Le parti d’extrême droite FPÖ1 accède aux responsabilités gouvernementales, une partie de la société s’en émeut, et des manifestations hebdomadaires contestent le nouveau pouvoir. Un air de déjà-vu? Oui, en effet, parce que le FPÖ – à l’époque dirigé par le jeune et fringant leader Jörg Haider, mort en 2008 après avoir fait scission du parti en 2006 – était entré au gouvernement fédéral autrichien au début du siècle, aux côtés du parti de droite ÖVP2.
C’était en février 2000 et non seulement une partie (minoritaire) de la société autrichienne, mais aussi de l’opinion publique européenne avait crié au scandale. Pendant quelques mois, des sommets de l’Union européenne avaient été consacrés à la question de sanctions contre ce gouvernement alors appelé «bleu et noir», en raison des couleurs respectives des deux partis. Le FPÖ utilise depuis toujours le bleu (les fleurs bleues constituaient le signe de reconnaissance des nationaux-socialistes en Autriche lorsque le parti hitlérien fut interdit en Autriche entre 1934 et 1938), et l’ÖVP arborait à l’époque le noir, qu’il a troqué contre du turquoise en 2017. Il faut dire que les sanctions étaient restées largement symboliques et s’appliquaient essentiellement au niveau du protocole diplomatique, lors de visites de membres du gouvernement autrichien. Le président français de l’époque, Jacques Chirac, avait été l’un des instigateurs de telles mesures montrant un certain agacement, mais ne faisant en réalité pas vraiment mal, à personne.
Aujourd’hui, rien de tel. Aucune sanction n’est prise ni discutée alors que depuis la mi-décembre 2017, le FPÖ occupe à nouveau plusieurs postes de ministres dans le cadre d’une coalition avec l’ÖVP. Cette fois-ci, il a obtenu plusieurs postes-clés: la Défense, les Affaires étrangères et l’Intérieur. Le FPÖ, à travers ses ministres, aura ainsi la main haute sur l’ensemble des services de police, de renseignement et l’armée. Ce qui a déjà produit certaines conséquences. Le 9 mars 2018, une unité de police, sur ordre du parquet financier, a mené une perquisition au siège du service de renseignement et de contre-espionnage BVT3. Le prétexte officiel était fourni par une affaire de corruption impliquant trois membres du BVT. Cependant la perquisition n’était pas menée par une brigade financière, comme l’aurait voulu la logique des choses, mais par une unité qui s’occupe normalement de la sécurité sur la voie publique... dirigée par un cadre du FPÖ. Les documents saisis n’avaient d’ailleurs pas de rapport, selon le BVT, avec l’affaire qui avait fourni le prétexte. Le responsable politique de cette opération était le ministre de l’Intérieur d’extrême droite, Herbert Kickl.
Des soupçons de collusion
Les services perquisitionnant le siège du BVT semblaient surtout s’intéresser aux documents relatifs aux milieux néonazis et à l’extrême droite violente (en partie liés au FPÖ) d’un côté, aux relations avec la Russie, de l’autre côté. Or, le FPÖ entretient une coopération structurelle avec le parti «Russie Unie» de Vladimir Poutine, et les soupçons d’un financement dissimulé par le régime russe existent. La ministre des Affaire étrangères, sans appartenance partisane mais nommée par le FPÖ, Karin Kneissl, a d’ailleurs eu l’idée d’inviter personnellement le président Poutine – qui est venu – pour assister à son mariage, le 18 août 2018 à Gamlitz en Autriche. L’Autriche suscite, depuis, la méfiance de certains de ses alliés occidentaux. Le «Club de Berne», organisme qui coordonne les services de renseignement dans le cadre de l’Union européenne, avait ouvertement évoqué en juin 2018 l’idée d’une suspension de la coopération avec l’Autriche. Le 7 septembre 2018, le ministre Kickl a d’ailleurs dû publiquement reconnaître que suite à l’affaire de perquisition du BVT, il avait dû prendre des mesures afin de rassurer certains partenaires, pour ne pas voir son pays coupé des informations fournies par des services de renseignement alliés.
Travailler plus, parlementer moins
En politique intérieure, le principal point de discorde, qui a divisé non seulement la société autrichienne mais aussi l’électorat du gouvernement lui-même, a concerné la nouvelle «Loi numéro 303/A» sur le temps de travail. Son symbole est devenu «la journée des douze heures», symbole largement contesté, y compris dans les rues puisque 80.000 à 100.000 mani-festant·es ont battu le pavé à l’appel du ÖGB – la Confédération autrichienne des syndicats –, le 30 juin 2018 à Vienne. D’habitude, en Autriche, la tradition du «partenariat social» – bien que largement entamée par le Capital national et international depuis une bonne vingtaine d’années – veut qu’au moins pour la forme, tout changement législatif en matière économique et sociale soit précédé d’une consultation des syndicats de salarié·es ainsi que des organisations patronales. Dans un passé pas si lointain, révolu il y a une trentaine d’années, les décisions qui en résultaient reposaient sur un véritable consensus. Le mouvement ouvrier social-démocrate était à la fois très fortement institutionnalisé et incorporé à l’Etat, mais aussi socialement puissant. Il faut préciser que le KPÖ, le PC autrichien, obtenait des résultats électoraux inférieurs à 1% de manière constante depuis les années 1950, l’extrême gauche n’ayant pas de surface électorale.
