Depuis de nombreuses années, des milliers d’ouvriers journaliers (dont beaucoup de femmes) andalous ou immigrés portugais et maghrébins sont employés à la récolte des fraises dans les champs de Huelva, en Andalousie. La plupart du temps les travailleurs maghrébins sont sans-papiers.*Or l’année dernière, les sans-papiers se sont mobilisés pour pouvoir obtenir leur régularisation, soit environ 1.000 personnes immigrées qui occupèrent cinq établissements publics et réussirent par leur action à ouvrir un nouveau processus dans tout le pays. A Huelva, toutes les personnes qui pouvaient présenter une promesse d’embauche obtinrent des papiers pour travailler dans l’agriculture et dans la province.
Cependant les agriculteurs ne voulaient plus embaucher ces travailleurs nouvellement régularisés. Ils ne pouvaient pas se permettre le «luxe» d’avoir des employés enfin en position de revendiquer. Les entrepreneurs avaient déjà pour habitude d’accuser les syndicalistes et de refuser l’embauche des journaliers autochtones trop combatifs.
Un autre phénomène a joué un rôle politique important dans le rejet de ces ouvriers. Le gouvernement espagnol et les associations des entrepreneurs agricoles voulurent remplacer la main-d’œuvre immigrée, principalement d’Afrique, par des travailleurs venus des pays de l’Est qui, dans deux ou trois ans, feront partie de l’Union Européenne.
A la fin de l’automne 2001 se réunirent des fonctionnaires gouvernementaux, des représentants patronaux et les syndicats majoritaires des salariés pour mettre en place les «contrats d’origine». L’Espagne venant de signer des accords bilatéraux avec la Roumanie et la Pologne, l’administration proposa 7.500 contrats, pour 6.500 personnes provenant de Pologne, 1.000 de Roumanie, et principalement de sexe féminin.
Quelque 5.000 Maghrébins se retrouvèrent du jour au lendemain sans travail et sans aucune ressource. Ils construisirent des baraques de plastique dans les villages où se cultive la fraise, subissant la faim, mendiant et allant même jusqu’à quémander de l’eau. Au mois d’avril, le gouvernement andalou, à travers des organisations non gouvernementales, a accordé 30 millions de pesetas (soit environ 180.300 euros) d’aide humanitaire pour l’alimentation, l’assistance sanitaire et l’installation de modules d’hygiène (douches, lessive). Du côté villageois, il y a eu une montée considérable du racisme et de la xénophobie et dans certains cas, l’installation de ces modules fut même empêchée.
Dans la capitale de Huelva a eu lieu récemment une manifestation de 4.000 personnes contre l’insécurité citoyenne et on voit de plus en plus d’affiches du parti de la «Démocratie Nationale», équivalent du Front National en France. C’est un phénomène complètement nouveau en Andalousie, mis à part El Ejido. On peut en conclure qu’un terrain propice à des conflits sociaux et au développement de l’extrême droite a été créé.
Malgré les accords bilatéraux qui ont été signés avec la Roumanie et la Pologne, les syndicats dénoncent de nombreuses irrégularités dans l’application des conventions collectives. Ainsi les nouveaux migrants se voient déduire 10% de leur salaire pour le logement, chose qui n’était pas prévue au départ. Souvent, ne connaissant par leurs droits, des femmes travaillent plus que la journée de travail réglementaire. Par ailleurs, pour beaucoup d’entre elles, le logement n’a pas été prévu, et elles ont dû s’entasser dans des appartements exigus.
Au départ, les femmes polonaises et roumaines devaient retourner dans leur pays une fois leur contrat rempli. Cependant les entrepreneurs sont en train de mettre en place des mécanismes légaux pour qu'elles puissent se déplacer dans d’autres endroits en Espagne selon les récoltes à effectuer, comme à Lerida, au nord de l’Espagne. Par un effet domino, ce qui s’est produit à Huelva va se reproduire dans d’autres provinces: des travailleurs maghrébins vont se trouver exclus du marché du travail au profit de cette main-d’œuvre moins difficile à soumettre.
De plus, on observe d’autres conséquences de ce changement. Les villages de la région de Huelva, tirant essentiellement leur revenu de la production de fraise, ont vu rapidement leur niveau de vie augmenter. Cependant, le développement culturel n’a pas suivi le développement économique. On peut s’imaginer, dans cette ambiance, l’effet de l’arrivée de 7.500 femmes slaves, jeunes et belles. Déjà, de nombreuses ruptures familiales se sont produites, une augmentation de la prostitution dans la province se fait sentir. Par ailleurs, beaucoup de femmes ne veulent pas retourner dans leur pays d’origine, devenant ainsi illégales. Cette même situation s’est déjà produite à Almeria où l’on avait fait venir des femmes de Russie pour soi-disant travailler dans l’agriculture et qui, par la suite, sont entrées dans les réseaux de prostitution.
Finalement, le ministère de l’Intérieur a publié une circulaire pour permettre aux travailleurs venus d’Afrique, majoritairement du Maghreb, de changer de secteur de travail et de se déplacer dans d’autres provinces. Cependant, certains d’entre eux sont dorénavant trop démunis pour voyager.
On peut se demander pourquoi on a permis une telle situation, car la circulaire du ministère est arrivée pratiquement à la fin de la saison de récolte. Et on peut supposer que ces 4.000 Maghrébins ont constitué une armée de réserve très importante pour travailler les jours fériés et lors des pointes de production, ce que n’accomplissaient pas les travailleuses de l’Est. Les seuls bénéficiaires de cette situation sont les entrepreneurs qui, de leur côté, ont déclaré être très satisfaits de la saison qui a été des plus rentables.
Cette année, les associations d’entreprises de la fraise envisagent de reproduire l’expérience et aussi d’augmenter le nombre de contrats. Actuellement, il reste 2.500 personnes sans-papiers, habitant dans des campements qui nous rappellent ceux des réfugiés du Proche-Orient. L’aide humanitaire accordée par le gouvernement andalou s’est achevée fin avril, ce qui signifie que les sans-papiers sont à nouveau sans prestation sociale et sans possibilité d’accès au marché du travail. L’image de l’immigré maghrébin qui ne se lave pas, ni ne se rase, et qui sent mauvais est répandue partout et on voit apparaître une extrême droite xénophobe dans la région. Enfin les maires de la zone et les «forces vives» des villages demandent de la fermeté et des expulsions. Ils ont été entendus puisque l’administration applique cette politique de façon sélective, en expulsant celui qui proteste trop visiblement.
*propos recueillis lors de l’interview de Decio Machado, lors de la rencontre des comités de soutien aux sans-papiers à Berne