Cet article a été écrit par Helmut Dietrich * en février 2004. L’Union Européenne s’est entre-temps élargie. Peu avant l’entrée des nouveaux membres, des gens de différents pays de l’Est se sont réunis avec les organisateurs de la conférence NEURO de Munich à Varsovie. Leurs réflexions portaient sur l’organisation, pour l’été 2004, d’un «No-border Tour» le long des nouvelles frontières extérieures de l’Europe.
La plupart des nouveaux adhérents à l’UE s’apprêtent à réviser leurs lois sur l’asile et le droit des étrangers. Le débat porte sur la manière dont la protection des frontières sera reliée au système des camps: les réfugiés doivent-ils déposer leur demande d’asile dès la frontière, avant d’être dirigés par la police des frontières sur la structure adéquate? Cette même police étant également compétente en matière d’expulsion et de refoulement, elle se verrait ainsi attribuer un pouvoir exécutif en matière de procédure d’asile, une orientation législative qui a son fondement dans l’existence des camps.
Si on consulte sur Internet la carte actuelle du HCR (www.unhcr.ch) et les projets de financement de l’UE (tel que le plan PHARE), force est de constater que les camps aux nouvelles frontières extérieures seront de plus en plus nombreux.
25 camps aux nouvelles frontières de l’Europe
En Slovénie, la politique du gouvernement vise le «corridor de migration des Balkans» , tel que défini par le programme PHARE. Tous les camps sont concentrés à la frontière croate où on arrête actuellement un plus grand nombre de personnes (soit 15.339, de janvier à septembre 2000) qu’aux frontières de l’Allemagne avec la Pologne et la République Tchèque. Le pays dispose actuellement de trois camps pour demandeurs d’asile et personnes passibles d’expulsion dont le plus important est le centre de la police des étrangers à Ljubljana, avec des postes extérieurs à la nouvelle frontière de l’UE dans le village de Prosenjakovci, près de Murska Sobota et sur un ancien terrain militaire dans le village de Veliki Otok près de Postojna. La situation à Ljubljana, où jusqu’à 500 personnes peuvent être entassées dans des locaux exigus, est jugée particulièrement inhumaine, même selon des rapports officiels de l’ONU. C’est pourquoi PHARE présente la construction de camps aux frontières extérieures comme une mesure permettant d’atteindre les normes internationales en termes de droits humains. Pour les années 2003-2004, 5,75 millions d’euros sont prévus à cet effet, dont 2,55 millions du fonds PHARE. L’Allemagne et l’Autriche encouragent la surveillance armée des frontières et l’installation de camps. Presque tous ces camps – il y en a huit en tout – qu’ils soient nouvellement construits ou aménagés dans des bâtiments déjà existants, sont situés à la frontière sud et sud-est avec la Croatie. (…)
En Hongrie, deux camps sont installés à la frontière croate et six aux frontières serbes et plus loin en direction de la Roumanie. En été 2003, l’UE a ordonné la construction et la rénovation de ces camps, dans un délai de six mois à un an, accordant pour cela la somme de 3,89 millions d’euros.
A la frontière extérieure de la République Slovaque on trouve le camp de Segovce.
Les six camps de Pologne sont presque tous situés dans l’est de la région frontalière avec la Biélorussie. La Lituanie a un camp à Pabrade, tout près de la frontière biélorusse.
En Estonie, les camps d’Iluka et Aa sont juste avant la frontière russe.
Ces 25 lieux constituent le gros de la constellation des camps dans les nouveaux pays membres de l’UE. Les travaux sont financés par des fonds européens. C’est là que les requérants d’asile seront hébergés, selon les textes officiels. Mais on sait bien qu’à la périphérie européenne, la distinction faite entre camps pour l’enregistrement des requérants d’une part et pour l’internement des personnes refoulées d’autre part ne sont qu’une vue de l’esprit. Tous les réfugiés savent bien qu’il vaut mieux ne pas en sortir si on ne veut pas prendre le risque d’une expulsion hors procédure.
L’histoire de la plupart de ces centres de rétention durant la dernière décennie est plutôt sombre. Celui de Pabrade en Lituanie en est un exemple: la violation des droits humains y a été attestée par de nombreux documents et dénoncée devant l’opinion internationale. Dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE, il aurait été facile de transférer ces camps à l’intérieur du pays et de les soustraire ainsi à l’autorité souvent arbitraire de la police des frontières et de la police locale. Cela n’a pas eu lieu. Au contraire, ils sont aujourd’hui renforcés et rénovés grâce aux fonds du plan PHARE.
Si tous ces camps accueillent chacun de 50 à 500 personnes, on arrive à quelques milliers de places disponibles dès l’adhésion des nouveaux pays à l’UE. Tant qu’il n’existe pas de nouvelle réglementation sur les pays tiers, il ne faut pas surestimer la capacité d’accueil de ces camps – en comparaison avec ceux de l’Europe de l’Ouest. Pour l’instant, ils font partie d’un système de dissuasion au sein des nouveaux pays membres: internement de certains groupes de réfugiés, peur du refoulement à la frontière toute proche, ou expulsions hors procédure constituent la réalité actuelle.