Cette situation débouchait sur le fait que les organisations du mouvement ouvrier, les syndicats mais aussi la Arbeiterkammer (AK ou «chambre du travail», à laquelle tou·tes les salarié·es sont affilié·es obligatoirement, qui leur procure des services et des conseils par exemple en matière de droit du travail et de retraite, et dont la direction résulte d’une élection par listes), à direction sociale-démocrate, étaient prêts à des «compromis» et acceptaient le cadre capitaliste, mais veillaient à la conservation de certains intérêts de leur base. Or, depuis les années 1990, les «compromis» de la période antérieure ont de plus en plus cédé la place à des «réformes» libérales imposées par en haut, impulsées par les gouvernements successifs: de «Grande coalition» (social-démocratie et droite conservatrice) jusqu’en 2000, puis droite et extrême droite entre février 2000 et octobre 2006, puis à nouveau de «Grande coalition» jusqu’en 2017. Le FPÖ s’était d’ailleurs construit, depuis que sa direction avait été prise en septembre 1986 par le courant d’extrême droite alors dirigé par Jörg Haider – en marginalisant le courant libéral, qui existait aussi au sein du FPÖ et le dirigeait au cours des années précédentes – en dénonçant ce compromis institutionnalisé et notamment la AK, au nom de «la lutte contre la bureaucratie et la corruption». Avec des accents de Robin des bois anti-corruption et pseudo-rebelle, le parti s’était en réalité surtout fait le fer de lance d’une offensive libérale contre le mouvement ouvrier institutionnalisé et incorporé à l’Etat. Or, depuis 1995 et avec le déclin de l’Etat social, le FPÖ effectua un tournant vers une certaine démagogie sociale à la tonalité anti-libérale, plus ou moins «socialisante» et protectionniste. Même si, en 2017, au cours des préparatifs des élections législatives du 15 octobre de la même année, l’actuel chef du FPÖ, Heinz-Christian Strache, avait fait le choix stratégique de largement abandonner la démagogie sociale et anti-libérale. Ceci en considérant qu’avec un discours trop axé sur le social, la différence entre le FPÖ dans l’opposition et le parti participant au gouvernement – ce à quoi il se préparait déjà à l’époque – allait ressortir de façon trop flagrante, ce qui risquait de coûter au parti une bonne partie de son électorat, à terme. C’est d’ailleurs ce qui était arrivé au FPÖ après son entrée au gouvernement en 2000, dans la mesure où il passait de 27 % des voix (législatives d’octobre 1999) à 10 % des voix (législatives anticipées en novembre 2002) voire même à 6 % (scrutin européen de juin 2004), avant de remonter plus tard. C’est ainsi que Strache avait décidé de retourner, à l’été 2017, à un discours largement plus pro-patronal. Mais jamais la prétendue concertation ci-dessus décrite n’avait été autant méprisée que cette fois-ci. En ce qui concerne la nouvelle loi sur le temps de travail, le projet de loi fut déposé le 14 juin 2018 et adopté... le 4 juillet 2018, donc moins de trois semaines après. Elle est appliquée depuis le 1er septembre 2018. Autant dire qu’il n’y a eu aucune négociation.
Du libéralisme patronal
Cette loi a créé des remous jusqu’au sein des partis gouvernementaux, puisque le parti conservateur et chrétien-démocrate ÖVP s’appuie sur une base sociale largement définie par l’appartenance au catholicisme (pratiquant). Or, en l’occurrence, l’Eglise catholique avait en bonne partie pris position contre la future loi, ce qui affecte au moins la base du ÖVP. Aussi la «fédération des salariés et salariées d’Autriche» (ÖAAB), qui constitue l’une des six branches organiques du parti ÖVP, a-t-elle connu une vague de départ de diri-geant·es, dans la foulée.
Concernant le FPÖ, la ministre du Travail Beate Hartinger-Klein appartient au parti d’extrême droite, dont une représentante se trouvait donc en première ligne lors de l’adoption de la «réforme». Or, au congrès régional du FPÖ en Basse-Autriche (la région qui entoure la capitale Vienne), des délégué·es en vinrent aux mains sur ce sujet. A la suite, plusieurs dirigeants locaux du parti l’ont quitté. Or, quel est le véritable enjeu de cette nouvelle législation? Il ne s’agit pas d’autre chose que de créer une nouvelle possibilité de travailler plus longtemps. Jusqu’ici, la norme théorique prévoyait des journées de travail maximales de 10 heures et un temps de travail hebdomadaire maximal de cinquante heures, désormais portés respectivement à 12 heures et soixante heures. Mais avec le recours aux heures supplémentaires «exceptionnelles», l’allongement de temps de travail était, de fait, déjà possible. (Rappelons, tout de même, qu’en France également, pour les salarié·es sous «forfait-jour», la durée maximale légale du temps de travail est de 13 heures par jour et que la «Loi Travail» du 8 août 2016 permet une extension importante de ces «forfaits-jour».)
