La constatation de loin la plus frappante est la façon dont est fait le bilan de son travail. On a fait entendre les voix critiques de ceux qui avaient été en faveur du remplacement de la grande coalition entre le parti social-démocrate (SPÖ) et le parti conservateur (ÖVP), ainsi que des porte-parole des grandes manifestations contre le gouvernement qui, entre-temps, n’ont plus lieu. Les avis favorables viennent exclusivement des cercles proches du gouvernement, et aucun bilan politique n’a été fait.
En y regardant de plus près, c’est moins étonnant, et surtout il ne s’agit pas d’une conséquence des intentions du gouvernement déclarées dans le préambule de son programme. Le personnel en Autriche a été changé, et les nouveaux venus n’ont aucun intérêt à ce qu’on les mette en question. Il est superflu de discuter sur l’affectation de proches du gouvernement aux postes-clés, puisqu’ils sont déjà en place. Le gouvernement pourrait aussi bien démissionner, puisqu’il a accompli sa véritable tâche. S’il n’y avait pas ce chancelier qui a toujours voulu être chancelier à la place du chancelier, cette ministre des Affaires étrangères qui a toujours voulu être ministre des Affaires étrangères à la place du ministre des Affaires étrangères et ce secrétaire d’Etat à la Culture qui a toujours voulu être secrétaire d’Etat à la Culture à la place du secrétaire d’Etat à la Culture, et toute une série de politiciens du FPÖ avides de pouvoir qui ont toujours voulu être des membres du gouvernement plutôt que des politiciens du FPÖ.
Les médias autrichiens ont adopté une manière pragmatique de rendre compte des désaccords avec le gouvernement: le silence. A l’exception des éclats de voix en provenance de Carinthie, le fief de Jörg Haider qui aurait encore plus voulu être chancelier à la place du chancelier, et qui peut-être voudrait être vice-chancelier à la place de la vice-chancelière venant de son parti, en risquant par-là de perdre ses chances de devenir chancelier à la place du chancelier. Bien sûr on trouve encore des critiques venant de l’opposition et, dans les médias en désaccord avec la participation du FPÖ au gouvernement, les commentaires critiques sont toujours les bienvenus, mais ils ne traitent plus de la politique et du rôle du gouvernement autrichien mais plutôt des changements politiques après l’arrivée au pouvoir du gouvernement centre-droit de Berlusconi en Italie.
Il ne s’agit pas là d’un programme écrit, mais plutôt de résultats qui, suite à des changements de personnel ou de mesures d’organisation, vont tout naturellement dans le sens du gouvernement. Quel journal aurait intérêt à continuer une discussion sur la politique culturelle avec un secrétaire d’Etat à la culture qui est responsable à la fois de la législation et des subventions concernant les médias?
Même le carnaval a changé en Autriche. Bien sûr, il y a toujours le bal de l’Opéra avec tous ses fastes, mais on ne trouve plus dans la rue le Mardi-Gras des marchands déguisés derrière leur stand de saucisses et de programmes informatiques, et plus aucun journal ne publie de blagues sur la situation politique, parce que tout le monde sait que même après le discours drôle et spontané de Jörg Haider le Mercredi des Cendres, le carnaval sera loin d’être fini. Dernièrement il a fait la Une d’un magazine avec son ministre des Finances, déguisés en indien et en éminence grise. Le chancelier autrichien, quant à lui, reste aussi cool pendant les fêtes qu’il l’est toute l’année pendant son travail. On pourrait presque oublier qu’il s’agit de politique. De quelle politique – on l’a vu ces deux dernières années, on en a parlé, on s’est beaucoup tu aussi. Mis à part les couacs nationalistes venant d’un parti de gouvernement, l’Autriche n’est pas un cas isolé. Partout en Europe on assiste à une braderie des intérêts, à la prise du pouvoir par un capital anonyme et exempt d’impôts et au fait qu’aujourd’hui, il ne soit plus nécessaire de travailler pour s’enrichir mais plutôt de spéculer en Bourse ou jouer à la loterie. Actuellement, aucun pays n’agit de manière plus nationaliste que les Etats-Unis, que personne ne traiterait de nationalistes parce qu’un continent entier est trop grand pour être soupçonné de nationalisme. En Autriche ce développement a commencé un peu avant les autres pays européens, avec les mêmes politiciens qui gouvernent maintenant aussi dans d’autres pays européens, aux Etats-Unis ou en Israël. Bien que leurs positions soient très différentes, ils œuvrent tous, avec de grands moyens, à la transformation de la société, à la redistribution vers le haut, au dévouement à la cause nationale et au renforcement des assises de leur pouvoir.
