Une longue histoire commune nous lie avec Jean Ziegler, débutée lors de l’action de solidarité pour les exilé·es du Chili en 1973. En avril 2019 il fêtait son 85e anniversaire. A cette occasion un groupe d’auteurs suisses a publié un recueil rassemblant une vingtaine de contributions. Nous publions ici la deuxième partie du chapitre rédigé par Alexander Behr. En 2012, trois ans après l’occupation de l’Audimax1 par des étudiant·es de l’Université de Vienne, une vague de protestations lancée par les réfugié·es secoue l’Autriche.
Solidarité avec les réfugié·es
La contestation débuta dans le centre de rétention de Traiskirchen, au sud de Vienne. Plusieurs centaines de réfugié·es, la plupart venu·es d’Afghanistan, du Pakistan et d’Afrique du Nord ont organisé une marche de protestation jusqu’au centre de Vienne. Les revendications auprès du gouvernement étaient les suivantes: des conditions d’hébergement dignes, la reconnaissance des raisons de leur exil, le droit d’exercer légalement un emploi, l’abolition du règlement Dublin II et la suppression de l’obligation de donner ses empreintes digitales. Le 18 décembre 2012, les réfugié·es décident collectivement d’occuper l’église votive, la plus grosse église de Vienne après le Stephansdom. Jean Ziegler, présent à Vienne pour un colloque organisé au Burgtheater2, se solidarise sans hésitations avec les manifestant·es, et leur rend visite en janvier 2013 dans l’église glaciale. Armé d’un exemplaire de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, il annonce aux réfugié·es ainsi qu’aux journalistes présent·es sur place les droits fondamentaux et inaliénables auxquels illes peuvent prétendre et qu’illes doivent exiger. Ziegler met l’accent sur l’esprit collectif qui anime cette action. Des gens de différentes régions du monde peuvent s’organiser horizontalement et se battre ensemble pour leur droit à l’asile et à la protection contre les persécutions ainsi que leur droit à la dignité. Contre la distinction hypocrite entre les gens qui fuient la guerre et celleux qu’on nomme les migrant·es économiques, Jean Ziegler demande depuis toujours la solidarité avec toutes les personnes persécutées, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent. Car l’exploitation économique des pays du Sud et la réalité du réchauffement climatique, dont les répercussions vont aller en s’amplifiant dans les prochaines années et décennies, rendent la distinction entre différentes catégories de réfugié·es de plus en plus caduque. Lors d’une récente interview, l’auteur et activiste congolais Emmanuel Mbolela a remplacé le terme péjoratif de migrant·es économiques par celui de persécuté·es économiques. Le Congo, avec lequel Jean Zieger est resté étroitement lié tout au long de sa carrière, illustre précisément cette impossible distinction entre les raisons d’exil liées à la guerre et celles liées aux ressources. Emmanuel Mbolela expose cela de manière détaillée dans son livre Réfugié-Une odyssée africaine3, préfacé par Jean Ziegler.