Or, le taux de majoration de ces heures supplémentaires était fort – souvent 100 % –, et pour les salarié·es dans certains secteurs, les primes encaissées par le biais augmentaient leur rémunération de façon importante, en pratique. Il faut savoir qu’en Autriche, le Capital n’a jusqu’ici quasiment pas recours au travail temporaire comme «tampon», en embauchant des salarié·es intérimaires au moment des pics de commande, comme c’est largement le cas en France ou en Allemagne. Jusqu’ici, les employeurs autrichiens utilisaient plutôt les heures supplémentaires pour faire face aux moments de fort accroissement des commandes dans l’industrie (ou de la demande dans le secteur des services, le tourisme constituant un secteur économique de première importance en Autriche). La nouvelle législation permet de «lisser» le temps de travail et de faire passer les heures travaillées au-delà du temps de travail hebdomadaire «normal» (défini par les contrats collectifs de branche), non plus en heures supplémentaires, mais en heures de travail «normales».
Le temps travaillé qui dépasse la norme hebdomadaire pourra être récupéré ultérieurement sous forme de repos, mais il n’y aura pas plus de majoration du paiement de ces heures. Au fond, c’est surtout cet aspect des choses qui a révolté bon nombre de salarié·es. La parade qu’aura trouvé le gouvernement, pendant le – court – débat sur le projet de loi, était de faire une concession qui consiste à inscrire dans la loi que le «volontariat» des salarié·es constitue une condition pour l’allongement de la journée ou semaine de travail. Or, comme très souvent, le volontariat n’existe, en matière de travail subordonné, que de façon extrêmement théorique.
Une affaire qui a fait un peu de bruit en Autriche est venu le rappeler: une aide cuisine, âgée de 56 ans et avec vingt ans d’ancienneté chez le même employeur, a été licenciée parce qu’elle avait refusé l’allongement de sa journée de travail. Son employeur avait argué du fait que son refus de suivre l’horaire collectif perturbait le fonctionnement de la cuisine.
Une opposition faible et divisée
En réaction à la nouvelle législation, la confédération syndicale ÖGB avait promis, fin juin 2018, un «automne brûlant» en cas d’adoption du texte. Or, conformément à ses traditions d’organisation cherchant toujours la «respectabilité» vis-à-vis de l’Etat, elle n’a strictement rien entrepris, et son automne a tout au plus été tiède. Toutefois, dans la branche de la métallurgie, des négociations quelque peu durcies et la menace de grève ont abouti à un contrat collectif qui, en signe de compromis avec le patronat, prévoit la possibilité de travailler jusqu’à douze heures (sans passer par le recours aux heures supplémentaires exceptionnelles), mais avec une majoration du salaire de 100 % pour la onzième et la douzième heure, et/ou pour toute heure travaillée au-delà de 51 heures hebdomadaires. Cet accord date du 19 novembre 2018 et s’applique rétroactivement depuis le 1er novembre. Si une partie de l’extrême gauche a crié à la trahison de la fédération syndicale, une autre considère tout de même que cette dernière a obtenu le maximum que le rapport de force pouvait lui permettre, et que le recours à l’allongement de la journée de travail ne se fera pas fréquemment en pratique (ou alors il sera onéreux pour le patronat). Le même contrat collectif prévoit par ailleurs une augmentation des salaires de 3 à 4,3%.
Malgré les dissensions assez sérieuses au sein de la société, le gouvernement peut toujours compter – au cas où son maintien ou sa chute seraient en jeu – sur le soutien d’environ 60% de l’électorat. Le 15 octobre 2017, ses deux partis avaient respectivement recueilli 31,5% (pour l’ÖVP) et 26% (pour le FPÖ). Une certaine érosion de l’adhésion politique au FPÖ s’observe, mais elle est très loin d’être aussi forte que sa chute dans l’opinion entre 2000 et 2004, au cours de la période de sa dernière participation au gouvernement fédéral. Bien entendu, en agitant en permanence le thème de l’immigration, en l’associant à «l’invasion», à «l’insécurité», et en ce début 2019 aussi particulièrement au sujet de la violence faite aux femmes –, le ministre de l’Intérieur Herbert Kickl regagne, au nom du FPÖ, périodiquement les faveurs de l’opinion publique. Un peu à l’instar de Matteo Salvini en Italie, les mesures parfois musclées en matière de lutte anti-immigration, qui mériteraient de faire l’objet d’un article à elles toutes seules, permettent à Kickl et son entourage de surnager face au risque de perte de popularité d’un FPÖ aux responsabilités gouvernementales.
Bernard Schmid, Juriste et journaliste
- Parti de la liberté d’Autriche.
- Parti autrichien du peuple.
- Bureau pour la protection de la constitution et la lutte contre le terrorisme.