La question des violences policières est aujourd’hui au cœur de l’actualité politique et citoyenne en France, après deux événements marquants: la mort, dans des conditions troubles, d’Adama Traoré, suite à son interpellation l’été dernier à Beaumont-sur-Oise, et plus récemment le viol de Théo, lors d’un contrôle de police à Aulnay sous Bois. Mais la liste est longue, depuis le meurtre de Malik Oussekine en 1986 jusqu’à celui d’Amine Bentounsi, abattu en avril 2012 d’une balle dans le dos.
Cette question a pris une toute autre dimension alors qu’au printemps 2016 la contestation de la loi travail faisait descendre dans la rue des dizaines de milliers de personnes. Des affrontements récurrents entre manifestant·e·s et forces de l’ordre se sont soldés par nombre de coups de poing, de matraque, de taser et tirs de flash-ball, très souvent bien au-delà du cadre de la «légitime défense», vidéos à l’appui. Mais la violence, si elle trouve aujourd’hui un écho particulier parce qu’elle a émergé dans les centres-villes et s’est dirigée contre des militant·e·s blanc·he·s, manifestant·e·s, étudiant·e·s et lycéen·ne·s, ne saurait être réduite aux affaires spectaculaires parce que surmédiatisées des derniers mois. La violence policière, celle qui a rassemblé des milliers de personnes ce dimanche 19 mars à Paris1, c’est avant tout une violence quotidienne, structurelle, physique et psychologique qui s’exerce chaque jour vis-à-vis de certaines populations.
Police et racisme
A Aulnay-sous-Bois, nord-est parisien, théâtre de l’«affaire Théo», la police est l’un des derniers services publics présents dans la cité. Il n’y a plus d’assistante sociale. En termes de politique institutionnelle, il n'y aura eu aucune distinction entre Manuel Valls et ses prédécesseurs, c’est de gouvernement en gouvernement l’éternel recommencement des mêmes logiques. Toute une partie des périphéries urbaines, ces «banlieues difficiles», présente des conditions de vie plus ou moins similaires: fort taux de chômage, échec scolaire, pauvreté, climat social explosif. Mais au-delà des questions sociales et économiques, l’attitude policière vis-à-vis des habitant·e·s de ces quartiers révèle le rapport qu’entretient l’Etat avec les jeunes issu·e·s de ces populations: mépris, arrogance, violence. Si 14% de la population française déclare avoir été contrôlée dans les cinq dernières années, ce chiffre atteint 80% parmi les jeunes noir·e·s et arabes. Le «contrôle au faciès»2, maintes fois dénoncé, contre lequel le candidat Hollande avait promis de lutter, n’est toujours ni reconnu ni sanctionné...
Une personne par mois meurt sous les coups de la police, 90 % des victimes sont des jeunes noir·e·s et arabes, selon l’ACAT3. C’est donc bien la question raciale ici qui est centrale, et qui alimente un clivage toujours plus malsain entre ces jeunes et la police, et pérennise les stéréotypes d’un racisme profond et ordinaire. A coup d’intimidations, de contrôles d’identité musclés, de claques, de coups de matraque dans le ventre, d’insultes racistes, certain·e·s individu·e·s maintiennent une pression quotidienne, un climat d’humiliation permanent. Partout où elles se manifestent, ces pratiques provoquent une insécurité et un sentiment d’illégitimité à se mouvoir dans l’espace public, suspects à priori, pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils font. C’est ce qu’on oublie vite quand, jeune, blanc·he, aisé·e, on n’a jamais eu affaire à un contrôle de police. A quel point ce dispositif policier protège et maintient une forme de suprématie blanche, comme l’attitude change en fonction du décor et des costumes. Comment donc ne pas se sentir révolté·e, non seulement par d’exceptionnelles bavures, mais davantage encore par cette impunité dans les pratiques quotidiennes, ce sentiment de toute puissance qui autorise certains flics à jouer au cow-boy sans être inquiétés? Il me semble qu’il faudrait commencer par définir ce qu’on place dans la catégorie «violence policière». Ne considérer comme violent que ce qui est illégal ne permet pas d’interroger ce qui est violent dans l’acte ordinaire du système judiciaire: contrôles, arrestations, emprisonnements, même légitimes, sont des violences en soi.
Car ne nous y trompons pas: dans la majorité des cas, la violence policière est légale, elle est encadrée par des lois qui se révèlent relativement souples lorsqu’il y a soupçon d’abus, et condamner ces «dérapages», c’est justifier tout le reste.
