Depuis le 19 décembre dernier, des rumeurs de la rue soudanaise nous parviennent, annonçant la révolte dans plusieurs des villes ouvrières du nord du pays.
Depuis 30 ans, le Soudan est sous la coupe d’un des pires régimes sécuritaires au monde, celui d’Omar Al-Bachir. Le 20 décembre, le siège du parti au pouvoir est incendié à Atbara, scène jusqu’alors inimaginable. C’est aussi là que tombe le premier martyr, Shaouqi Assadig, âgé de 12 ans.
Au sein de la communauté soudanaise exilée à Marseille, l’ambiance est électrique. Entretien avec Mohamed Elnour, du collectif des «Révolutionnaires soudanais et leurs soutiens sur Marseille».
«Le Peuple veut la chute du régime», slogan des printemps arabes, est repris dans toutes les manifestations. Peut-on parler d’un Printemps soudanais? La plupart des médias, quand ils en ont parlé, ont d’abord évoqué des «émeutes du pain», mais c’est nier la dimension révolutionnaire de ce soulèvement. Le Soudan a été le premier pays d’Afrique et du Moyen-Orient à connaître une révolution, en 1885, contre la domination anglo-égyptienne. Après l’Indépendance, il y a eu deux révolutions: en 1964, Ibrahim Abboud a dû quitter le pouvoir sous la pression de la rue; en 1985, le renversement du gouvernement militaire d’al-Nimeyri a abouti à la restauration d’un gouvernement civil éphémère... avant le coup d’Etat d’Omar al-Bachir de 1989. Lorsque surgissent les printemps arabes, nous nous extasions des images de la place Tahrir. L’histoire du peuple soudanais est connectée à celle du peuple égyptien. Aujourd’hui, beaucoup d’activistes soudanais·es sont réfugié·es en Egypte, bien que les autorités égyptiennes coopèrent ponctuellement pour livrer des opposant·es au NISS (National Intelligence and Security Service, service de renseignements soudanais). En juillet 2013, le coup d’Etat militaire du général al-Sissi et le retour de «l’idéologie du fusil» nous ont servi de mise en garde. Nous ne voulons laisser aucune opportunité aux partisans d’un coup de force: c’est pourquoi les manifestations soudanaises sont non-partisanes et non-armées.
Comment s’organise la révolution populaire?
Depuis le 19 décembre, des rassemblements spontanés ont lieu dans la plupart des grandes villes, surtout après la prière publique du vendredi – voire après les matchs de foot, comme à Omdurman, sous l’impulsion des supporters d’Al Hilal. Le 25 décembre, des syndicats ont appelé à une marche sur le palais présidentiel à Khartoum. Le vendredi suivant, «Vendredi de la colère», des journalistes, médecins, universitaires ont lancé un appel à la grève. Il n’y a aucun parti dans ces mobilisations. Même les collectifs étudiants, très présents, manifestent sans signe d’appartenance. Par crainte, Bachir a fermé les universités dès le 22 décembre, cela n’empêche pas les étudiant·es de se révolter. Seuls le drapeau soudanais, l’hymne national et des slogans populaires comme «Liberté, paix et justice, la révolution est le choix du peuple» ou «Le peuple veut la chute du régime» émaillent nos manifestations. Il y a eu plusieurs soutiens d’opposant·es connu·es ou des fraternisations parmi les militaires, mais les Soudanais·es n’ont plus confiance dans les corps intermédiaires, partis ou syndicats. Sadeq al-Mahdi, ancien premier ministre de Bachir, prétend désormais incarner l’opposition dans les médias internationaux. Mais un de ses fils est actuellement conseiller de Bachir et, au début de la révolution, al Mahdi venait de signer un énième accord de paix en Allemagne. Quarante-trois accords de paix ont été signés depuis 2003 et n’ont servi qu’à détourner le regard de la communauté internationale vis-à-vis des massacres toujours en cours au Darfour et dans les Monts Nuba. Ces «acteurs de la paix» sont finalement les acteurs du pouvoir.
Justement, la révolution populaire s’embrase dans les villes du Nord, avant de s’étendre aux régions discriminées. Et les groupes rebelles du Darfour, Kordofan et des Monts Nuba restent pour l’instant discrets...
