Un véritable bras de fer oppose des juges à l’Etat français au sujet des plaintes déposées par des ouvriers saisonniers agricoles marocains et tunisiens. La dernière escarmouche s’est déroulée le 26 mars lorsque le Tribunal administratif de Marseille a ordonné au Préfet des Bouches-du-Rhône d’accorder à 23 saisonniers des autorisations provisoires de séjour et de travail ainsi que la somme de 1.000 euros.
Les lecteurs fidèles d’Archipel l’auront compris depuis longtemps, le secteur de production intensive de fruits et légumes dépend totalement, partout en Europe, d’une surexploitation de la main-d’œuvre, en grande partie immigrée. Ce système de servitude moderne prend différentes formes selon le pays ou la région, se dotant parfois de l’habillage juridique de statuts légaux, mais souvent sévissant d’une manière déréglementée, avec des ouvriers contraints de travailler sans papiers ou contrats. En réalité, dans la plupart des pays, on trouve un mélange des deux.
Il y a de toute façon des points communs entre eux. L’objectif principal est de maintenir l’ouvrier dans une situation de dépendance totale envers son patron, rendant presque impossible toute contestation des mauvaises conditions de travail ou de logement. Cette inféodation est évidente lorsqu’il s’agit de sans papiers vivant sous la menace constante de dénonciation à la police. Elle est moins immédiatement visible dans les cas ou l’ouvrier possède un statut «légal».
Les contrats OMI
En France, depuis trente ans la plupart des étrangers travaillant dans l’agriculture disposent d’un statut saisonnier connu sous le nom de contrat OMI1. Ces contrats sont officiellement d’une durée maximale de six mois, avec prolongation «exceptionnelle» à huit mois2. Ils permettent de donner un cadre légal à beaucoup d’avantages apportés par l’emploi de migrants sans papiers.
Il y a de nombreux abus par rapport aux salaires et aux heures non payées, aux conditions de travail et de logement, à l’accès à la sécurité sociale… Ces ouvriers ne bénéficient pas du chômage pendant les mois sans travail, alors qu’ils s’acquittent de toutes les cotisations sociales comme n’importe quel autre salarié. Tout le temps passé en France par un tel salarié n’est pas pris en compte pour l’ancienneté du séjour sur le territoire national. Un ouvrier peut travailler huit mois chaque année pendant 25 ans et n'avoir aucun droit pour obtenir un permis de séjour ou faire venir sa famille.
La forte relation de dépendance entre ouvrier et employeur résulte du fait que c’est l’employeur qui, chaque année, demande la réembauche de chacun de ses salariés OMI. Si le patron n’est pas satisfait pour une raison ou l’autre, il ne renouvellera pas le contrat l’année suivante. De plus, il existe une sorte de liste noire qui assure que les ouvriers revendicatifs ne trouvent aucun autre emploi saisonnier dans la région.
Un collectif de défense des travailleurs étrangers
Cette situation était peu connue au public jusqu’à la création en 2001 du Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture (CODETRAS). Il est né de la rencontre de personnes impliquées à divers titres dans le soutien aux travailleurs agricoles étrangers et de quelques-uns de ces ouvriers qui ont décidé de rompre la loi du silence en dénonçant les exactions qu’ils subissaient. Aujourd’hui ce collectif est une structure sans doute unique en Europe, regroupant des syndicalistes, travailleurs sociaux en milieu rural, militants des droits de l’homme, défenseurs de l’agriculture paysanne, acteurs du mouvement social européen, chercheurs…3
Le CODETRAS a notamment publié un «Livre noir» qui décrit, à travers les exemples de plusieurs ouvriers sous contrat OMI, les différentes formes d’abus dont ils sont les victimes. Il a mis en place un réseau d’avocats qui s’occupe de plus de cent dossiers d’ouvriers étrangers devant les tribunaux. Il s’agit bien sûr d’obtenir réparation des abus, mais également de soulever des questions fondamentales.