La question de la justice
Cette impunité, on la comprend mieux quand on examine l’autre versant du système pénal, la justice. Le tribunal, centre du système pénal, autorise nombre de violences invisibles (le cas d’Antonin par exemple, retenu depuis dix mois en détention préventive pour «tentative d’homicide involontaire» alors qu’il a cassé une vitre en marge de manifestations, tout ceci étant très légal). Il s’y exerce une forme de justice tout à fait surprenante, dans les affaires de violence qui impliquent des membres des forces de l’ordre. Non seulement les policiers agresseurs sont très rarement poursuivis, mais quand illes le sont, leurs peines sont étonnamment légères, voire inexistantes. Pour preuve, en mars 2017, cinq ans après les faits, Damien Saboundjian (responsable de la mort d’Amine Bentounsi), après recours, a finalement été déclaré coupable de violences volontaires, déclaration assortie d’une peine exemplaire pour ce type de procès (cinq ans de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de port d’arme… mais aucune interdiction d’exercer). Mais les deux policiers poursuivis après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois en 2005 ont été relaxés, et nombreux sont celleux qui ont bénéficié d’une justice fort clémente pour des cas de violence avérés. En mars 2016, l’ACAT publiait une enquête analysant 89 cas d’usage de la force par les gendarmes ou la police ayant entraîné des blessures graves en France4. Parmi les victimes, 26 sont mortes. Mais au total, seuls sept cas ont débouché sur une condamnation des policiers auteurs des blessures. Dans plus de 90 % des affaires, les agents n’étaient pas condamnés. Et lorsqu’ils l’ont été, c’était à la suite d’un combat long et acharné pour les familles des victimes, de batailles procédurales s’étalant sur plusieurs années, avec la nécessité d’une médiatisation importante pour que les affaires ne soient pas classées sans suite.
Police et politique
Une telle clémence de la justice, sans arrêt mise sous pression dans de telles affaires, montre tout l’amour que l’Etat porte à ses forces de l’ordre. Sa dépendance à leur égard va croissant: de plus en plus impuissant, dépassé par des logiques ultralibérales qui le dépossèdent, il se démène très logiquement à soigner ses relations avec la police. Plus le fossé se creuse entre policier·e·s et citoyen·ne·s, plus les représentants politiques, ministres et opposant·e·s, presque tous partis confondus, affichent leur soutien inconditionnel à l’institution goguenarde. Et pour cause, plus le domaine sécuritaire prend de l’importance dans la sphère politique, plus son instrument acquiert une puissance indépendante, fort capable d’obtenir la satisfaction de ses revendications.
Des manifestations spontanées de policier·e·s, suite à l’arrestation de leurs collègues dans le cadre d’affaires judiciaires ou simplement pour «dénoncer leurs conditions de travail», le manque de moyens et de marge de manœuvre quant à l’utilisation de leurs armes, sont de plus en plus fréquentes. Face à leur colère, les parlementaires les ménagent, en témoigne l’adoption par le Sénat en janvier dernier d’un texte de loi qui vise à élargir le cadre de l’usage de la violence et des armes dites «intermédiaires» (flash-ball, lanceur de balle de défense et taser). «L’objectif: rassurer les policiers, comme en témoigne ce sympathique représentant du syndicat Alliance Police qui a déclaré face à un journaliste, j'espère médusé: "aujourd’hui, les policier·e·s appréhendent de tirer, car illes se sentent en insécurité juridique et administrative, illes ont peur des gardes à vue, de perdre leur travail". Et le journaliste d’ajouter, lucide: "Ce texte lèverait donc le barrage psychologique que représente l’usage d’une arme". Entendons-nous bien: pour certains policier·e·s, ce qui les retiendrait d’user de leur arme, ce ne serait donc pas la crainte de blesser ou de tuer, mais celle de la garde à vue, des tracasseries administratives en somme.»5
Ce qui interpelle au fond, c’est ce pouvoir de faire pression sur la politique (qu’on devine) et sur la justice (qu’on constate), et le climat qui s’instaure petit à petit, un peu partout, quand on connaît la perméabilité du corps policier à l’idéologie fascisante. Pour y résister, le site Paris-Luttes Info nous engage à nous interroger sur ce qui peut «déstabiliser l’Etat et ses représentations lorsqu’on met ensemble des personnes que l’Etat veut voir séparées. L’Etat sait gérer les désordres publics, mais il ne sait pas contrôler les liens de solidarité informels qui se tissent au-delà de moments de symbiose collective. Ces liens-là, s’ils se renforcent et permettent le décloisonnement des banlieues, amèneront quelque chose d’éminemment plus subversif [que la réponse violente]: une organisation sociale qui se passe de l’Etat.»
- S’est déroulée à Paris la Marche pour la Justice et la Dignité, à l’initiative d’une douzaine de familles de victimes de violences policières.
- «Contrôle au faciès», fait d’appuyer la présomption de culpabilité d’une personne lors d’un contrôle d’identité ou d’une arrestation par prime abord sur la couleur de peau, le faciès ou des particularités physiques de la personne concernée.
- Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture.
- Enquête complète à consulter sur le site de l’ACAT www.acatfrance.fr
- Extrait d’un article paru sur le site lundi.am
- Article complet sur paris-luttes.info