Congo
J’ai eu l’immense privilège de rencontrer Emmanuel Mbolela au Maroc en 2008 et plus tard de traduire son livre du français vers l’allemand. Emmanuel Mbolela a étudié à l’université Mbujimayi dans le Kasai et était déjà, jeune étudiant, engagé dans la lutte contre la dictature de Mobutu. Plus tard il a rejoint le mouvement de résistance contre le régime de Kabila et échappe de justesse aux sbires des services secrets congolais. La route de son exil le mena au Congo Brazzaville voisin puis au Cameroun, au Nigeria, au Benin, au Burkina Faso, au Mali, en Algérie et enfin au Maroc où il créa en 2005 la première organisation de réfugié·es subsaharien·nes. Après plusieurs années et avec l’aide du HCNUR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugié·es), Emmanuel a pu se réfugier aux Pays-Bas. Depuis lors, nous avons organisé ensemble des centaines de lectures dans toute la sphère germanophone et nous collaborons au sein du réseau de solidarité «Afrique Europe Interact». C’est sans aucun doute à son combat persévérant et incorruptible qu’Emmanuel doit le succès percutant de son livre. La préface de Jean Ziegler a également joué un rôle déterminant dans le fait que nous poursuivions ce travail jusqu’à aujourd’hui. La solidarité avec les mouvements sociaux au Congo est toujours d’une absolue nécessité. Depuis la conférence de l’Afrique de l’Ouest à Berlin en 1885, les atteintes aux droits humains ne cessent de se multiplier dans ce pays gros comme cinq fois l’Allemagne, en raison de son immense richesse en ressources naturelles. Elles ont commencé avec l’exploitation du caoutchouc et ont continué avec l’extraction de l’or, des diamants, du cuivre, de l’uranium et du pétrole jusqu’au coltan et au cobalt, ces matières premières si essentielles à l’industrie électronique. L’unique roman de Jean Ziegler, L’or du Maniéma4, est consacré au Congo. Il y revient sur les évènements survenus après l’assassinat d’une figure porteuse d’espoir, Patrice Lumumba, à l’époque qu’il passa dans sa jeunesse au Congo comme collaborateur de l’ONU. Il est avéré que Lumumba a été tué avec le soutien des militaires belges, des services secrets américains et de la CIA. Jusqu’à ce jour, le Congo ne trouve pas la paix: le régime de Joseph Kabila réprime brutalement toute forme d’opposition, empêche systématiquement la tenue d’élections libres et veille à ce que les précieuses matières premières puissent circuler librement, le plus souvent vers le Rwanda voisin. On comprend à travers l’exemple du Congo que les impacts du mode de vie impérialiste et les questions de migration sont étroitement liées. Dans les provinces du Kivu, d’Ituri et de Maniema, des centaines de milliers de personnes fuient une guerre menée avant tout pour des raisons économiques. La plupart d’entre elles se réfugient dans les pays voisins et ne vont pas jusqu’en Europe, un fait délibérément omis dans les débats actuels chargés d’un racisme latent. Notre position doit être claire: tant que ce système économique poussé par la croissance, dans lequel la soif de profit et les intérêts particuliers des entreprises, des Etats et des blocs d’influence passent avant les droits humains fondamentaux, les gens vont continuer à fuir. Une vie humaine digne leur est refusée, ils sont chassés pour des raisons politiques, ethniques, religieuses ou justement économiques.
La question de l’incarnation
Selon le magazine Forbes, en 2016, les 8 hommes les plus riches du monde possèdent ensemble plus de 426 milliards de dollars. C’est, selon la Banque mondiale, plus d’argent par exemple que tous les bénéfices réalisés au cours d’une année en Autriche. Et d’après l’ONG Oxfam, cela représente ce que la moitié des humains les plus pauvres de la planète possèdent – on parle de 3,6 milliards d’individus. Depuis 2015, les processus économiques de concentration des richesses à l’œuvre ne sont pas prêts de s’arrêter, au contraire. Il y a peu, Bayer a acheté le géant des semences et des pesticides Monsanto. Les conséquences désastreuses de cette concentration du marché sont déjà visibles: les paysans et les paysannes deviennent de plus en plus dépendant·es, entraîné·es par la spirale du profit maximal et des mégamachines. Face à cette logique mortelle, Jean Ziegler se penche sur la question de l’incarnation d’une idée de résistance politique. Ce ne sont pas les fantaisies et les utopies qui l’intéressent, mais bien plus ce qu’il est permis de réaliser et qui va modifier la réalité. Sous quelles conditions une idée peut-elle s’incarner dans le monde matériel? Comment une idée, une volonté, se transforment-elles en mouvement social? Comment permettre à l’esprit critique de transformer la société efficacement? Ziegler donne tout de suite la réponse. L’incarnation ne peut avoir lieu qu’au sein des relations sociales. Les critiques intellectuelles ne peuvent atteindre une ampleur historique qu’à travers les alliances. Les scientifiques, sociologues, philosophes... doivent être l’organe intellectuel des mouvements de résistance et de libération à travers le monde.
