui cherche à émigrer; bien sûr ce sont des gens qui viennent des pays pauvres, mais ce ne sont pas les plus pauvres de ces pays, ce sont si j’ose dire les gens les mieux placés, qui ont un capital et espèrent le faire valoir. En réalité, l’essentiel des migrations se fait entre pays pauvres et non pas des pays pauvres vers les pays riches. Vous voyez donc que cette idée de déferlement de la misère ne tient pas.
Le deuxième postulat consiste à dire que grâce à des politiques administratives, on peut régler ce flot, le diminuer ou l’endiguer. En réalité, l’expérience montre la faible efficacité des contrôles aux frontières. Quand des gens jeunes et en bonne santé veulent les traverser, ils y parviennent, même si ça leur coûte beaucoup d’argent et parfois la vie.
Le troisième postulat suppose que le développement permettra de résoudre le problème de l’immigration. C’est tout à fait inexact car en réalité, quand un processus de développement se produit, il accroît l’émigration au lieu de la diminuer, au moins dans un premier temps, parce que le système ancien ne fonctionne plus et que le nouveau ne fonctionne pas encore. Entre les deux, il y a une période de transition durant laquelle les gens considèrent qu’il vaut mieux tenter leur chance ailleurs. Ils sont poussés à partir par la désagrégation des rapports sociaux existants, qui ne sont pas encore remplacés par de nouveaux rapports.
Évidemment, je suis tout à fait favorable à des politiques efficaces d’aide au développement, mais il ne faut pas en attendre une solution aux problèmes de l’immigration.
NB: Selon vous, les politiques européennes dans le domaine de l’immigration servent à satisfaire une offre permanente sur une sorte de marché de travail au noir. Sur quoi repose cette interprétation?
ET: Je pense effectivement qu’une des raisons qui attire les migrants en France et en Europe est qu’il y existe une offre permanente de travail illégal. Si un migrant qui arrive sur le sol européen accepte les conditions du travail illégal, et ces conditions sont détestables, s’il accepte d’être payé un salaire de misère avec des journées de travail extrêmement longues et d’être dépourvu de toute protection sociale, s’il accepte tout cela, il est sûr de trouver du travail tout de suite. C’est une des raisons qui fait que les gens viennent, non pas dans l’espoir d’être régularisés, car ils savent que cet espoir est complètement aléatoire, mais parce qu’ils savent qu’ils auront du travail.
Tout le monde connaît l’existence de cette offre. Les travailleurs “clandestins” ne sont donc pas du tout clandestins, contrairement à ce qu’on dit. Il suffit de se promener dans une rue de l’est parisien pour voir fonctionner à ciel ouvert les ateliers de confection des Chinois et des Turcs. En réalité ce marché du travail illégal bénéficie de la tolérance des pouvoirs publics.
NB: Quels sont les secteurs économiques pratique-ment dépendants de l’existence d’emplois clandestins où les travailleurs sont confrontés à des conditions très difficiles?
ET: Pour la France, en tout cas, mais je crois que c’est à peu près pareil dans le reste de l’Europe, les secteurs qui s’adressent de façon privilégiée aux étrangers en situation irrégulière sont le bâtiment et les travaux publics, l’hôtellerie et la restauration, la confection, et bien entendu l’agriculture dans un certain nombre de pays, pour des travaux en général saisonniers.
Il s’agit d’entreprises qui, par nature, ne peuvent pas se délocaliser dans le tiers-monde, tout simplement parce que leur champ d’activité est nécessairement sur place. C’est vrai aussi bien de l’hôtellerie que du bâtiment ou des travaux publics. La confection sur place, par rapport à la confection délocalisée, a l’avantage de répondre le plus rapidement et souplement possible aux commandes. Le fait d’être dans le Sentier à Paris assure un avantage par rapport à la Tunisie, par exemple, où beaucoup d’entreprises de confection ont été délocalisées. En fait, le besoin d’une réaction rapide privilégie ce que j’ai appelé la “délocalisation sur place” .
Ce sont principalement ces secteurs-là qui sont en cause. Cela dit, il est fort possible que d’autres secteurs de travail illégal apparaissent, en particulier dans le domaine de ce qu’on appelle la “nouvelle économie” , comme l’informatique, parce que là encore ce qui est recherché, c’est la flexibilité, les bas salaires, la docilité…
NB: Peut-on dire que ces secteurs, l’hôtellerie, le textile, le bâtiment et la production des fruits et légumes ne survivent actuellement que grâce à l’apport du travail clandestin? S’il n’existait pas, faudrait-il changer les choses radicalement?
ET: Pour ce qui est de la confection, c’est assez clair aujourd’hui, mais aussi pour le bâtiment et les travaux publics. De toute façon, il faut bien voir que le travail irrégulier dans ces secteurs fait vivre des personnes en situation régulière ou de nationalité française. Dans l’hôtellerie par exemple, on sait bien que le personnel de plonge est en situation irrégulière, souvent aussi celui de cuisine; par contre, ceux qui travaillent en salle sont en situation régulière. Dans la confection, les ouvriers en situation irrégulière se trouvent dans les ateliers, mais pas dans le conditionnement ou la vente.
