Herma Ebinger, du Forum Civique Européen, a rencontré Stanislava et Boleslav Szymanik, membres de l’association polonaise "Enfants de Zamosc" regroupant des rescapés des massacres planifiés dans cette ville en 1942, qui participaient à "l’Exposition sans abri" à Berlin pour raconter leur histoire, vieille de 60 ans.
Ils sont originaires de Tarnogrod, une petite ville polonaise du district de Zamosc*, dans la région de Lublin près de la frontière ukrainienne, où jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale cohabitaient 5.000 Polonais, Juifs et Ukrainiens. L’histoire que raconte Boleslav débute en novembre 1942. Il a quatre ans. A Tarnogrod, le "Plan Reinhardt" qui prévoit d’assassiner l’ensemble de la population juive de cette région bat son plein: femmes, hommes et enfants juifs sont rassemblés sur la place du marché puis transportés à deux endroits différents pour y être abattus et enterrés.
Sept mois plus tard, les soldats allemands qui avaient enlevé ses voisins juifs, arrivent chez lui pour chercher Boleslav, ses parents et sa petite soeur. Nous sommes le 30 juin 1943, un dimanche chaud et ensoleillé. Vers cinq heures du matin, la Wehrmacht avait encerclé la ville. Deux hommes en civil et un soldat en uniforme pénètrent chez lui, comme dans chaque maison de la ville. A la question: "Etes-vous polonais?" , la mère de Boleslav répond oui. Ils ont alors dix minutes pour rassembler 10 kilos de bagages.
Les habitants de Tarnogrod savaient que la déportation était imminente car les villages des alentours avaient déjà été vidés. La mère de Boleslav avait fait du pain. Elle en donne un ainsi qu’une bouteille de lait à chacun de ses enfants. Le père enterre quelques objets de valeur dans le jardin, puis lâche la vache, le veau et les lapins. Peu de temps après, trois soldats les font sortir de la maison et les dirigent vers la place du marché. Arrivés là, ils voient les autres habitants du village entourés de policiers et de gendarmes allemands, personne ne peut fuir. Les maisons sont fouillées. Ceux qui se sont cachés sont exécutés sommairement. Ce jour-là, 2.629 personnes de Tarnogrod seront déportées, dont 1.150 femmes, 850 hommes et 629 enfants.
Cet épisode fait partie d’un plan plus large qui prévoit d’assassiner, d’affamer ou de déporter 30 à 50 millions de Slaves et de "germaniser" de vastes domaines agricoles en Europe centrale et orientale: le Generalplan Ost . En novembre 1942, les Allemands commencent à appliquer ce plan dans la région de Lublin. Il s’agit de chasser 170.000 personnes pour laisser la place aux Allemands de la région de Poznan, de Bessarabie, de la Baltique, d’Ukraine et de Russie. De novembre 1942 à août 1943, 297 villages seront vidés de leur population juive et polonaise. Dans le seul district de Zamosc, 110.000 personnes, dont 35.000 enfants, seront déportées. Le plus souvent, les colons allemands, qui patientaient dans des camps autour de Lodz et Lublin, s’installent dans leur nouvelle maison à peine quelques heures après le départ des familles juives et polonaises.
Le Generalplan Ost évalue "l’aptitude à la germanisation" des différentes nationalités: les Français, Estoniens, Slovènes et Tchèques sont considérés aptes à 50%, les Lettons à 30, les Lituaniens à 15 et les Polonais à 5. Pour les "non-germanisables" le plan prévoit "l’extermination par le travail" .
