La veille du match France-Roumanie, coup d’envoi de l’Euro 2016, le compte Twitter du ministère de l’Intérieur affiche pendant plusieurs heures un message pour le moins étrange. Parmi les consignes de sécurité aux abords des stades: «Ne pas tenir de propos politiques, idéologiques, injurieux, racistes ou xénophobes.» La communication du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve met ainsi sur le même plan parole politique d’une part, insultes et propos sanctionnés par la loi, d’autre part.Le lendemain de la manifestation nationale contre la loi Travail du 14 juin 2016, François Hollande amalgame le stupide acte de vandalisme contre des vitres de l’hôpital Necker et la menace terroriste. Il prévient: «A un moment où la France accueille l’Euro, où elle fait face au terrorisme, il ne pourra plus y avoir d’autorisation de manifester si les conditions de la préservation des biens et des personnes et des biens publics ne sont pas garanties.» Le premier ministre Manuel Valls enfonce le clou sur les ondes de France Inter: «Il y a un besoin d’autorité, d’ordre exprimé par les Français.» Interdiction de tenir des propos politiques aux abords des stades, besoin d’autorité et d’ordre, recours du 49-3 en l’absence d’une majorité favorable à la loi Travail, les temps sont durs pour le débat démocratique. Pour la première fois depuis un demi-siècle, et la guerre d’Algérie, une manifestation syndicale est interdite dans les rues de Paris.
Pourtant, depuis deux mois, seuls les opposants à la loi Travail, en premier lieu la CGT, sont accusés, par plusieurs médias et le gouvernement, de «se radicaliser». Sur la radicalisation néolibérale des partisans de la loi Travail, point de commentaires. La loi «visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s», dite loi Travail ou loi El Khomri, s’inscrit bien dans ce cadre idéologique. Présentée comme une simplification du Code du travail par le gouvernement, elle en est plutôt une déconstruction. Cette radicalisation prend deux formes, estiment le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval: «D’une part, la puissance renouvelée de l’offensive oligarchique dirigée contre les droits sociaux et économiques des citoyens. D’autre part, la multiplication des dispositifs sécuritaires dirigés contre les droits civils et politiques de ces mêmes citoyens.»
Une erreur de diagnostic présente le néolibéralisme comme une idéologie prônant la disparition de l’Etat dans une logique de pur laisser-faire des entreprises et des marchés. Or loin de disparaître, l’Etat néolibéral s’inscrit dans une logique qui transforme la puissance publique en véritable partenaire des intérêts privés. Dans quels domaines les chantres du «laisser-faire» lui laissent-ils les coudées franches? Dans le cadre réglementaire, en érodant le droit public au profit des normes privées. Ainsi que par sa mission régalienne de maintien de l’ordre et de répression, voire de criminalisation, de toute action considérée comme un obstacle à la liberté des grandes entreprises et à la valorisation du capital.
Le 22 février 2016, ils étaient trois à visiter au pas de course l’usine de fabrication de nylon de Chalampé, non loin de Mulhouse: Manuel Valls, le ministre de l’Economie et des Finances Emmanuel Macron et la ministre du Travail Myriam El Khomri. «Il faut bouger, martèle le Premier ministre. Il y en a qui sont encore au 19ème siècle, moi, et les membres du gouvernement ici présents, nous sommes dans le 21ème siècle et nous savons qu’économie et progrès social vont de pair.»
Simple querelle entre les anciens et les modernes? Mais qu’est-ce qu’un Code du travail du 21ème siècle? Un document un peu oublié nous le dit: celui rédigé par Bruno Mettling, directeur des ressources humaines de l’opérateur Orange, remis à Myriam El Khomri, fraîchement nommée à la tête de son ministère. La lettre de mission, signée par son prédécesseur François Rebsamen, est claire: «La révolution numérique de l’économie est engagée. Ses conséquences sur les métiers, les compétences, les organisations du travail, les relations de travail, le management ou le dialogue social sont réelles et croissantes. […] Il est temps de réfléchir à d’autres organisations du travail et régulations (sur les messageries, les temps de travail, le télétravail, la manière de dérouler sa carrière et de circuler entre les entreprises).»
Un Code du travail du 21ème siècle serait donc un code qui intègre la révolution numérique dans l’organisation du travail... Que cela signifie-t-il concrètement? En remettant en cause le temps de travail et le temps de repos dans les métiers du numérique, le rapport du DRH d’Orange en livre un aperçu et suscite la polémique. «La charge de travail ne se mesure plus seulement par le temps de travail», déclare-t-il au site Rue 89. Avant d’ajouter: «Ce que nous ont dit les acteurs du numérique, c’est que quand on est charrette (en retard, ndlr) sur un projet qu’on termine tard le soir, il peut être nécessaire d’être là le lendemain matin pour son déploiement. Donc les 11 heures ne sont pas toujours respectées.» Certes. Mais cela devra-t-il s’appliquer à tous les métiers?
Cette mécanique propre du productivisme réactif a été accentuée partout par des politiques limitant les «rigidités» du marché du travail. À l’heure actuelle, un salarié sur cinq ignore à quel moment il travaillera le mois suivant. Un pourcentage en hausse. Mais pas chez qui l’on croit: le nombre de cadres qui ne peuvent plus prévoir leurs horaires d’un mois sur l’autre diminue. «Ceux qui sont de plus en plus flexibles ce sont les ouvriers qualifiés et les employés du commerce et des services», décrit le juriste Emmanuel Dockès. Ce ne sont donc pas les plus forts – les mieux payés, disposant plus facilement d’un réseau en cas de recherche d’emplois – qui sont les plus flexibles mais les plus faibles. Loin de se cantonner au monde du travail, cette flexibilité débridée a des impacts sur la société toute entière. Elle a des conséquences sur le temps consacré à la vie personnelle, familiale, militante, associative… Des activités qui ont besoin de prévisibilité et qui sont extrêmement précieuses pour la société dans son ensemble. Seront-elles les victimes de ce nouvel ordre social qui se construit sous nos yeux?
Nadia Djabali*
*Journaliste pour le site alternatif d’information Bastamag.
Source: Extraits de l’article «Pourquoi la loi Travail et les interdictions de manifester révèlent une radicalisation de l’oligarchie néolibérale» sur http://www.bastamag.net/