Les sans papiers du Ministère de la Régularisation de Tous les Sans Papiers (MRTSP) ont décidé de s’inviter au raout France-Afrique de Nice, les 31 mai et 1er juin 20102. Alors que des dizaines de chefs d’Etat y sont attendus, ils veulent dénoncer leur collaboration avec la politique néo-coloniale française. Pour marquer le coup, ils sont partis le 1er mai. A pied. Voici le récit du départ.
Ça y est. Ils sont partis! Un départ (presque) en fanfare le samedi premier mai, depuis la rue Baudelique, dans le 18ème, et le siège du MRTSP. Un peu en retard sur l’horaire prévu, le temps de distribuer quelques paires de chaussures et des gilets fluo, de faire l’appel des marcheurs…
Les marcheurs sont principalement issus de la Coordination sans papiers 75 (CSP75), mais aussi d’autres groupes de la région, de Droit Au Logement (DAL) ou encore du collectif Turcs et Kurdes. Ils se dirigent d’abord vers République pour le défilé, et puis lâchent la manif du premier mai. Direction: le Sud! Accompagnés par leurs camarades et quelques policiers, ils longent les boulevards extérieurs en un cortège joyeux et bigarré, qui scande les refrains habituels – «Sarkozy a oublié, ses parents sont immigrés… « – et interpelle les passants: «On est des travailleurs sans papiers! On va à Nice! On va se taper mille kilomètres!»
C’est une vraie marche à la mexicaine ou à la bolivienne qui démarre ainsi, la rage au cœur et les cors aux pieds, une petite marée noire hexagonale. C’est parti et c’est beau. Si la tradition est plutôt latino (quoique, remarque un ami bolivien: «C’est bizarre leur truc. Chez nous, on part plutôt de la province pour aller vers la capitale…»), la plupart des marcheurs sont des Africains; mais il y aussi des Kurdes, des Antillais et même des Chinois. Seul regret, la relative discrétion des femmes sans papiers, qui ne sont que trois, dont une déléguée de la CSP75. Chez les Français qui accompagnent les sans papiers, en revanche, plusieurs filles, dont deux vidéastes qui alimenteront le blog de la marche pendant un mois.
L’absence des médias «normaux» est d’ailleurs aussi remarquable que le nombre d’»alternatifs», avec deux personnes de Téléliberté et un représentant de la radio libre Fréquence Paris Pluriel (FPP). On croise aussi un jeune homme qui donne des cours d’informatique rue Baudelique ou encore une poète errante s’étant déjà frottée aux marches mexicaines. En tout, les «avec papiers» sont une petite dizaine, et ont pour point commun d’être des «électrons libres» (par opposition aux soutiens affiliés aux «orgas»).
Pour ceux qui n’auraient pas suivi
Rappelons que depuis juillet dernier, la CSP75, violemment expulsée en juin de la Bourse du travail par les camarades de la CGT3 occupe un bâtiment parisien désaffecté du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), rue Baudelique. Ayant lancé un appel à la rejoindre dans ce lieu immense, elle impulse la création en septembre du Ministère de la Régularisation de Tous les Sans Papiers (MRTSP), composé de plusieurs collectifs de sans papiers d’Ile-de-France et de plusieurs partis et associations de soutien, dont la plupart – gênés de soutenir l’occupation de la Bourse – sont ensuite revenus dans le combat. Depuis, tous se réunissent chaque semaine au «Ministère» pour décider d’actions communes, notamment des manifestations tournantes devant toutes les préfectures d’Ile-de-France. Les ont rejoints de très nombreux sans papiers isolés, attirés par la médiatisation de cet été.
Si seule la CSP75 occupe physiquement le bâtiment de la CNAM (rejointe par le collectif des Turcs et Kurdes), 3.000 occupants vivent dans cette Babel contemporaine, en une internationale métèque improbable et combative. On y croise des hommes et femmes de tous pays, un repas y est servi quotidiennement, et dans les étages surpeuplés, ça sent le maffé ou les lentilles à l’indienne. Lorsqu’un Malien rencontre un Bengali, ça donne à peu près ça: «Hello camarade, where is ton délégué?»
Depuis un mois, le Ministère prépare la marche sur Nice, tâchant de s’assurer du gîte et couvert pour chaque étape d’un périple passant par Melun, Auxerre, Châlon, Macon, Lyon, Valence, Avignon, Marseille, Cannes et enfin Nice.
Départ
En ce samedi matin, l’organisation peut sembler approximative. Il manque ainsi un camion et un chauffeur pour transporter les affaires des marcheurs, mais le problème se règle en marchant, deux copains se proposant pour des allers-retours en voiture. Ce soir, première étape à Vitry, où le collectif des sans papiers et leurs camarades s’activent depuis plusieurs jours pour l’accueil et le repas.
