La féerie de Noël n’illumine pas seulement le retour annuel d’une tradition religieuse, au demeurant dépravée en célébration de la marchandise. Elle éclaire aussi les coulisses du marasme qui délabre une République où la trilogie vertueuse de la Révolution Française – Liberté, Egalité, Fraternité – s’estompe de plus en plus dans la mémoire et la pratique sociales.
Avec la multiplication des inégalités et des privilèges, et l’avènement au pouvoir d’une droite aguerrie aux ruses de la communication et du marketing politique, on peut se demander ce qui nous sépare encore de la réhabilitation de l’ancien régime.
Noël, ou le grand leurre de paix-aux-hommes-de-bonne-volonté et d’abondance. D’un côté l’obscénité médiatique vantant les mille et une recettes et gadgets de la volupté culinaire, ludique, touristique à la portée des revenus confortables, et simultanément quelques flashes télévisuels sur la galère des déshérités de la France d’en bas. Du rêve cache-misère, tout à fait dans le style people affiché par le guide spirituel de l’actuelle restauration: exaltation de l’idéologie de la série hollywoodienne «amour, gloire et beauté», inauguration du jogging présidentiel, réhabilitation du fric et de la religion d’Etat1, libéralisation tout azimut du mercantilisme, et ubiquité médiatique du VIP-VRP2 de la République du spectacle. Ce show du petit Nicolas, louis-philippard et bonapartiste, qui a l’air de moderniser la gouvernance (aujourd’hui, le Prince de Machiavel règne par la télé, les tabloïds du gotha mondain et les sondages) réussira-t-il longtemps à faire oublier l’inquiétante paupérisation qui mine l’un des dix pays les plus riches du monde. Jusqu’à quel point les télécitoyens, spectateurs d’une existence virtuelle dont ils sont exclus, lui maintiendront leur crédit statistique? La grogne corporatiste autour de l’inflation et du pouvoir d’achat, la contestation étudiante de la LRU3, la révolte des bantoustans suburbains, parallèlement aux réformes des retraites, à la défiscalisation des grandes fortunes (révision à la baisse de l’ISF4 et des charges sociales), aux nouvelles privatisations, n’ont pour l’instant rien d’insurrectionnel. La France d’en haut peut s’enrichir en toute tranquillité. Et l’énergumène de l’Elysée continuer à proposer généreusement cette recette de la prospérité de la France des beaux quartiers aux gagne-petit: «si les habitants de Neuilly se sont enrichis, c’est qu’ils ont travaillé plus que les autres» .
Jusqu’où ira-t-on dans l’exploitation de la crédulité populaire pour faire passer une politique qui s’efforce de décomplexer les bénéficiaires du new deal capitaliste? Des décennies de crétinisation pavlovienne auraient-elles réussi à anesthésier la lucidité civique au point d’aveugler ceux qui sont contraints au mal-vivre? Croient-ils vraiment dans le messianisme d’un Sarkozy protéiforme, expert en jeu de rôles (Fantomas, Zorro, Superman, Speedy Gonzales)?... Ne voient-ils pas que leur héros n’est autre qu’Arsène Lupin, converti au détroussement des pauvres pour le compte des riches?
En tout état de cause, nous sommes loin de l’apitoiement du «discours (électoraliste) à la France qui souffre» (Charleville-Mézières, 10 déc. 2006). La réalité oppose un démenti formel à la fiction politicienne… Même approximatif ou manipulé à la baisse, le bilan chiffré de certains secteurs en crise (emploi, endettement, logement) donne la mesure de ce que l’on peut d’ores et déjà qualifier de débâcle sociale.
En 2001, une enquête nationale de l’INSEE dénombrait quelque 3 millions de personnes vivant dans des conditions d’habitat déplorables: 86.000 sans domicile fixe (SDF) en France métropolitaine, 548.000 dépourvus de logements personnels (hébergés par des tiers, en camping), 2.200.000 vivant dans l’inconfort et l’insalubrité (sans chauffage, équipements sanitaires), des milliers de précaires ballottés de centres d’hébergement d’urgence en foyers d’insertion. De l’avis de la plupart des associations opérant dans ce domaine ce contingent de citoyens des bas-fonds de la société a considérablement augmenté. L’initiative de l’abbé Pierre en hiver 1954, répercutée par les actions spectaculaires de «Droit au logement» et, l’hiver dernier, par les campements des «Enfants de Don Quichotte» est loin d’avoir résolu un problème de fond périodiquement ajourné par la bureaucratie d’Etat. Il reste en grande partie à charge des organisations caritatives.
Tout compte fait, l’incurie et l’impuissance de «l’Etat social» n’ont cessé de croître avec la dynamique néo-libérale qui s’est développée dans la mondialisation: compétition des grands monopoles, tyrannie de l’actionnariat, chômage couplé à la rentabilité maximale, privatisations, spéculation financière, etc. La courbe ascendante de l’appauvrissement des couches subalternes de l’hexagone est le pendant homothétique de celle qui traduit l’augmentation du patrimoine des nantis du système. L’allégement des droits de succession et les cadeaux de l’été dernier (passage du bouclier fiscal de 60 à 50%) ont été les étrennes anticipées que la cour parlementaire de notre minimonarque «new look» a votées pour… relancer la croissance.