Le travail clandestin fait vivre un certain nombre d’emplois tout à fait réguliers, tenus par des Français ou des étrangers en situation régulière. Mais il est bien évident que si une régularisation intervenait dans ces secteurs, il faudrait modifier les conditions de travail et de rémunération.
La question de fond est de savoir si on accepte des activités dans lesquelles l’esclavage est de règle, ou bien si on ne l’accepte pas. Par exemple, un autre secteur où la présence d’irréguliers clandestins est très importante est celui des employés de maison. Peut-on soutenir que là aussi, il n’y a rien à dire ni à voir?
NB: Les travailleurs clandestins existent aussi dans le secteur du nettoyage industriel, souvent employés par des sous-traitants pour faire des travaux extrêmement dangereux. Les inspecteurs du travail sont là en principe pour éviter ce genre de choses. Comment voyez-vous leur rôle? Est-ce qu’ils sont vraiment au courant, ou y a-t-il une sorte de loi du silence dans ce domaine”?
ET: L’inspection du travail a très peu de moyens pour intervenir. Bien entendu, les inspecteurs sont au courant de ces questions, mais il faut bien avoir à l’esprit la législation française sur le sujet et je pense qu’en Europe les choses sont à peu près comparables.
Il s’agit de savoir si on a la possibilité de mettre en cause les donneurs d’ordres ou non. Le système français est fait de telle façon qu’en matière de confection, par exemple, pour mettre en cause un employeur au titre du travail irrégulier, la loi exige de faire la preuve qu’il avait “sciemment” employé des gens en situation irrégulière. Or il y a cinq ou six sociétés écran au minimum entre un magasin qui a pignon sur rue et les ateliers clandestins qui le fournissent. C’est à l’administration de faire la preuve, mais elle ne peut jamais le faire à cause de ce système de sous-traitance en cascade. Le donneur d’ordre qui est le vrai responsable peut toujours dire “moi j’ai traité avec quelqu’un qui m’a dit que tout était prêt” et puis ce quelqu’un a traité avec quelqu’un d’autre; “ça je ne pouvais pas le savoir…” . De sorte que les inspecteurs du travail ne remontent jamais les cinq ou six échelons intermédiaires. Il est donc extrêmement rare que le donneur d’ordre effectif soit mis en cause.
Au moment de la discussion sur la Loi Barreau en 1997, il en avait été question. La majorité de l’Assemblée Nationale avait voté pour le renversement de la charge de la preuve. C’était désormais à l’employeur de faire la preuve qu’il n’était pas au courant que ses sous-traitants employaient des personnes en situation irrégulière. Mais ce renversement de la charge de la preuve n’a pas franchi l’étape du Sénat. Par conséquent le fameux adverbe “sciemment” de l’article du code du travail est toujours là. Et jamais l’administration n’arrive à faire la preuve.
NB: Qu’avez-vous pu voir à Paris où vous avez surtout observé la situation des Chinois et des Turcs?
ET: Les Chinois travaillent pour l’essentiel dans la confection et la restauration, les Turcs dans le bâtiment. Ce sont eux qui nous ont raconté comment les choses se passent, au vu et au su de tout le monde, y compris de la police qui est parfaitement au courant; elle intervient juste assez pour maintenir les gens dans la peur, mais certainement pas pour interrompre le fonctionnement de ces secteurs qui sont considérés comme rentables.
NB: Les clandestins dont nous parlons voudraient-ils régulariser leur situation ou est-ce qu’il y a aussi des gens qui ne cherchent pas forcément à rester? Dans l’agriculture c’est le cas, il y a des gens qui viennent chaque année car leur rémunération est quand même supérieure à ce qu’ils peuvent gagner chez eux. Parfois il est même difficile de dénoncer leur statut et leurs conditions de travail: toute intervention peut faire empirer leur situation, parce que c’est eux qui vont être ciblés, plutôt que leurs employeurs
ET: C’est toujours le problème. Si on dénonce l’employeur, à condition qu’on l’identifie, il sera condamné à une amende qu’il va amortir très rapidement en créant bien vite un autre atelier clandestin un peu plus loin; alors que le travailleur en situation irrégulière lui, risque purement et simplement l’expulsion. C’est pourquoi je ne pense pas que la méthode d’action pertinente dans ce domaine passe par la dénonciation individuelle des employeurs. Elle ne peut passer que par une remise en cause globale du système, par une considérable aggravation des peines pour les employeurs illégaux, par une augmentation des moyens de l’inspection de travail, par la régularisation des Sans-papiers et par la libre circulation des personnes. Le jour où tout le monde sera régularisé, ce système ne fonctionnera plus, parce que les gens auront des droits et seront prêts à les défendre.
NB: Est-ce que ce n’est pas non plus un problème pour les consommateurs, en tout cas dans le secteur des fruits et légumes, mais je pense que c’est la même chose pour le textile? La plupart des gens sont bien contents d’acheter des biens de consommation à bas prix et la part des produits agricoles dans le budget familial n’a fait que baisser depuis des décennies. Mais si l’on veut améliorer le sort des travailleurs dans ces secteurs, cela ne pose-t-il pas également le problème du prix des produits finis? ET: A coup sûr, la meilleure manière d’avoir des produits à très bas prix, c’est de généraliser l’esclavage. Si c’est cela qu’on cherche, et bien disons-le.