L’actualité catalane change tous les jours, mais ce qui ne change pas, c’est ce qui s’est passé le 1eroctobre dernier. Depuis Barcelone, un ami qui n’épouse pas les thèses de l'un ou l'autre des nationalismes, raconte ce qu'il a vu et entendu dans les rues. Un autre son de cloche que celui des médias dominants, qui permet de mieux comprendre les événements ultérieurs.1
Après la journée de dimanche 1er octobre, jour du référendum illégal accompagné de violentes charges policières pour l’empêcher, la population est en état de choc. La sensation de rupture consommée avec le régime espagnol issu de la «transition» s’est encore approfondie.
Les déclarations du Premier ministre espagnol Rajoy: «fier de l’action de la police», du roi: «le problème en Catalogne c’est les indépendantistes» et le soutien des socialistes et journalistes espagnols ne fait qu’élargir le fossé qui s’est creusé. Face aux aspirations largement partagées à l’autodétermination, les autorités espagnoles restent campées sur leurs positions, refusant le dialogue et cherchant à imposer le statut quo par la force. Bref, la fuite en avant se poursuit et il est difficile de deviner ce qui pourrait l’arrêter.
Si les élections pouvaient changer la vie…
… elles seraient interdites. C’est ce que disait avec ironie un vieil adage anarchiste. Ces jours-ci, le paradigme s’est, d’une certaine manière, inversé. C’est parce que ce référendum était illégal qu’il a constitué un moment de rupture aussi intense. Organisé de manière semi-clandestine, il a remis en marche des réseaux de complicité dans tout le pays et au-delà. Comme du temps de Franco, les urnes ont ainsi été acheminées dans le plus grand secret depuis la Catalunya Nord (la région de Perpignan). Elles ont ensuite été cachées dans des centaines d’endroits rocambolesques sur tout le territoire, se moquant des contrôles de police. Dans le même temps, dans la plupart des quartiers et villages, des comités de défense s’organisaient pour faire face à la répression qu’annonçait l’arrivée de 10.000 militaires et policiers d’Espagne. Plusieurs jours avant, les bureaux de vote étaient occupés, prenant du même coup de vitesse les tribunaux et les forces de l’ordre. Dans certains endroits, ne manquant pas d’inventivité, les portes étaient retirées pour empêcher que les bâtiments puissent être fermés ou mis sous scellé. La nuit précédant le scrutin, les urnes ont enfin été distribuées dans des circonstances dignes d’un mauvais film d’agents secrets. Des milliers de «citoyens-séditieux» accompagnaient l’urne interdite dans ses péripéties et parvenaient envers et contre tout à passer entre les mailles du filet policier. Finalement, le 1er octobre, le pays se réveillait aux aurores pour défier l’Etat espagnol, comme jamais depuis la fin de la dictature franquiste, dans une étrange calma tensa, tension calme. C’est là que s’est produit ce que bien peu avaient envisagé, en tout cas avec une telle arrogance et une telle volonté de terroriser la population.
Des violences révoltantes
L’attaque par les militaires et policiers des bureaux de vote et des votants a révolté le pays. Le tout étant diffusé en direct par les réseaux sociaux et les médias catalans. Mais face à un tel autoritarisme, une résistance acharnée s’est constituée. Coude à coude, des dizaines de milliers de personnes ont affronté la répression, c’était pour beaucoup la première fois, et une brèche s’est ouverte. Car ce qui prend corps entre les gens dépasse la simple question de l’indépendance. Sur une de ces barricades, un ami s’enflammait en s’exclamant hilare «on n’a pas connu un tel niveau d’auto-organisation depuis 1936". La désobéissance collective a soudé les foules et les coups des forces de l’ordre ne semblaient parfois qu’une preuve de plus de leur impuissance. Car les autorités semblent oublier que le conflit est plus politique que militaire. Et qui pense sérieusement combler le fossé entre les deux pays à coups de matraque? Je suis passé dans un des petits villages qui a été attaqué par trois bataillons de la Guardia civil (force militaire espagnole, équivalant formellement à la gendarmerie française mais ici associée à la dictature fasciste). J’ai vu des gens traumatisés par les coups reçus, les destructions opérées dans leur mairie et le vol de leur urnes et du même coup de leur «droit à décider».
