Pourquoi, au milieu du XIXe siècle, la France s’est-elle engagée dans la colonisation de l’Afrique de l’Ouest? Des côtes de l’Atlantique à la ville de Kayes, à un millier de kilomètres en amont du fleuve Sénégal, la question n’a cessé de me hanter… Une question dont la réponse se dévoilera peu à peu au fil de la lecture des ouvrages de grands historiens africains, tels Boubacar Barry, Mamadou Diouf ou Boubacar Fall.Deuxième partie .
Dans un article précédent1, j’avais évoqué la fragilisation du système esclavagiste français dans les Antilles à la fin du XVIIIe siècle, et l’essor au Sénégal du commerce de la gomme arabique. Mais alors qu’au XIXe siècle, la traite négrière transatlantique disparaît peu à peu, dans toute l’Afrique de l’Ouest un nouvel esclavage économique s’installe. Au début du XIXe siècle, une grande guerre opposa la France napoléonienne à l’Angleterre. Dominant militairement les mers et les océans, la marine anglaise avait alors pris le contrôle des établissements français du Sénégal, y empêchant le chargement d’esclaves à destination des Amériques. A la chute de Napoléon en 1815, en échange de la restitution de leur colonie du Sénégal, les Français avaient alors dû s’engager officiellement à mettre un terme à leurs activités de traite négrière, bien que celle-ci ait continué à être pratiquée par la suite de manière semi-clandestine. Tandis qu’une grande partie des esclavagistes français rêvaient alors encore d’une restauration napoléonienne et impériale, une fraction des négociants et de la bourgeoisie bordelaise, plus proche du libéralisme anglais et des idées républicaines, décide alors d’abandonner progressivement la traite négrière au Sénégal: au vu de la demande industrielle en matières premières, le négoce de la gomme arabique rapporte en effet désormais bien plus que celui du «bois d’ébène»…
Mais pour ces grands négociants, et notamment la grande maison de commerce bordelaise Maurel et Prom – très influente au ministère de la Marine et des colonies –, un frein s’oppose à leurs nouvelles activités commerciales: le monopole exercé par les émirats maures sur la vente de la gomme arabique le long du fleuve Sénégal, qui en élève selon eux bien trop le prix de revient. Non contents d’exiger de fortes sommes aux Français pour sa collecte, les émirats maures et différents autres Etats africains du fleuve taxent ou bloquent les cargaisons fluviales achetées en amont du fleuve à des petits royaumes tels que celui de Médine. Suite à une campagne de pression diplomatique sur le souverain égyptien, les commerçants anglais, eux, avaient obtenu en 1843 le libre accès commercial à une autre grande région de production de gomme arabique, le Kordofan (dans l’actuel Soudan). Ils s’étaient, pour cela, notamment appuyés sur la dénonciation des pratiques esclavagistes du pacha d’Egypte.
Pour les armateurs bordelais, l’affaire est entendue: plutôt que de chercher à s’affronter à la marine britannique, la France devait plutôt copier l’Angleterre et lutter pour imposer la «liberté du commerce» en Afrique de l’Ouest, en faisant la guerre à ses concurrents locaux, les émirats maures esclavagistes, ainsi qu’à tous les royaumes africains prétendant taxer ou réglementer les transactions commerciales françaises le long du fleuve Sénégal.
Les nouveaux esclaves de l’arachide
En ce milieu du XIXe siècle, la gomme arabique n’est cependant pas la seule ressource à focaliser les appétits français sur l’Afrique de l’Ouest. Une autre matière première concentre alors également toutes les expectatives des grandes maisons de négoce françaises: les cacahuètes, ou l’arachide. Selon l’historien sénégalais Boubacar Barry, c’est leur culture qui «ouvre la voie à la conquête coloniale»2.
Vers 1810, l’industrie de la savonnerie, dont Marseille était alors la capitale européenne, subit une transformation majeure: l’usage de la soude industrielle (à base de sels marins et d’acide sulfurique) remplace celui de la soude artisanale obtenue à base de végétaux, permettant de démultiplier la production de savon. L’huile d’olive, matière première traditionnelle des savons de Marseille, est alors jugée trop chère, trop peu abondante et moins adaptée à ces nouveaux processus de fabrication industrielle. Les maisons de commerce françaises se lancent alors à la recherche de produits de substitution. Tandis que les Britanniques se focalisent de leur côté sur l’huile de palme, les Français commencent quant à eux à produire du savon blanc, obtenu à partir d’un mélange d’huile d’olive et d’huile obtenue à partir de pistaches d’arachide, une plante brésilienne dont la culture s’était déjà répandue en Espagne et dans le sud de l’Europe.
