L’auteur de cet article, le docteur Jens Langer, est un des principaux amis du FCE au Mecklembourg (ex-RDA). Avec lui et ses ami-e-s de Rostock, nous avons mené de nombreuses actions de protestation. La devise de ce pasteur à la retraite est: «Protestant vient du mot protester», et cela depuis bien avant 1989 et, encore à ce jour.Le 6 octobre 1959, j’étais admis à l’Université de Iéna. C’était il y a tout juste 50 ans, la veille du jour de la fête nationale de la fondation de la RDA. Personne ne m’en avait félicité, c’était cependant une victoire. Après mon baccalauréat, on m’avait signifié par écrit qu'il m'était interdit de poursuivre des études dans le pays. Un an plus tard, je recevais une invitation écrite pour une inscription – bien que déjà tardive pour 1959 – et je me tenais maintenant là, dans le bureau de l’université. Le fonctionnaire me dit «Vous êtes là pour vous inscrire» puis poursuivit «Mais votre dossier n’est pas là». Puis «Alors on va le faire sans dossier». Je soupçonne aujourd’hui qu’il n’avait pas agi de son propre chef mais qu’il y avait eu accord entre cet employé et le doyen de ma future faculté. (Ce que les yeux ne voient ne peut pas faire de mal!)Cela faisait des années que ma mère me mettait en garde contre mes propos d’«opposant politique». «Un jour, ils te mettront en prison». Moi, j’étais plutôt peureux et je ne voulais provoquer personne. Mais ma réserve et mon silence étaient en soi une provocation, dans une école échauffée idéologiquement. Je n’ai pourtant pas trop souffert des réactions anti-pédagogiques, mais ce n’était pas grâce aux professeurs. Je répondais régulièrement à ma mère: «On les aura tous». Sans vraiment préciser de qui il s’agissait.Le 5 décembre 19891, j’adressais dans la rue la parole à de parfaits inconnus: «Cette nuit, la Sûreté d’Etat a été abolie. Maintenant, nous les traînerons tous devant le Tribunal». L’un d’eux réagit: «Pas tous. La plupart n’ont fait que leur devoir». Un jour plus tard, j’étais le co-président d’une «Commission d’enquête indépendante sur la confiscation et l’examen des dossiers du ministère de la Sûreté d’Etat/Sécurité Nationale (STASI)» de notre région (en allemand, UUA). Maintenant, je les «avais» tous. Et qu’avons-nous fait? Peu de temps après, nous sommes allés dans les églises et vers la presse pour les informer sur les principes et l’état de nos recherches. En présence d’un procureur militaire, nous avons désarmé environ 2.000 employés (de la STASI) et veillé à ce qu’ils soient licenciés dans les règles. Mon cauchemar était que, si nous n’agissions pas ainsi, des groupes se constituent clandestinement ici et là et que les parents apparaissent comme martyrs aux yeux de leurs propres enfants. Le procureur militaire, harnaché de pied en cap, ne s’est montré coopératif qu’après que nous ayons découvert, en sa présence, des papiers à entête et des cachets de sa propre administration dans un coffre de la STASI. Durant la procédure de désarmement des fonctionnaires de la STASI, dont le statut était quasi militaire, sa présence agit peut-être aussi comme une sorte de contrepoids, face à la forte présence de civils. La Commission rédigea de plus un livre sur la STASI dans notre région.Dans les manifestations, mon fils de quinze ans et son cousin étaient aux premiers rangs. Je savais que c’était eux qui avaient appelé à ces manifestations. Je jubilais. La semence protestante éclosait. Je publiais dans le «Bürgerrat» de Rostock, le premier journal libre de RDA, un article: «la révolution protestante».Quelques mois plus tard, je quittais la Commission d’enquête. La charge supplémentaire de travail avait certes joué un rôle, mais je m’étais surtout clairement rendu compte qu’avec la disparition d’un service secret, c’est un nouveau service secret victorieux qui voyait le jour.Il est vrai que les Eglises protestantes jouèrent un rôle important durant ces mois, ainsi que pendant leur préparation.