Soyons clairs, les gens ont peur, mais j’ai aussi senti la dignité des gens qui se soulèvent ensemble, la chaleur humaine (el caliu) des voisin·es pour qui rien ne sera plus comme avant et qui à leur manière font partie d’une communauté en lutte. La place du village accueille un monument improvisé et des messages de solidarité alors que la porte de la mairie ressemble à celle d’un squat après une expulsion. Le lendemain des assauts, un village voisin est venu organiser un dîner populaire ou les habitant·es ont pu manger ensemble, raconter leurs histoires, soigner les blessures physiques ou morales, parler de leurs peurs et encore un peu de leur détermination, échanger sur comment continuer après ça. C’est une des choses à apprendre du mouvement catalan. Sa capacité à inclure les gens dans leur diversité. Les places de Barcelone résonnent autant que celles de bourgades isolées, relativisant pour un temps le centralisme de la capitale. De même, les enfants et les plus anciens sont parties prenantes de ce qui se passe dans la rue. De nombreuses personnes ont ainsi organisé ces jours-ci des tours dans les quartiers pour accompagner les personnes âgées qui voulaient participer aux mobilisations. «Ils sont sûrement plus forts que nous militairement, mais pour prendre soin des nôtres, on est les meilleurs!» disait quelqu’un sur twitter.
Grève générale
Mardi 3, la grève générale avait une saveur étrange. Elle avait été convoquée en amont par les syndicats anarchistes et indépendantistes révolutionnaires mais suite aux agressions de dimanche c’est la quasi-totalité des organisations syndicales, sociales et politiques du pays qui appelait à suspendre l’activité du pays. A tel point que la police catalane, certains patrons et le gouvernement lui-même soutenaient cette mobilisation. La grève générale a été suivie comme jamais dans les territoires ruraux qui en général ne sont pas autant impliqués dans ces journées de lutte. Toute la journée, les places des villages, de villes moyennes ou grandes se sont remplies. Des manifestations étaient coordonnées par ces comités de défense actifs depuis moins d’un mois. Il faut imaginer qu’en proportion, c’est un peu comme si en France 15 millions de personnes prenaient les rues jusque dans les plus petites communes pour s’opposer aux violences policières. Là où j’étais, 25.000 personnes ont défilé avec le sentiment de vivre un moment historique. En passant en silence devant la caserne de la Guardia Civil, un cordon de sécurité fut formé par les pompiers. L’émotion, mélange de peur et de colère, était palpable. Sous le porche ouvert, les militaires se sont mis en position provocante, toutes armes dehors et les regards échangés en disaient long sur leurs intentions. «On va vous faire courir comme on a fait courir vos grands-parents» menaçaient certains de ces militaires avant l’opération de dimanche. Force est de constater que pour beaucoup d’entre eux se joue ici un remake obscène de la guerre civile. Depuis dimanche, des militaires hébergés dans des hôtels ont dû partir suite à quelques incidents notamment dus au fait que les voisins ne les laissaient pas dormir... Depuis deux semaines, tous les soirs à 22h, les gens sortent aux balcons et tapent dans des casseroles. Ces «casserolades» sont une forme de protestation souvent utilisée ces dernières années, que ce soit dans le mouvement contre la guerre en 2003 ou le mouvement du 15M en 20112 mais jamais avec une telle ampleur, avec une telle résonance. Des liens se tissent dans un bâtiment quand la plupart des voisins se retrouvent le soir depuis leur balcon à taper rageusement sur leurs vieilles casseroles.
Malgré les contradictions
Bien sûr, pour beaucoup de personnes et collectifs impliqués dans les luttes sociales en Catalogne, il y a de nombreuses contradictions à participer à ce mouvement. Le patriotisme nous est particulièrement étranger. Voir des marées de drapeaux aux couleurs de la Catalogne est pénible surtout quand ceux-ci servent à cacher les différences, notamment de classe, qui traversent la société catalane. Ainsi, se retrouver dans la rue avec notamment des gens de droite est au mieux étrange, au pire carrément désagréable. On a souvent peur d’être les idiots utiles de la construction d’un nouvel Etat qui sera probablement aussi corrompu que les autres. Les politiciens indépendantistes ont besoin de la mobilisation de rue mais sont effrayés par un débordement et surtout désireux de garder le contrôle sur ce mouvement populaire si divers et chaotique. Pour garder la main, ils en appellent en permanence au seny, ce mélange de bon sens et de modération censé caractériser les Catalans. Pour les partisans du nouvel ordre catalan, ce seny serait ainsi le fondement de la construction du pays sur un modèle de démocratie libérale intégré à (et sauvé par) l’Union européenne. Dans un même mouvement, ces politiciens et journalistes tentent par tous les moyens de construire l’unité patriotique en s’indignant des violences des polices espagnoles tout en glorifiant la police catalane pourtant bien connue pour sa brutalité au cours des luttes sociales de ces dernières années. C’est la bataille pour ce qu’en Catalan on appelle el relat: la narration de l’histoire, celle qui restera la version officielle. La référence permanente à Ghandi, Mandela et Luther King participe de la construction de ce mythe. On gagnera parce qu’on a raison, semble parfois penser une partie de la société catalane. Ceci est fortement alimenté par la peur compréhensible que la situation tourne à la guerre civile, ce que personne ne veut, ou plutôt à l’occupation militaire du pays, ce que tout le monde craint.