Mais, plutôt que de développer en France la culture de l’arachide, les armateurs de Rouen, Bordeaux et Marseille ne tardent pas à s’apercevoir qu’il est possible de s’en procurer de grandes quantités pour presque rien le long des côtes de Gambie et du Sénégal… La culture de la plante s’était en effet diffusée dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, où elle complétait la consommation alimentaire des paysans, basée sur le mil, le sorgho et le riz, voire le maïs. Déjà, afin de fournir les bateaux négriers en nourriture pour les esclaves, des cultures commerciales de céréales, de légumineuses et d’arachides s’étaient développées à proximité de nombreux comptoirs de la côte, la plupart du temps basées sur le travail des captifs. C’était particulièrement le cas en Gambie et sur les côtes de Guinée, où des bateaux américains généraient de juteux bénéfices en chargeant des milliers de sacs d’arachides en coques à destination des colonies anglo-saxonnes, où leur consommation était très prisée par les milieux urbains noirs et les esclaves.
A Gorée, le négociant Jaubert de Gove imagine alors utiliser ces arachides pour produire de l’huile à des coûts très faibles, et commence dès 1834 à envoyer en métropole des échantillons d’huile extraite de l’arachide africaine. L’idée de la maison de commerce Devès & Chaumet était alors de la transformer sur place avant de l’envoyer en Europe, mais le projet est vite bloqué pour ne pas faire concurrence aux huileries de la métropole… La décision est prise cependant de faciliter l’importation de ces «cacahuètes» au prix d’achat si dérisoire. Dès 1841, date à laquelle les taxes d’importation sont quasiment supprimées, un premier chargement de 70 tonnes est envoyé à destination d’une huilerie de Rouen depuis une plantation de 6 hectares établie dans le village de Rufisque, à proximité de Gorée. Quelques années plus tard, les commerçants de l’ancien comptoir négrier, qui commencent à racheter de l’arachide sur toute la côte, en réexportent déjà plus de 3000 tonnes.
L’explosion en Europe des besoins en huile et en savon, que ce soit à usage domestique (consommation, friture, lessive…) ou industriel (graissage des machines, éclairage, blanchissage du textile) pousse alors les grandes familles de négociants de Bordeaux et de Marseille à investir dans ce commerce et à bâtir d’énormes huileries et savonneries industrielles à proximité des ports français, comme par exemple l’usine de Bacalan, à Bordeaux, inaugurée par la maison Maurel & Prom en 1857. Afin d’importer en quantités nécessaires la nouvelle graine-miracle, armateurs et anciens négriers investissent dans des dizaines de nouveaux bateaux à vapeur et de gros voiliers de transport, qui sillonnent désormais l’océan entre les grands ports français et les entrepôts d’arachide construits dans les gros bourgs de Dakar et de Rufisque, en face de l’île de Gorée. De nouvelles installations portuaires commencent à être aménagées, et toute une nouvelle économie se met en place… A la fin du siècle, ce sont des centaines de milliers de tonnes qui seront acheminées chaque année vers les grands ports français, et l’arachide sera la principale culture agricole d’Afrique de l’Ouest.
Mais cette fois, l’exploitation des terres africaines par les Français ne se fera pas, contrairement aux colonies des Amériques, par le biais de plantations avec des esclaves sous les ordres des «blancs». Pour contrer l’embargo sur la traite négrière transatlantique, le gouverneur du Sénégal et le ministère des colonies avaient en effet déjà tenté, en 1820, de bâtir sur les terres du Waalo, dans l’arrière-pays de la ville de Saint-Louis-du-Sénégal, une gigantesque colonie agricole de coton et d’indigo. Mais les paysans locaux, qui étaient «loués» aux marchands de Saint-Louis par l’aristocratie de ce royaume, refusaient de cultiver les concessions agricoles et s’enfuyaient. L’émirat maure du Trarza, situé au nord du Waalo, s’opposait également farouchement à cette tentative de colonisation entreprise par les Français sur ces terres, qu’ils considéraient comme relevant de leur propre zone d’influence. Devant la multiplication dans la région des désertions, des razzias et des pillages, la plupart des concessions avaient été peu à peu abandonnées3.
Plutôt que de superviser les plantations, les maisons de commerce et les armateurs français préférèrent en conséquence se contenter d’inciter leurs intermédiaires africains à faire cultiver des arachides par leurs propres sujets. Le déclin de la traite transatlantique avait alors engendré un véritable manque à gagner pour les aristocraties guerrières des royaumes d’Afrique de l’Ouest. La diffusion de la culture de l’arachide ne fut dès lors pas très difficile: plutôt que de vendre aux Européens les otages récupérés suite aux guerres qui ravageaient la région, ceux-ci étaient désormais directement rassemblés dans des villages d’esclaves, réunissant de quelques dizaines à plusieurs milliers de captifs4. Comme l’évoque un ancien gouverneur colonial du Sénégal, Bouët-Willaumez: «la traite des noirs était jadis en pleine activité; mais entravée par les difficultés de la côte et les croisières [contre la traite négrière, NdT], elle y a été remplacée par le commerce licite; les indigènes achètent bien encore des captifs venant de l’intérieur, mais ce n’est plus pour les exporter, c’est pour les employer aux nombreuses cultures d’arachide qui leur rapportent de si beaux bénéfices».