Ce qui ne change rien au fait que le gouvernement autrichien est bien “made in Austria” , avec l’aide de l’opposition sociale-démocrate et verte qui a cru nécessaire d’expliquer à l’opinion internationale pourquoi l’Autriche, malgré la participation du FPÖ au gouvernement, est restée une démocratie sans risques, au lieu de laisser le gouvernement faire de telles déclarations.
La première année, opposition et gouvernement ont donc joué séparément les témoins à décharge vis-à-vis de l’étranger tandis qu’à l’intérieur, le gouvernement n’arrêtait pas de se disculper. Et voici que l’année suivante, après le 11 septembre, il reçoit une caution internationale pour justifier telle ou telle mesure de contrôle politique par les nouvelles exigences de sécurité et pour camoufler telle ou telle promesse non réalisée par la situation économique mondiale. C’est seulement la troisième année qui, selon les déclarations faites il y a six mois, devrait être celle de la récolte des fruits de son travail, où on commence à voir plus clairement les ruptures entre ses déclarations et les effets de sa politique. Le bilan de l’action du gouvernement par exemple dans le secteur des arts, de la culture et des médias entre février 2000 et février 2002, qu’aucun média n’a publié, est le suivant:
Le budget fédéral des subventions de la culture a été réduit à deux reprises, de 15% au total, et quelques domaines ont subi des réductions plus importantes. Le record est détenu par la production cinématographique avec 38%. Les Länder et leurs capitales, qui ont dû contribuer à assainir le budget fédéral, ont suivi l’exemple. Ainsi Graz, capitale de la Styrie, qui postule au titre de capitale européenne pour 2003, a décidé une réduction de son budget culturel de 15%. Si l’on prend en compte le taux d’inflation et divers autres facteurs, on arrive en réalité à une réduction totale de 20% des subventions fédérales à la culture. Les instituts autrichiens à l’étranger, comme d’autres biens culturels du domaine public, sont en train d’être vendus. Les bénéfices de ces ventes seront utilisés pour financer le “déficit zéro” (pas de nouvelles dettes) ou pour constituer un fonds de réserve pour la campagne électorale. Les moyens de la représentation culturelle de l’Autriche à l’étranger sont au point le plus bas de leur histoire et, à l’échelle d’un Etat, de l’ordre du budget annuel d’un organisateur autrichien de manifestations culturelles locales.
Les subventions pour les médias, destinées à l’origine à garantir leur pluralité et leur qualité, sont devenues des moyens pour les punir ou les récompenser. Il arrive que l’un d’eux se voie attribuer 2,5 millions d’Euros et d’autres rien du tout. Le journal “Zur Zeit” de l’ancien “conseiller culturel” de Haider, Andreas Mölzer, reçoit des subventions pour une ligne rédactionnelle qui prône la sauvegarde de “notre culture allemande” , la “vérité historique” , une “Europe des patries” , contre “les diktats de Bruxelles” , la “perversion de l’art” , les “parasites sociaux” et la “haine de soi-même” . Deux ans après qu’un grand nombre d’artistes autrichiens aient exprimé leur méfiance envers le FPÖ et le nouveau gouvernement, il s’avère que cette méfiance était plus que justifiée.
L’Autriche a deux gouvernements, l’un qui excite les esprits, l’autre qui se veut pacificateur. L’un qui fait de l’Autriche un adversaire de l’intégration européenne et de l’élargissement de l’UE vers l’Est, l’autre qui représente la ligne de l’Union. L’un qui voit l’ennemi extérieur à l’intérieur du pays et à ses frontières, l’autre qui tente par un flot de paroles de limiter les dégâts. Il devient de plus en plus difficile de distinguer si leurs objectifs sont les mêmes, exprimés de façon différente, ou s’ils divergent. Pendant ces deux dernières années, le ÖVP est devenu champion dans l’art du discours. Il ne remarque même plus que, lorsqu’il oblige les étrangers résidant en Autriche à apprendre la langue allemande sous peine d’expulsion, on ne peut pas parler de “contrat d’intégration” , puisqu’il ne s’agit pas d’un contrat. Et pas seulement parce qu’aucune organisation représentant les intérêts de citoyens non-autrichiens n’a été entendue à ce sujet ni invitée à des concertations.
Gerhard Ruiss - Vienne, Mardi Gras 2002