Qu’est-ce, par exemple, qu’un travail saisonnier? Le contrat OMI n’a rien de saisonnier. En effet, la possibilité «exceptionnelle» de prolonger les contrats à huit mois est systématiquement accordée à de nombreux patrons dans les Bouches-du-Rhône (BdR). Les horaires dépassent régulièrement les maxima hebdomadaires autorisés par la loi. Ainsi un ouvrier fournit jusqu’à 300 heures par mois. Les heures supplémentaires ne sont jamais déclarées ni payées correctement.
Le cas de Baloua
Le collectif mène une bataille juridique sur ce terrain depuis 2006. Le premier à tenter à démontrer qu’un contrat «saisonnier» de huit mois est en réalité un emploi permanent, avec tous les droits attenants, était Baloua Aït Baloua, un Marocain qui avait travaillé 23 ans chez le même patron avant de perdre son emploi à cause de la vente de l’exploitation. On estime à 6.000 le nombre d’heures non payées et à presque 200.000 euros la somme que son patron lui doit. Afin de pouvoir mener les procès pénal et prud’hommal pour obtenir réparation il a demandé au Préfet de lui accorder une Autorisation Provisoire de Séjour (APS), ce qui lui a été refusé.
Le 13 septembre 2006, le Tribunal Administratif de Marseille (TAM) a ordonné au Préfet de lui délivrer une APS l’autorisant à travailler. Le juge a considéré que Baloua était «en réalité un travailleur permanent» et que son statut de saisonnier n’était qu’une «apparence juridique que son employeur et l’administration avaient entendu donner à son embauche et à son séjour sur le territoire français ».
Dans un jugement semblable du 12 juillet 2007 le même TAM récidive, en ordonnant au préfet d’accorder une APS à Ahmed Habib Chorfa, un Marocain ayant travaillé pendant douze ans avec un contrat OMI prolongé chaque année à huit mois.
Ces décisions ont été fondées, entre autre, sur un rapport réalisé en 2001 par les Inspections Générales des ministères de l’Agriculture et des Affaires sociales qui a sévèrement critiqué les errements de la préfecture face aux pressions des employeurs4.
L’opération RégulOmi
En été 2007, le CODETRAS a lancé «l’opération RégulOmi», car ces jugements ont ouvert la perspective d’attribution de séjour permanent aux nombreux saisonniers OMI employés depuis des années pour des durées supérieures à six mois. Le collectif estime que près de mille ouvriers pourraient en bénéficier. Il a donc organisé une série de séances dans six points d’appui (des bureaux d’assistance aux ouvriers immigrés) des Bouches-du-Rhône ainsi qu’au Mas de Granier, la ferme de Longo maï à St-Martin-de-Crau, menées par des membres du collectif à titre bénévole.
Tout d’abord, chaque saisonnier réunissant les conditions requises a demandé par écrit au Préfet le renouvellement de son autorisation de travail et l’attribution d’un titre de séjour permanent renouvelable. Comme il était à attendre, la préfecture n’a pas daigné répondre à ces lettres5, ce qui équivaut officiellement à un rejet de la demande. Il fallait donc constituer des dossiers leur permettant de déposer un recours contentieux auprès du TAM.
Plusieurs centaines d’ouvriers marocains et tunisiens ont été reçus, dont 230 au Mas de Granier. Le processus a nécessité de longues heures de collecte de données, de fiches de paie, etc. Le résultat: plus de 225 dossiers ouverts, dont 26 ont été transmis tout de suite au collectif d’avocats et 126 autres ont été sélectionnés pour faire l’objet d’un recours.
Que la bataille allait être ardue et longue, c’est devenu clair le 14 janvier 2008, avec deux décisions de la Cour administrative d’appel de Marseille. La Cour a donné raison au Préfet qui avait fait appel contre les jugements du TAM (Baloua et Chorfa). Comme le soulignait le CODETRAS dans un communiqué, «une telle dépravation d’un principe de droit bien établi est désastreuse en ce qu’elle consacre l’impunité des détournements de la réglementation lorsqu’ils s’opèrent au détriment de travailleurs étrangers mais au bénéfice d’un lobby foncièrement hostile à l’administration. A cet égard, les juges qui ont rendu ces décisions devraient méditer le mot d’ordre proféré le 20 avril 2007, à Salon-de-Provence, au cours d’une réunion de la FDSEA 6 : ‘Les fonctionnaires, il faut les noyer!’».