Les camps aux frontières extérieures représentent une menace pour tous les réfugiés, y compris peut-être pour les personnes pour l’instant tolérées et considérées comme non-expulsables en Europe de l’Ouest. Une fois mis en place, ils pourront demain servir à d’autres fins. Bientôt peut-être assisterons-nous au transfert forcé de ce type de réfugiés, y compris ceux provenant d’autres pays de l’Union et quand de ces camps on expulsera en toute légalité, le processus de précarisation au sein de l’UE aura alors atteint une nouvelle dimension. Que des Etats industrialisés portent la guerre dans un pays d’où partent des flux de réfugiés, et on aura droit à la prochaine campagne sur l’imminence d’une invasion massive, ce qui risque de servir de justification à des internements massifs et au remaniement rapide de la gestion de l’asile dans les nouveaux pays membres, et peut-être dans toute l’UE. L’existence de ces camps pourrait servir de catalyseur pour ce qu’on appelle dans l’UE «l’harmonisation de la politique d’asile et d’immigration». Les gouvernements des pays du «noyau dur» de l’Europe ne manqueront pas de les utiliser dans le cas d’un exode massif.
Le document stratégique britannique
Au début de la dernière guerre en Irak, le gouvernement britannique lançait le débat sur une nouvelle politique des camps dans l’UE, avec un texte intitulé «une nouvelle vision pour les réfugiés» . En plus des zones d’accueil autour des territoires en guerre, ce texte prévoyait des Transit Processing Centres (TPC) à l’extérieur des frontières de l’UE. Ces centres seraient destinés à la rétention et au filtrage des requérants d’asile, assurés notamment par une future autorité européenne d’asile, assistée par le HCR et l’OMI (Office des Migrations Internationales). Petit à petit, toutes les procédures d’asile de l’UE pourraient être transférées aux TPC. En d’autres termes: selon cette conception, soit les nouveaux réfugiés échouent dans des camps proches de leur pays d’origine, soit ils sont ramenés des quatre coins de l’Europe dans les camps de la périphérie de l’UE 1.
Cette proposition tient compte des «points faibles» de la politique de la forteresse Europe et promet d’y remédier. L’harmonisation européenne en matière d’asile et d’immigration n’aurait quasiment pas progressé depuis dix ans – mise à part la politique des visas et les refoulements par charter. Au sein de l’UE, le Conseil des ministres «Justice et Affaires Intérieures» (JAI), au lieu de travailler à une politique commune, débat des acquis de la politique d’asile au niveau national, et en cas de désaccord, prend tout simplement acte des différents entre les Etats membres. Par contre, le document britannique promet qu’en installant une constellation de camps à sa périphérie, la politique d’asile et d’immigration pourra atteindre le niveau souhaité d’uniformisation et d’efficacité. Les éternels marchandages entre Etats membres de l’UE cèderont la place à un autre principe: des commissaires administrateurs européens pourront être délégués aux frontières extérieures, échappant de fait à tout contrôle parlementaire. Une pseudo légitimité leur sera conférée grâce à la collaboration avec le HCR et l’OMI, qui dès le début seront associés à la gestion des camps et à la procédure d’asile.
Mais la proposition britannique a connu dans la société ouest-européenne le même destin que le texte stratégique sur l’asile et l’immigration soumis en 1998 par la présidence autrichienne de l’UE, qui répandait la même odeur de domination géopolitique. Ces deux «projets visionnaires» ont permis à une opinion critique de se structurer en Europe de l’Ouest. Bien au-delà du domaine de la politique d’asile, elle a brisé le silence impuissant que faisait régner la montée en puissance militaro-politique de l’UE.
Le HCR a tenté d’apaiser les critiques en apportant des modifications de détails à la proposition britannique. A l’occasion d’une réunion informelle du Conseil des ministres de l’Intérieur à Veria le 28 mars 2003, Ruud Lubbers, Haut commissaire aux réfugiés, a certes préconisé la mise en place de «centres fermés» pour les «migrants économiques» , majoritaires selon lui. Les représentants de l’UE, de même que ceux du HCR en deuxième instance, auraient à traiter les demandes d’asile. Mais les camps devraient se situer non pas à l’extérieur mais à l’intérieur des nouvelles frontières de l’UE, donc au sein de la forteresse Europe.
Cette contre-proposition du HCR a été essentiellement perçue comme une atteinte à la protection des réfugiés. L’UE ne peut pas découper le droit d’asile universel selon des critères géographiques. Quelques semaines plus tard, le HCR tirait un bilan désastreux de cette affaire en déplorant que «les experts, les représentants des gouvernements et les médias, sans parler de l’opinion publique, sont complètement désorientés et ne savent plus qui a proposé quoi. (…) Dans ce désastre politique il n’y a pas de vainqueur.»