En parallèle, d’autres réseaux de production d’arachides se forment aussi par le biais de marabouts musulmans travaillant pour le compte des grandes maisons de négoce françaises. Dans les villages et les régions proches de Saint-Louis-du-Sénégal et de Gorée, souvent hostiles à la domination des aristocraties animistes et esclavagistes du Kayor, du Baol, du Sine et du Saloum, les marabouts se mettent eux aussi à pousser à la culture de l’arachide leurs convertis et les esclaves qu’ils rachètent parfois et qu’ils émancipent, et dont ils revendent les récoltes aux marchands français.
C’est ainsi que les captifs victimes des razzias et des guerres de la région, qui étaient auparavant vendus aux Européens, vinrent désormais alimenter un véritable marché intérieur de l’esclavage, dont l’importance ne fera que croître avec le développement des cultures d’arachides à destination de l’industrie française. Elle l’accompagne, même: les escales commerciales françaises du haut-fleuve Sénégal, Bakel et Médine, deviennent alors de grandes zones d’embarquement pour les esclaves des terres de l’intérieur, qui se retrouvent transportés par le fleuve vers les immenses champs d’arachide et de mil du Kayor et du Fouta5. S’ensuit une progression spectaculaire du nombre d’esclaves en Afrique de l’Ouest6. Selon les historiens, à la fin du 19e siècle, le nombre d’esclaves avait tellement augmenté à l’intérieur du continent que près de deux millions de personnes, soit près du quart de la population d’Afrique occidentale française, avait le statut d’esclave.
L’hypocrisie française atteint alors de nouveaux sommets: c’est en effet à la même période (1848) qu’est soi-disant décrétée par Victor Schoelcher l’«abolition de l’esclavage» dans les colonies françaises… Mais «dire aux populations qui vous entourent que pour vivre sous la protection de notre drapeau, il faut immédiatement renoncer aux captifs, ce serait les éloigner à tout jamais de nous», précise en 1855 le ministre des Colonies Hamelin au gouverneur du Sénégal. Au nom du «respect des traditions locales» (et des intérêts bien compris du commerce), en Afrique de l’Ouest, les dispositions de 1848 ne s’appliqueront donc pas en dehors des territoires urbains de quatre communes, Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque. Les habitants des «protectorats français» qui se mettront en place avec la colonisation ne seront donc pas considérés comme «citoyens», mais comme des «sujets» libres d’être ou de pratiquer l’esclavage.7
Si l’esclavage et la «traite intérieure» en Afrique ne posent donc pas vraiment problème pour Schœlcher et les républicains français du ministère des Colonies, la persistance de la traite négrière en direction du monde arabe, par contre, engendre quant à elle des soucis beaucoup plus sérieux. Elle tend en effet à vider de ses travailleurs agricoles les campagnes paysannes du sud du fleuve Sénégal... C’est précisément pour empêcher ces razzias, casser le monopole sur le négoce de la gomme arabique et imposer en Afrique de l’Ouest la «paix des cultivateurs» que Faidherbe et les marchands de Saint-Louis vont lancer leurs campagnes militaires contre les «Maures esclavagistes».
Ce sera le véritable coup d’envoi de la conquête coloniale du Sénégal.
- Voir «Bien le bonjour du Sénégal», Archipel No 263, octobre 2017 et la première partie de cet article dans l’archipel précédent.
- Boubacar Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle, L’Harmattan, 1988.
- voir Boubacar Barry, le royaume de Waalo: le Sénégal avant la conquête, Editions Khartala.
- Voir la publication de l’UNESCO sur «les sources orales de la traite négrière en Guinée et en Sénégambie», 2003. Dans Le travail forcé en Afrique Occidentale Française, Boubacar Fall décrit à ce sujet comment en Guinée, au milieu du XIXe siècle, ces gigantesques plantations commerciales servaient également de «réservoirs d’exportation» pour la traite négrière clandestine à destination de Caroline du Sud, de Louisiane, de Cuba ou du Brésil. En Gambie et en Casamance, autour du comptoir français de Sédhiou, ce sont des marchands d’esclaves soninkés qui contribuèrent à ces plantations, cf François Manchuelle, Les diasporas des travailleurs soninkés (1848-1960), Khartala, 2004.
- La culture commerciale du mil se développe alors énormément sur les zones alluviales du fleuve Sénégal, afin de pourvoir en alimentation les propriétaires d’esclaves.
- Voir les travaux sur l’esclavage de Claude Meillassoux, François Manchuelle, Roger Botte, James Searing et de nombreux autres historiens anglo-saxons.
- Voir Roger Botte, L’esclavage africain après l’abolition de 1848. On en fait rarement état, mais Victor Schœlcher, le soi-disant grand «héros» de l’abolition, était un colonialiste convaincu, secrétaire d’Etat aux colonies et ardent défenseur d’une politique républicaine impérialiste.