Le 28 mai 1942, le "Generalplan Ost – Bases juridiques, économiques et territoriales de la construction de l’Est" était proposé au Reichsführer SS Heinrich Himmler par un professeur berlinois, haut gradé SS, Konrad Meyer. Membre du NSDAP depuis 1932 et de la SS depuis juin 1933, Meyer est le principal instigateur de ce plan. En mai 1945 il est arrêté, fait trois ans de préventive au bout desquels il est jugé puis condamné en mars 1948… à trois ans de prison. Il quitte donc le tribunal en homme libre. A partir de 1956, il enseigne l’horticulture et l’agronomie à l’Université technique de Hanovre. Il est par ailleurs membre de l’Académie pour l’aménagement du territoire de Hanovre et du conseil scientifique de l’Institut de recherches sur l’aménagement du territoire de Bad Godesberg.
Encore récemment, la plupart des historiens allemands qualifiaient le Generalplan Ost de "rêve de Himmler" , occultant le fait que d’éminents scientifiques avaient fourni les bases conceptuelles du projet nazi. Selon l’historien tchèque Miroslav Karny, le Generalplan Ost était un "produit scientifique de pointe" qui témoignait "de l’érudition, de la créativité et des ambitions des meilleurs scientifiques de l’Allemagne nazie" . Ce Plan "transformait les fantasmes criminels de Hitler et de Himmler en un système élaboré, réfléchi dans tous ses détails décisifs, pensé jusqu’au dernier Mark" .
Le président de l’Université Humboldt, Jürgen Mlynek, a récemment reconnu publiquement la responsabilité de la faculté d’agronomie dans l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire des sciences en Allemagne. Il a souligné que le professeur Konrad Meyer avait l’appui de ses collègues de l’époque pour fournir une caution scientifique aux crimes nazis dans les régions d’Europe centrale et orientale occupées par les Allemands.
Helge Swars, le représentant des étudiants, s’est félicité de ces excuses tardives et a dénoncé le mythe "de la neutralité de la science" . Ces excuses couronnent le travail de différentes associations d’étudiants, d’organisations de victimes du régime nazi et d’autres personnes, comme cet ingénieur agronome, Matthias Burchardt, dont la thèse de doctorat, soutenue en 1993, portait sur les bases scientifiques du Generalplan Ost . Il s’efforce depuis bientôt dix ans de faire toute la lumière sur cet épisode peu connu de l’histoire allemande en organisant diverses manifestations.
Pour commémorer l’anniversaire de la livraison du Plan par Meyer à Heinrich Himmler il y a 60 ans, il avait obtenu les locaux du Parlement de Berlin afin d’y organiser une exposition. Ceux-ci lui ayant été refusés à la dernière minute, il a posé quelques-uns des panneaux devant le Parlement. Lors du vernissage de cette "exposition sans abri" , Jan Rydel, attaché culturel de l’Ambassade polonaise à Berlin et historien de Cracovie, a souligné le rôle majeur du Generalplan Ost en Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale et rappelé que celui-ci était resté ancré dans la mémoire de nombreux Polonais. Que ce plan et ses conséquences, ainsi que le triste rôle des scientifiques allemands qui l’avaient élaboré, soient enfin révélés au grand jour ne peut selon lui que contribuer à la réconciliation entre les peuples.
Un neveu de Konrad Meyer, Friedrich Berkner, qui avait appris par Internet l’existence de manifestations à propos du Generalplan Ost a contacté le Président de l’Université Humboldt. Au nom de sa famille, il a affirmé que l’Université devait tout mettre en oeuvre pour faire connaître le passé et l’intégrer à part entière dans son histoire. Il a également critiqué l’attitude des officiels envers ces manifestations: "Pour moi qui ai également étudié l’agronomie, les parallèles avec la politique agricole actuelle sont terrifiants. Comme vous le savez certainement, le 21 novembre 2001, le conseil scientifique du ministère de l’agriculture a démissionné pour protester contre la politique agricole de notre gouvernement qui rappelle trop les temps passés."
* Zamosc est aussi appelée la „Pienta polonaise". La place du marché est construite selon le modèle des villes italiennes de la Renaissance. C’est dans une des maisons de cette place qu’est née Rosa Luxemburg le 5 mars 1870. Le district de Zamosc a été pratiquement épargné pendant la guerre