Le cardinal catholique Sterkinsky (Berlin), se demandait en 1990, et neuf ans plus tard encore, pourquoi son église avait raté la jonction avec les événements. La contribution protestante aux changements avait résulté à la fois de l’existence d’une conception émancipatrice de l’homme, de sa légitimité – l'Egise protestante étant la seule institution non intégrée dans l’Etat – et de sa modération. Si au début, toutes les paroisses ne furent pas ouvertes à ces nouveaux hôtes et à leurs objectifs politiques divers, heureusement il y en eut un nombre suffisamment significatif.Mais il n’y a pas eu de révolution, et le «tournant»2 n’a existé que dans l’imagination d’Egon Krenz et de Helmut Kohl, afin de perpétuer leur propre pouvoir. Si l’on observe les événements d’un œil réaliste, on constate l’évolution suivante: un système s’effondre, l’empire soviétique en tant que super-système, mais aussi les systèmes des différents Etats membres du Pacte de Varsovie, entre autres la RDA avec ses innombrables sous-systèmes qui ne communiquaient plus entre eux – le gouvernement et la population depuis longtemps à cause de la fracture entre pouvoir réalité, le parti et les besoins de la population, depuis un certain temps, culture et politique depuis longtemps. Au moment où les canaux de communication étatiques officiels se bouchent et finissent par s’effondrer, des canaux informels de groupes à vocation éthique se forment autour de thèmes tels que l’écologie, l’antimilitarisme, le féminisme et l’émancipation politique. Ils organisent un nouveau départ, en plein effondrement. Mais les rapports de forces réels et les besoins de la population tout aussi réels ont transformé ce merveilleux automne de notre anarchie en annexion à la République Fédérale d’Allemagne. Il n’y aura pas de Constitution commune selon les lois fondamentales, mais l’adhésion des régions et des citoyens. Quiconque pense que ce n’est pas le comble du bonheur devrait au moins pouvoir prendre ce résultat pour un moindre mal par rapport à ce qui aurait pu arriver. Mais en dépit de la spécificité allemande, tout cela ne s’est pas passé à l’intérieur d’un cadre national isolé: le cours des événements et le résultat final étaient partie prenante d’un séisme politique dont l’épicentre se situait en Europe mais dont le retentissement fut mondial. Mikhaïl Gorbatchev fut autant acteur que victime des circonstances.
(…) Entre 1985 et 1988, j’avais beaucoup travaillé à répertorier les perspectives culturelles et le potentiel existant dans la seule institution qui n’était pas totalement intégrée dans l’Etat. Il s’agissait pour moi des aspects pratiques d’un débat international pour imposer et changer des valeurs dans l’intérêt d’une innovation culturelle dans le cadre des conditions locales. Cela aurait pu résulter en un mode d’emploi pour imposer ses idées dans le dialogue. Lorsque j’ai terminé mon travail, il n’a pas pu être publié en raison de son langage «bourgeois» et de son contenu philosophique.
Les expériences citées et le savoir qui en résultaient m’ont toujours incité à me confronter aux différentes situations. Que ce soit dans ma nature ou en raison de ma foi, il s’agit en tout cas d’un cadeau issu de l’amitié pour beaucoup de personnes côtoyées quotidiennement ou rencontrées dans des situations uniques – parmi elles, pendant 20 ans, quelques marxistes authentiques. En 1953, c’est avec frayeur que le garçon curieux que j’étais regardait les tanks soviétiques lorsqu’il avait voulu rejoindre les ouvriers des chantiers navals en grève. Il n’y avait aucune chance contre cette force militaire. Il n’y avait rien à faire. En 1956, nous écoutions sur Radio Vienne la voix lointaine de Imre Nagy qui appelait à l’aide. Il n’y avait rien à faire. En 1968, les idées d’Alexandre Dubcek à Prague nous avaient inspirés. Elles ont été écrasées. Nous ne pouvions pas faire grand-chose. Dans les années 1970, les partis eurocommunistes avaient éveillé nos espoirs. Mais c’était loin, et ne pouvait donc pas devenir notre affaire. Mais en 1989, tout était différent. Le temps historique avait beaucoup évolué. Maintenant nous devions agir. Et nous avons fait ce que nous pouvions. Ce n’était pas beaucoup, mais nous l’avons fait. Modération, engagement pour la transparence et la participation. Ce n’était pas une révolution protestante, mais j’y ai participé en tant que protestant. Un jour, des membres de la commission d’enquête indépendante se sont même assis devant le siège du service secret pour le protéger des vandales. Quel paradoxe! Mais il était dicté par la raison. Un dixième de la population de notre ville participait aux manifestations. 25.000. C’est le pourcentage qu’indiquent les sociologues pour la part active de la population. Nous voulions atteindre 100%. L’artiste Tisa von der Schulenburg a fait un dessin en octobre 1989: on voit des gens sortant de notre église pour aller manifester en criant: «Nous restons ici – rejoignez-nous!»Nous voulions remplir le vide avec nos propres idées. Nous avons commencé. La suite est entrée dans l’Histoire. Tout ce que nous avons fait était nécessaire, mais nous n’étions que les figurants de l’Histoire. Est arrivé ce qui devait arriver. Ce n’est pas une déception, mais l’acceptation de la nécessité (chez Friedrich Engels, c’est d’ailleurs une définition de la liberté).
