Il y a deux ans, Orlando Balas1 nous alertait sur la défores-tation massive, souvent illégale, de son pays, la Roumanie, dont les forêts sont parmi les plus magnifiques et anciennes d’Europe. Il expliquait que la Roumanie est un grand exportateur de bois (cinq millions de tonnes de bois en 2011) et que les plus grands importateurs européens sont l’Italie, l’Autriche, la Hongrie et l’Allemagne.
Il dénonçait surtout deux compagnies autrichiennes, Schweighofer et Egger, championnes dans le domaine des coupes drastiques, souvent rases.
Un coup de pouce
Sa lutte contre ces pratiques a reçu un important coup de pouce en octobre 2015 grâce à un rapport détaillé, «La dernière forêt volée»2, publié par l’Environmental Investigation Agency (EIA) basée à Washington (Etats-Unis), suite à une enquête menée pendant deux ans. Selon l’EIA, plus de la moitié du bois coupé en Roumanie est récolté illégalement. Le pays a perdu environ 280.000 ha de forêt pendant les dix dernières années. Dans la majorité de ces cas de coupes illégales, le bois s’est retrouvé ensuite dans la chaîne commerciale de Schweighofer. Cette entreprise transforme 40% de la production annuelle roumaine de bois résineux.
En avril 2015, l’EIA a rendu publique une vidéo filmée clandestinement qui montre des représentants de Schweighofer en train d’accepter du bois coupé illégalement. Le 7 mai, ces accusations ont été reprises par le magazine allemand Der Spiegel. Deux jours plus tard, plusieurs milliers de Roumains protestaient dans les rues de Bucarest contre la destruction des forêts de leur pays. Le 21 octobre, le journal britannique, The Guardian, publiait un long article sur le rapport de l’EIA3.En France et aux USA
Dans un autre article publié le même jour4, The Guardian évoquait un rapport de l’association américaine, Natural Resources Defence Council (NRDC) qui dénonce le fait que des forêts anciennes de feuillus en zones humides sont en train d’être détruites afin de satisfaire l’appétit grandissant des mégacentrales à biomasse en Europe5. C’est précisément le sujet du documentaire remarquable de Benoît Grimont, Menaces sur la forêt française, diffusé par France 5 le 20 octobre 20156. Ce film débute à Gardanne, là où la plus grande centrale à biomasse française est en train d’être mise en place par la multinationale E.On, en évoquant ses conséquences négatives et la contestation locale. Il part ensuite au Royaume-Uni, où l’engouement pour cette forme de bois-énergie industrielle a atteint une dimension hallucinante (la seule centrale de Drax engloutit chaque année 7 millions de tonnes de granulés de bois) et se poursuit aux Etats-Unis et au Canada, les pays qui fournissent la plus grande partie de la biomasse pour ces centrales, dont les forêts subissent une forte accélération de coupes.
L’avant-première du film de Benoît Grimont a eu lieu lors des Assises nationales du mouvement SOS Forêt organisées du 16 au 18 octobre à Gardanne. Cette rencontre, qui a réuni environ 250 personnes, avait comme ambition d’insister sur la question cruciale des forêts à quelques semaines de la COP21, la conférence internationale sur le climat à Paris7. Les intitulés des quatre séances de travail donnent une idée des sujets abordés: «La forêt, poule aux œufs d’or ou écosystème?», «Des forêts ancrées dans un territoire», «La forêt, un bien commun à défendre collectivement» et «Réconcilier le social, l’écologique et l’économique».
L’un des moments forts des Assises était la soirée avec le chanteur québécois, Richard Desjardins. Il a présenté son documentaire L’Erreur boréale qui a profondément bouleversé son pays lors de sa sortie en 1999 et a ensuite donné un magnifique concert. A travers l’association, L’action boréale, Richard Desjardins reste fortement engagé dans la défense des forêts canadiennes8.
Le labyrinthe européen
J’écris ces lignes dans le train, après un séjour de trois jours à Bruxelles où je me suis confronté au labyrinthe, non seulement des couloirs des institutions européennes, mais aussi de leur jargon et de leurs sigles incompréhensibles. Un certain nombre de parlementaires et de fonctionnaires à la Commission européenne commence à se rendre compte qu’il n’est plus tenable de laisser se développer un secteur de biomasse industriel sans aucune contrainte, et avec un maximum de subventions publiques (rappelons qu’E.On recevra un milliard et demi d’euros sur 20 ans pour le fonctionnement de sa centrale à Gardanne).
Les discussions commencent donc sur une réglementation de la «biomasse durable». Pour des ONG telles que Fern [fougère] ou le Bureau Européen de l’Environnement9, de telles règles devraient limiter ou même interdire un soutien public pour des centrales surdimensionnées comme Gardanne et Drax. Mais le lobby de l’industrie de la bio-énergie est également omniprésent… Ses principaux arguments commencent cependant à pâlir face aux études menées par le NRDC et Dogwood Alliance, également présents cette semaine à Bruxelles, et par de nombreuses autres organisations et ministères qui démontrent que brûler de la biomasse forestière provoque, sur une période d’environ 50 ans, deux à quatre fois plus d’émissions d’effet de serre que le charbon10. La biomasse est également plus polluante (particules fines, dioxines etc.), sauf pour le soufre.
Les institutions et gouvernements européens comprennent aujourd’hui qu’ils ont commis une immense erreur en soutenant, il y a une dizaine d’années, les agro-carburants qui ont provoqué une déstabilisation catastrophique du secteur alimentaire. A mon avis, il est certain qu’ils arriveront à la même conclusion par rapport au bois-énergie industriel. Mais combien d’années leur faudra-t-il? Et combien de milliards d’argent public auront été déjà gaspillés pour détruire combien de milliers d’hectares de forêts à travers la planète?
- «Protégeons la muette», Orlando Balas, Archipel No 220, novembre 2013. Orlando est auteur, enseignant et militant écologiste. Parmi ses livres: La muette (non traduit).
- «Stealing the last forest», rapport de 44 pages disponible sur <www.eia-global.org>.
- «Major Austrian timber firm accused of illegal logging in Romania».
- «US forests under threat as demand for wood-based biofuels grows».
- Voir «Alerte forestière du Sud des Etats-Unis», Archipel No 237, mai 2015.
- Il existe également une version en anglais, «Threatened forests».
- Voir <www.sosforet.org>.
- Ecouter l’émission «Colère boréale» sur le site <www.radiozinzine.org>.
- Ces deux ONG viennent de publier de nouveaux rapports à ce sujet. Voir <www.fern.org> et <www.eeb.org>.
- La Maison Blanche a publié une déclaration début juillet 2015 rejetant le mythe de la carbone-neutralité de la combustion de biomasse forestière.