Au sein du HCR la controverse semble continuer: la protection des réfugiés doit-elle être subdivisée selon les territoires, si oui de quelle manière, et comment peut-elle être intégrée à la géopolitique de l’UE? Lors d’un conseil des ministres à Dublin, le 22 janvier 2004, Ruud Lubbers déclarait: «Quelques-uns parmi les futurs Etats membres ne disposeraient en ce moment que de 15 à 20 employés pour traiter les demandes d’asile (…). Après l’élargissement de l’UE en mai, il faut s’attendre à un effondrement du système d’asile dans ces Etats. C’est pourquoi le HCR propose d’instaurer une procédure unique pour des catégories déterminées de requérants d’asile dans des centres de l’UE, au lieu de mener les procédures au niveau national. Le personnel expérimenté de toute l’UE pourrait ainsi y effectuer les contrôles de tous les nouveaux requérants d’asile.»
Ce qui revient donc à promouvoir encore davantage la proposition d’une procédure rapide dans les camps de réfugiés, les «centres» aux frontières extérieures de l’UE. Dans cette prise de position du HCR, la phrase qui suit donne particulièrement à réfléchir: «effondrement du système d’asile» – que veut-il dire par là? Dans la seule Lettonie, 800 personnes travaillent pour le département de la nationalité et des affaires d’immigration; les pays d’Europe Centrale et Orientale ((PECO) reçoivent actuellement peu de demandes d’asile et il n’y a pas de raisons que celles-ci augmentent avec l’adhésion à l’UE: de nombreux demandeurs d’asile n’attendent pas la décision mais vont rejoindre des parents ou des connaissances en Europe de l’Ouest. Cette situation irrite les administrations des étrangers et les ONG engagées au point qu’elles préfèrent ne pas en parler. Et on répète comme une litanie que les pays de transit de l’Europe de l’Est sont devenus des pays d’accueil. Selon les pronostics du HCR, une augmentation brutale des demandes d’asile ne peut être provoquée que de deux manières: soit par un exode massif, soit par un transfert sur une grande échelle des demandeurs d’asile de l’Europe de l’Ouest vers les nouveaux pays membres. Toutefois, le simple fait d’adhérer n’implique pas un tel développement 2: pourquoi le système de l’asile devrait-il s’effondrer dans ces pays? Rien n’est moins certain pour le moment – sauf si l’on suppose que les administrations européennes vont emprunter de nouvelles voies. Rappelons-nous l’internement de personnes tolérées dans des «centres de départ» allemands effectués en toute illégalité.
En guise de conclusion
Si l’on tente d’avoir une analyse d’ensemble des internements décrits, de l’installation des camps dans les nouveaux pays membres et du débat stratégique, on s’aperçoit que tout ceci se passe en même temps, et que le contexte de guerre est largement évoqué. On agite le spectre d’un exode massif en provenance de régions touchées par des conflits. Les différences sont tout aussi nettes: alors que la proposition britannique argumente selon les intérêts des pays du noyau dur de l’Europe dans un contexte de gestion mondialisé du flux de réfugiés, les systèmes d’asile des nouveaux pays membres s’efforcent de redorer leur blason en faisant la démonstration qu’ils sont capables de contrôler efficacement ces flux. Les PECO sont ainsi amenés à dépendre des commissariats de l’UE, ce que personne ne souhaite vraiment analyser. En Europe on voit émerger une mentalité administrative hostile aux réfugiés, avec des structures centralisées et des lieux à la périphérie, mais qui peut se passer d’ordres de la hiérarchie. Les camps aux frontières extérieures pourraient devenir un projet commun pour les ministres JAI de l’UE après son élargissement.
La teneur «impériale» de la proposition britannique a déclenché une critique des projets européens en termes de démantèlement de l’asile et de la prévention des migrations dans leur ensemble. On ne peut malheureusement pas en dire autant au sujet des méthodes d’internement décrites, pas plus que sur la construction effective des camps, le phénomène s’il est perçu ne l’est que localement. A nous de faire le lien entre la critique stimulante d’une conception hostile aux réfugiés et celle de ses développements concrets:
en prenant contact avec des réfugiés et des immigrés menacés d’internement;
en essayant de comprendre ce que la politique des camps aux frontières extérieures a à voir avec la guerre et la mondialisation;
en se mettant en réseau avec les groupes qui vont repérer ces camps sur place qui pourront fournir des réponses sur les questions suivantes: s’agit-il de structures fermées (de prisons), et le cas échéant, où sont les failles du système? Quelle est la situation sociale des réfugiés et des immigrés qui s’y trouvent. Que faire pour que les nouveaux camps restent vides? Comment faciliter la continuation de la fuite pour que les personnes atteignent les destinations de leur choix et assurer la liberté de mouvement dans les nouveaux pays membres de l’UE?
Helmut Dietrich
FFM *
*Centre de recherches sur la fuite et les migrations) de Berlin www.ffm-berlin.de
En comparaison, on a cité l’exemple de l’Australie. Ce pays a appliqué sa politique de noyau continental et de la périphérie des îles à la «solution Pacifique» de la question des réfugiés. Les MPC (Migrant Processing Centers) sur les îles de Manus et Nauru sont gérés par l’OMI dans le cadre du projet OPAB (Off-Shore Processing of Australia-bound Irregular Migrants)
L’accord de Dublin a remplacé «l’accord de réadmission» ce qui signifie dans la pratique l’obligation de prouver par quels pays de la nouvelle UE un réfugié est passé