Les villes du Nord sont les héritières de l’indépendance soudanaise. A Omdurman, la sœur jumelle de Khartoum, sur l’autre rive du Nil, les manifestations sont quotidiennes. Cette ville a été construite par les élites dites «africaines» opposées au pouvoir colonial, et a longtemps abrité les rebelles, dont le Mahdi, héros mystique de l’indépendance. Si le soulèvement populaire est parti des villes du Nord, il s’est étendu rapidement au Darfour, surtout à Nyala et Al Fasher, qui subissent de plein fouet la répression de Mohamed Hamdan Dagalo, dit «Hemeti», ancien chef Janjawid (milices responsables des massacres au Darfour). Ce chef de guerre s’est recyclé dans les forces gouvernementales paramilitaires. Le Darfour, malgré le cessez-le-feu, est épuisé par les séquelles de la guerre de 2003. Je suis originaire d’Al Geneina, ville du Darfour à la frontière tchadienne. Mon village a été incendié quand j’avais 14 ans. En 2013, les groupes rebelles du Darfour avaient appelé à soutenir la révolution qui éclatait à Kassala. Aujourd’hui, ils se font plus discrets pour ne pas être accusés de manipuler la révolution.
Sur quoi repose la dictature de Bachir?
Le coup d’Etat militaire de Bachir a été soutenu par des idéologues islamistes comme Hassan al-Tourabi. Après la mise à l’écart de ce dernier, Bachir a continué à s’appuyer sur l’islam rigoriste. Le 8 janvier, dans son discours télévisé, Bachir s’est encore appuyé sur un hadîth1 pour déclarer halal2 que les militaires tirent sur les manifestant·es. Ça a été un moment de basculement pour certains dignitaires religieux, qui ont immédiatement contredit l’interprétation fantaisiste de Bachir et ont pris parti pour les manifestant·es. A tel point que le 30 décembre, Bachir a dû quitter la mosquée sous la pression populaire. Le Soudan est en train de changer, sous l’impulsion d’une nouvelle génération éduquée, mélangée. Une de nos revendications, c’est l’égalité homme-femme. Beaucoup de femmes soudanaises sont présentes dans ces manifestations. Elles sont elles aussi la cible de la répression: Chaza Mustafa et Ayah Abdulaziz, deux professeures de français de l’Université de Khartoum, ont été arrêtées lors de la grande manifestation du 17 janvier.
Bien sûr, le deuxième pilier du pouvoir, c’est l’appareil sécuritaire, qui monopolise l’essentiel du budget de l’Etat. Depuis le 19 décembre, on parle de 40 morts et de plus de mille arrestations. Nous accueillons avec méfiance les annonces de défections dans l’armée, car certains attendent trop opportunément la chute du tyran, à l’instar de Salah Ghosh, le directeur des services de renseignement. Le 9 janvier, après les manifestations à Omdurman, des dizaines de blessé·es étaient soigné·es au Grand hôpital, où les hommes de Bachir ont ouvert le feu. Au même moment, à Karthoum, sur la Place Verte, le dictateur lançait sa campagne présidentielle pour 2020, applaudi par des spectateurs de complaisance. Le même scénario de massacre s’est reproduit le 16 janvier, au Royal Care Hospital à Khartoum. Plusieurs médecins ont été arrêtés ou tués, alors qu’ils soignaient les manifestant·es. Depuis les Soudanais occupent l’hôpital en signe de protestation.
Comment est-on révolutionnaire soudanais dans l’exil?
Les exilé·es jouent un rôle de premier plan contre la censure et dans la coordination des informations. Le collectif «Révolutionnaires soudanais sur Marseille» nous permet une solidarité concrète entre nous, mais aussi d’alerter la communauté internationale. C’est à partir de cette mobilisation virtuelle que vient le hashtag #tutombes qui fait référence au renversement de Bachir. Sur place, les révolutionnaires se connectent par des adresses IP virtuelles pour continuer à nous envoyer des infos. Nous sommes tributaires de la fermeture des frontières en Afrique (plusieurs millions d’euros versés à Bachir dans le cadre du Processus de Khartoum), des refoulements incessants d’un pays européen à l’autre et parfois de la collaboration des autorités européennes et soudanaises pour l’expulsion de sans-papiers ou d’opposants au régime3. Malgré cela, pour moi, l’avenir du Soudan se construit aussi en Europe, car c’est un lieu de pouvoir. En trois ans, nous avons créé un rassemblement soudanais dans presque chaque ville. On est là pour changer l’histoire. C’est un de nos slogans: «Bachir, à la poubelle de l’Histoire».
Propos recueillis par Oum Ziad
Article paru dans la revue CQFD* n°173 février 2019
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- Recueil des actes et paroles de Mahomet.
- désigne tout ce qui est autorisé par la charia, la loi islamique. Cela ne concerne pas seulement la nourriture et les boissons, mais également les habitudes de vie, la «morale musulmane».
- En octobre 2017, Streetpress révélait que des agents du renseignement soudanais visitaient régulièrement les centres de rétention français et néerlandais. Le 10 octobre 2018, la presse dévoilait le dîner de deux députés LREM avec le général soudanais Salah Gosh, et la rencontre de ce dernier avec les services français.