Le 19 février 2008, les avocats du CODETRAS ont déposé collectivement les 23 premiers recours préparés lors de l’opération «Régulomi». Statuant en référé le 26 mars, le TAM a reconnu le bien-fondé de tous les arguments des ouvriers. La vice-présidente du tribunal, Catherine Dol, estime que le refus de titre de séjour et de travail opposé à ces personnes «qui travaillaient la majeure partie de l’année en France constitue une discrimination et les met dans une situation d’extrême précarité» , ce qui justifie l’ordonnance de mesures d’urgence. En conséquence, les 23 refus du Préfet sont suspendus et le tribunal lui a ordonné de leur délivrer des APS. La décision du TAM a été envoyée à la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) qui prépare un avis sur la question à la demande du collectif.
La préfecture a indiqué qu’il «est vraisemblable qu’elle suggère au Ministère de faire appel dans la mesure où dans des circonstances similaires la cour administrative d’appel avait rendu un jugement contraire en janvier 2008».
L’affaire commence à faire du bruit. Le 2 avril le Monde a publié un grand article sous le titre «Des saisonniers étrangers des Bouches-du-Rhône reconnus travailleurs permanents». Il cite un des 23 ouvriers, Messaoud Bouzelmat, Marocain de 44 ans, qui a travaillé depuis 27 ans pour le même patron. «Comme saisonnier, on ne peut rien faire. Car on sait que le patron peut ne pas renouveler notre contrat l’année suivante. J’en connais beaucoup qui ont travaillé des années ici et aujourd’hui sont au bled. On s’use la vie ici et du jour au lendemain on nous dit c’est terminé.»
Seconde étape du bras de fer: le 8 avril, les avocats ont déposé encore une vingtaine de recours en référé…
Les patrons s’organisent!
En même temps, cependant, le lobby des employeurs s’organise. Face au changement de la loi qui a limité la durée de ces contrats «saisonniers» à six mois, la FDSEA a obtenu le droit de faire se chevaucher différents contrats saisonniers allant donc chacun jusqu’à six mois. Preuve s’il en fallait que le besoin de salariés dans le secteur n’est aucunement saisonnier. «J’arrive début février. Je commence par travailler à la culture des salades, puis en mai je m’occupe de celle des tomates et les poireaux jusque fin septembre», explique Ahmida Zaaraoui au Monde. Sa patronne, Corinne Demichelis, reconnaît qu’ils «font partie intégrante du personnel qui fait tourner l’exploitation» .
Mais son «patron» à elle, le président de la FDSEA, Claude Rossignol, avertit que «s’ils deviennent travailleurs permanents, ils finiront par aller dans d’autres secteurs» 7. Il ne pourrait pas être plus clair: aucun autre travailleur n’acceptera de trimer comme ces Maghrébins soumis à un contrat qui leur enlève tous leurs droits.
Nommé d’après l’organisme quasi étatique qui s’occupe de la délivrance et de la gestion de ces contrats: l’Office des Migrations Internationales. Aujourd’hui ces contrats dépendent de l’Agence Nationale de l’Accueil des Etrangers et des Migrations (ANAEM) créée en 2005. En 2007, la France a fait appel à 19.064 saisonniers étrangers dont 18.333 dans l’agriculture, dont près de 3.500 viennent dans les Bouches-du-Rhône (Marocains pour plus de 90%).
Le gouvernement a décidé de mettre fin à cette disposition dans sa loi sur l’immigration de juillet 2006. En réalité, l’administration a continué à prolonger des contrats à huit mois en 2007, mais elle a mis fin à cette pratique en 2008.
Le Forum Civique Européen fait partie des organisations qui ont cofondé ce collectif
Voir «Trafics de main-d’œuvre couverts par l’Etat» de Patrick Herman, Le Monde Diplomatique, juin 2005
En février 2008, le CODETRAS estimait à près de 300 le nombre de lettres reçues par le Préfet
Fédération Départementale de Syndicats d’Exploitants Agricoles, syndicat d’agriculteurs majoritaire dont sont membres la quasi-totalité des employeurs de saisonniers avec contrats OMI