«Nous n’avons plus beaucoup de temps»
Quiconque a déjà eu l’occasion d’entendre parler Jean Ziegler a mémorisé cette phrase «Pour aimer les hommes, il faut haïr ce qui les opprime», qu’il répète souvent, invoquant son mentor Jean-Paul Sartre. Tout est dans le «ce». Car ce sont les mécanismes structurels du capitalisme global, du racisme et de l’oppression que nous devons combattre. Une lutte qui viserait sur le long terme un groupe particulier d’individus générera ce même rejet auquel nous voulons mettre fin. Ziegler insiste sur le fait que nous vivons dans une société structurellement violente. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas nommer clairement les institutions et les individus qui les représentent, et qui profitent des structures dominantes. En définitive il s’agit plutôt d’un monde viable pour tous, dans le respect des limites écologiques de cette planète. Les individus sont touchés à des degrés extrêment variables par les structures d’exploitation. Ce qui en revanche nous unit, c’est l’aliénation que le capitalisme nous impose chaque jour. Pour Ziegler, le mystère de la naissance est bien plus grand que celui de la mort: pourquoi suis-je né ici et pas là, avec cette couleur de peau, ce sexe, dans cette classe sociale, etc? Ce n’est que le hasard de la naissance qui nous sépare des centaines de millions d’affamé·es victimes de «l’odre mondial cannibal». Karl Marx pensait que le manque objectif ne pourrait être surmonté, c’est-à-dire que le déséquilibre entre les besoins vitaux de l’être humain et les biens disponibles allait durer encore longtemps. Le manque objectif a effectivement accompagné l’humanité tout au long de sa trajectoire. Mais depuis plusieurs décennies, grâce au développement des capacités de productions, il est possible pour la première fois dans l’histoire de satisfaire les besoins matériels vitaux de chaque être humain. Ce serait donc techniquement possible de créer les conditions matérielles pour l’émancipation et l’épanouissement individuel de chacun·e. L’adversité existentielle, la mort, le deuil, les peines d’amour, la solitude... elles, vont perdurer. Ce que nous savons et sur lequel insiste Jean Ziegler, c’est que non seulement l’ordre mondial politique, économique et social est assassin mais il est aussi totalement absurde. Il tue, mais il tue sans nécessité. «Nous n’avons plus beaucoup de temps» déclarait Rudi Dutschke en 1968 au congrès Vietnam à Berlin. Selon lui, il y avait à l’époque une urgence révolutionnaire, à laquelle les personnes réunies se devaient de réagir. Aujourd’hui, c’est encore plus urgent qu’hier, il ne reste plus beaucoup de temps pour éviter les dommages irréversibles causés par un capitalisme global déchaîné et qui, si l’on maintient le statu quo, risque de déboucher sur une crise sociale et écologique dramatique. Dans mon travail quotidien, l’activité de Jean Ziegler a été et reste une source centrale de motivation et d’inspiration. J’aimerais, pour conclure ma contribution, le remercier infiniment pour son engagement infatigable, sa puissance créatrice immense, ses forces analytiques, son ironie, et surtout pour sa posture sincère, joyeuse et pleine d’humour. Je lui souhaite de tout mon cœur de continuer pendant de longues années à intervenir dans le débat public et de nous offrir encore de nombreux livres.
- Le grand amphithéâtre de l’université de Vienne.
- Théâtre de Vienne considéré comme l’une des scènes les plus importantes d’Europe, il est, après la Comédie-Française, le deuxième plus vieux théâtre européen et le plus grand théâtre germanique.
- Emmanuel Mbolela, Réfugié-Une odyssée africaine, paru le 2 février 2017 aux éditions Libertalia.
- Jean Ziegler, L’Or du Maniéma, paru le 31 janvier 1996 aux éditions du Seuil.