Malgré tout, une grande majorité des mouvements sociaux ont décidé de s’impliquer puisque comme disait un camarade sur un des nombreux points de blocage de la grève générale: «si on reste à la maison ce mouvement provoquera un changement seulement institutionnel alors que si on s’en mêle, avec la force qu’ont nos réseaux anticapitalistes sur tout le territoire, on aura forcément une incidence sur les événements. Pour nous, c’est dans la rue et depuis la base que les choses se jouent». Comme le dit le slogan le plus repris de ce mouvement, hérité directement des squatteurs et antifascistes: «els carrers seran sempre nostres!» (les rues seront toujours nôtres!).
Contre l’Etat espagnol et son monde
La construction d’un nouveau pays ouvre également des perspectives passionnantes et d’autant plus quand cette construction se fait à travers la résistance populaire et dans ce contexte de mouvements sociaux puissants. C’est ce que certains camarades appellent «l’indépendance pour tout changer». Profiter de cette table rase pour imposer un nouveau rapport de force. Car au final quand les démocraties modernes n’offrent comme perspectives que des changements cosmétiques, si ce mouvement provoque la dislocation de l’Etat espagnol, il s’ouvrira une brèche pour une transformation on ne peut plus palpable de la réalité. Au-delà de la question de l’indépendance, cette lutte se produit contre l’Etat espagnol et son monde. La filiation avec le régime franquiste est – malgré le changement de look – une évidence dans ce que ces institutions portent de valeurs autoritaires, centralistes, machistes et racistes. D’un autre côté, le Parti Populaire espagnol se place à la pointe des ajustements capitalistes imposés avec l’excuse de la crise et est du même coup en grande partie responsable de la catastrophe sociale qui s’est produite ici ces dernières années. Rajoutons à cela des histoires de corruptions qui font passer le PP pour une organisation mafieuse. Ce cocktail de réactionnaires, capitalistes et voleurs encravatés provoque ainsi un profond rejet pour une immense partie de la population de Catalogne (et bien sûr chez les étrangers très nombreux et qui n’ont pas pu voter). Et bien non, malgré tout cela, la droite extrême compte sur un énorme soutien dans sa position sur la Catalogne, et ce jusqu’au PSOE ou à la quasi-totalité des médias espagnols. Et l’écart se creuse, encore et toujours…
Des rassemblements fascistes
Mais les unionistes espagnols savent aussi utiliser l’agitation de rue et ces derniers jours, les rassemblements fascistes se multiplient et ce jusqu’en Catalogne, terre pourtant peu propice à ces «idées». Quelques agressions ont déjà été subies et la rumeur paranoïaque court sur les réseaux sociaux. Les discours prononcés depuis Madrid par les politiciens des principaux partis espagnols (hors Podemos) comme des médias donnent des ailes à cette tendance ultra qui est prête à faire des coups de force pour que la peur du chaos prenne le dessus. Ce qui donne de préoccupants relents de stratégie de la tension, comme au cours des années de plomb en Italie et si le niveau de violence augmente ces jours-ci ça sera probablement du fait de ces «incontrôlables».
Il n’est pas évident de conclure puisque aujourd’hui tous les scénarios sont ouverts. Si les politiciens font ce qu’ils disent, le conflit ne devrait que s’amplifier. Lundi prochain (le 9 octobre) le gouvernement catalan pourrait proclamer unilatéralement l’indépendance. Ce à quoi le gouvernement espagnol devrait répondre par l’arrestation de tous les hauts responsables catalans et l’occupation militaire du pays. Ça semble fou mais c’est le scénario le plus probable si personne ne met un coup de frein. Va-t-il falloir former de nouvelles brigades internationales? Nous aurons sûrement besoin de tous les soutiens possibles pour que le régime espagnol ne réalise pas son rêve de soumettre la révolte catalane.
- Article écrit «à chaud», quelques jours à peine après les événements du 1er octobre.
- Voir chapitres sur le mouvement du 15M dans Constellations