A l’issue de cette première et courte étape (15 kilomètres), tous les marcheurs se regardent, heureux: ils l’ont fait, ils sont en marche! Un événement souligné dans les prises de parole: «Après l’occupation de Zapi, après Saint Bernard, vous êtes rentrés dans l’histoire! Regardez comme vous êtes beaux!» Ok, ils sont beaux, mais pour l’heure ils ont surtout faim et se bousculent autour du repas préparé par les militants de Vitry. Ceux-ci se désolent de l’hébergement: la mairie a refusé d’ouvrir un gymnase (pour des raisons de sécurité, of course) et n’a concédé qu’à contrecœur le terrain vague octroyé aux cirques de passage. Cette première nuit se fera donc dans le froid et le crottin de chameau, sous les tentes qui prennent l’eau, réminiscence de cet hiver et des trois mois d’occupation du trottoir de l’Hôtel des impôts de Vitry par le collectif. A l’aube, beaucoup ont peu dormi. Leïla, la cinquantaine joyeuse, résume au réveil son état d’esprit en rigolant: «C’est la merde!», faute au froid et à son manque d’habitude du camping… Heureusement, à 7 heures, café et croissant sont là, et quand les militants proposent de prendre des douches chez eux, le moral général remonte en flèche.
Deuxième étape
La seconde étape est plus longue, et les marcheurs sont désormais seuls. Un arrêt était prévu devant le Centre de Rétention Administratif (CRA) de Choisy-le-roi, mais la police a dévié le trajet pour éviter tout «débordement». Sissoko Anzoumane, l’un des délégués de la CSP75, propose une halte pour un petit point historique face à la statue de Rouget de l’Isle: «C’est lui qui a écrit la Marseillaise! On va lui chanter la version des sans papiers!» Plus loin, après avoir franchi la Seine à Athis, le cortège fait un petit détour pour manifester devant le commissariat de Draveil, «le plus zélé du département, celui qui arrête le plus de sans papiers».
La troupe trouve son rythme, on discute et on blague: «Après Nice, on continue sur Rabat et Bamako!». Marchant depuis plusieurs heures d’un bon pas, elle croise peu de monde dans ces banlieues désertes. Bien encadrée par la bleusaille, elle gêne peu la circulation; devant une voiture tentant pourtant de forcer le barrage, un flic s’énerve même: «Vous croyez que ça m’amuse de les suivre? Ils ont le droit de manifester aussi, c’est tout!».
Au final, les marcheurs arrivent à Evry sur les genoux. Les trente kilomètres du jour se font sentir: certains ont fini en chaussettes, d’autres mettent de la pommade sur leurs ampoules. Tous posent leurs bagages dans un foyer pour immigrés habité par des Kurdes de Turquie, qui servent un thé noir et brûlant. Des chaussures neuves et des duvets arrivent, il faut réussir à s’installer à cent dans les locaux du foyer. De leur côté, les Kurdes s’activent pour le dîner; plus tard, il ne faut pas les prier beaucoup pour qu’ils se lancent dans une danse du pays, avec une allégresse communicative.
A la nuit tombée, la malheureuse reporter doit quitter la bande pour revenir à Paris, émue de ce début d’aventure joyeusement bordélique, rageant de voir ce combat si peu couvert par les médias, et la tête pleine des vers du Cahier d’Aimé Césaire:
«…la négraille assise/inattendument debout/debout dans la cale/debout dans les cabines/debout sur le pont/debout dans le vent/debout sous le soleil/debout dans le sang/debout/et/libre…»
C’est parti pour un mois. (...)
- Nous avons choisi d’écrire sans papiers, plutôt que sans-papiers, ou même Sans-papiers: nous préférons le simple qualificatif, qui décrit une situation, qu’on espère provisoire, à la création d’une «identité sanspapière» (!).
- Article écrit le mardi 4 mai 2010, au tout début de la marche.
- Voir Archipel No 166, décembre 2008, «Réfugiés à la Bourse» et No 178, janvier 2010, «Un ministère pas comme les autres».
Radio Zinzine a réalisé une série d’émissions:
Réfugiés à la Bourse (octobre 2008) et Retour à la Bourse (mars 2009), sur cette occupation depuis le 2 mai 2008 par 1300 travailleurs sans papiers «isolés».
Un ministère pas comme les autres: sur l’occupation par plus de 3.000 sans papiers d’un immeuble abandonné, décembre 2009.
Paris-Nice à pieds pour les sans papiers: réalisée fin avril, juste avant le départ.
Y en a marre des sans papiers 1: Série d’entretiens réalisés lors du passage à Avignon les 22 et 24 mai 2010.
Y en a marre des sans papiers 2: Marseille, Cannes et Nice, du 29 au 30 mai 2010.
Un tour sur la marche: des entretiens réalisés également pendant la marche, et des informations sur le contexte.
Allo la marche: série de téléphones avec des marcheurs.
Vous pouvez commander le CD MP3 rassemblant ces émissions à Radio Zinzine, F-04300 Limans, chèque de 30 euros à l’ordre de Radio Zinzine.