Il fallait bien continuer à vivre, avec ses talents et ses chances, avec sa vulnérabilité et ses secrets. Il fallait que les événements «passent», à coup d’argent et d’adaptation, dans le choc des cultures et dans la contradiction. Il fallait se battre pour de nouveaux repères dans une existence humaine. Dans les années 1990, nous nous sommes souvent réunis pour nous occuper d’êtres humains, de leurs compétences et de la solidarité. «Pour le travail pour tous» était le nom de notre alliance entre syndicats, partis et églises et près de 10.000 personnes ont manifesté avec ce mot d’ordre. Les guerres en Irak et le sommet du G8 à Rostock nous ont fait redescendre dans la rue. A Heiligendamm en 2007, la surprise n’est pas venue des grandes messes politiques occidentales mais du côté de la jeunesse, très présente et pleine d’idées, de la résistance internationale contre la domination du capital et de ses plus anciens alliés. Des femmes et des hommes qui descendent dans la rue pour plus de démocratie, de justice et de participation sont considérés comme des adversaires du système, et traités en conséquence par les forces de police. Le personnel de sécurité est débordé et devient victime d’une politique hégémonique devenue obsolète. Lors de sa première élection, la chancelière allemande avait déclaré: «Oser plus de liberté». Ce plus de liberté a été suivi de plus de surveillance, de plus de guerres, et d’une fracture sociale de la société. La banalisation de la brutalité reflète le potentiel de violence de l’Etat, les morts se multiplient aux frontières d’une Europe qui refuse de laisser entrer les misérables. C’est ainsi que les pyromanes néo-libéraux sont appelés à être les pompiers du système, maintenant que les forces d’auto guérison du marché se sont évanouies. Quiconque a vu un Etat disparaître sait qu’en comparaison, dans le cadre de la globalisation, ce système est encore très efficace, complexe et différencié. Mais les signes d’une sclérose politique, sociale et économique sont déjà visibles.
Voir encadré «Bribes de contexte historique.
Die Wende, nom donné en Allemagne au processus de changement en Allemagne de l’Est, du socialisme avec économie planifiée à la démocratie capitaliste.
Bribes de contexte historique*
A l’époque, le bloc de l’Est était en train de se décomposer. Depuis 1985, l’URSS appliquait une politique de réforme et d’ouverture. Mikhaïl Gorbatchev avait déclaré l’expiration de la doctrine Brejnev, c’est-à-dire la fin du protectorat russe garantissant l’existence de la RDA. Le nombre de personnes qui quittaient la RDA par un autre pays de l’Est augmentait rapidement. Des milliers de personnes occupaient les ambassades d’Allemagne de l’Ouest à Varsovie, Prague et Budapest pour obtenir des autorisations de voyage. Au sein de la RDA même, des mouvements pour la paix et les droits des citoyen-ne-s gagnaient de plus en plus de force. A partir de septembre 89, les «manifs du lundi» apparurent, suite à des prières pour la paix dans les villes de Leipzig, Dresde et Berlin. Les manifestant-e-s revendiquaient des élections libres, la liberté de circulation et mettaient en cause le système de parti unique. Le 9 octobre, 70.000 participant-e-s à Leipzig scandaient le slogan «Wir sind das Volk!», «Nous sommes le peuple!».Au même moment, le gouvernement de la RDA était en train de célébrer le quarantième anniversaire du pays. Et quatre mois auparavant, après le massacre des manifestant-e-s sur la place Tian An Men, ce même gouvernement avait envoyé ses félicitations au gouvernement chinois pour le succès de sa répression contre la contre-révolution. En RDA, malgré des arrestations, on ne peut pas dire qu’il y ait eu trop de violences exercées contre les manifestant-e-s du lundi et, au contraire de l’exemple chinois, le gouvernement finit par démissionner.Le 9 novembre, le représentant du bureau politique annonçait, dans une conférence de presse mémorable, l’ouverture immédiate des frontières pour les citoyen-ne-s de la RDA, ce qui était revendiqué la même nuit par des milliers de personnes.Après plusieurs mois de flottement, des élections en RDA et des négociations entre les représentantes des deux Etats allemands et des quatre puissances sorties victorieuses de la deuxième guerre mondiale, la RDA fut finalement intégrée à la RFA le 3 octobre 1990. Cela se traduisit par l’assimilation de la RDA dans la Constitution, le système éducatif, économique, monétaire, hospitalier, les transports ainsi que les télécommunications de la RFA.
* Extrait de Timult No1, voir Archipel No 175