Plus que jamais, le bonheur des uns fait le malheur des autres. Il suffit de distraire ces derniers de leur état pour poursuivre une logique néo-capitaliste qui s’adapte aux exigences minimales d’un intérêt de moins en moins général. L’important c’est qu’un régime présidentiel s’adonne à une agitation brownienne (Nicolas par-ci, Nicolas par-là, Nicolas partout), essentiellement virtuelle, et donne l’impression de se démener pour remédier à la désagrégation du pays réel.
A vrai dire, l’histoire du désengagement de l’Etat devant la démographie galopante de l’indigence en matière de logement ne date pas de l’ère sarkozienne. Au cours de la dernière décennie, elle a été jalonnée d’audits, d’enquêtes et de rapports. La sollicitude théorique des pouvoirs publics n’a jamais faibli5, puisque nous est donnée enfin la loi Dalo qui réengage l’Etat comme garant du droit, prévoit une augmentation rapide (sic) d’ici 2012, du parc de logements sociaux, (591.000 au lieu des 500.000 actuels), permet le recours contentieux devant un tribunal administratif, prolonge l’hébergement temporaire jusqu’à une obtention stable, améliore le Plan d’action renforcé en direction des sans-abri: centres, logements très sociaux, etc. Bref une loi qui viserait à réaliser les promesses électorales de Jospin en 2002 («zéro SDF en 2007») et celles de Sarkozy («d’ici deux ans plus personne ne sera obligé de dormir sur un trottoir et d’y mourir de froid» ). Un sursis de rêve pour les nouveaux misérables.
Pas de quoi s’emballer. Aujourd’hui, les données qui filtrent des enquêtes et des services de tutelle6 ne prédisposent pas à l’optimisme. 7,1 millions de personnes, dont 2 millions d’enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté en France (877 euros/mois), soit 12% de la population. 1 foyer sur 4 s’enlise dans le crédit bancaire et fiduciaire (consommation, immobilier); le pouvoir d’achat stagne tandis que monte l’inflation, le budget vieillesse croupit et environ 2 à 3 millions de parias (RMIstes, sans revenus, personnes âgées) végètent dans une misère incompatible avec les droits les plus élémentaires. Notamment vis-à-vis du droit au logement maintes fois réitéré depuis la Déclaration des droits de l’homme. Avant le dernier consolamentum en date (Loi Dalo, dite du Droit au logement opposable) il y a eu la Loi Quillot de 1985, la Loi Besson de 1998 («Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation» ). Elles ont dédramatisé théoriquement le problème sans extirper les racines du mal.
Comment croire alors dans des dispositifs qui surfent sur le flou ou le vide juridiques en matière de promotion immobilière, de loyers, d’occupation d’appartements et de locaux vacants (entre 200 et 400.000 en région parisienne)? Pourquoi l’ordonnance de réquisition de 1945 est-elle restée lettre morte? Est-ce une affaire de mentalités ou de rigidité du droit à la sacro-sainte propriété privée qui place la France loin à la traîne d’autres pays de la communauté européenne tels que la Grande Bretagne, l’Allemagne, la Suède ou le Danemark)? En 10 ans, la Grande-Bretagne a réduit de 73% ses SDF (homeless ), grâce à l’action conjuguée des ONG et du gouvernement travailliste, renforcée par un pacte de solidarité qui a multiplié et transformé les foyers d’accueil en microservices publics.
Ici, dans le vrai-faux royaume où survivent tant bien que mal des millions de sujets déshérités, les lendemains de fêtes risquent de désenchanter un peu plus que l’année dernière.
Une étude du SAMU7 social révèle que l’âge moyen du SDF est passé de 35 ans en 1999 à 40 en 2006; plus de 22% des sans-abris ont plus de 50 ans, contre 12% en 1998; 8 SDF sur 10 sont des hommes; 1 SDF sur 5 est sans papiers.
La moitié des Français redoute la dégringolade dans l’extrême précarité. La France déprime. La France dort… mal. Et le miracle des matelas Epeda8 ne suffira pas à lui redonner le goût de vivre. Encore faudrait-il qu’elle se réveillât…
Cf. La république, les religions, l’espérance. Nicolas Sarkozy. Ed.Tête de feuilles
Abréviations respectivement pour Very Important Person, personne très importante, et Voyageur, Représentant, Placier
Loi sur la Réforme Universitaire
Impôt Sur les grandes Fortunes
Rapport Cacheux au Premier ministre (2002), Rapports du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées (2002, 2004, 2005), Rapport du Conseil économique et social (2004), Expérimentation locale du droit au logement, Evaluation sur le dispositif départemental d’enregistrement des demandes (2003-2005), Rapport de L’Inspection générale des Finances et du Conseil général des Ponts et Chaussées, Rapport MILOS (Mission interministérielle d’inspection du logement (2006), Rapport de la Cour des Comptes (sur la perte du logement, mars 2007)
Insee, Sofres, BVA, ministère du Logement
Service d’Aide Médicale d’Urgence
Publicité pour une marque de matelas