Ce texte est une version remaniée de l’exposé que j’ai présenté au séminaire sur la question du "processus d’intégration en Europe de l’Est et dans l’Union Européenne" et des conséquences pour les pays de la CEI. Le séminaire était organisé par l’Institut National de Moscou pour les relations étrangères et la Fondation Rosa Luxembourg du 30 octobre au 2 novembre. Il fait partie d’un programme de coopération à long terme.
Y-a-t-il une "invasion silencieuse" de la Chine dans l’espace sibérien et la Mongolie? On entend aujourd’hui quelques mises en garde de ce genre, au niveau international comme en Russie et à Moscou en particulier. On parle de trois, quatre, cinq millions de Chinois ou plus, qui seraient déjà sur le territoire russe, auraient déjà développé leurs propres structures communales... La Mongolie serait aussi, semble-t-il, envahie d’immigrants chinois. Mais celui qui, sur place, vérifie ces informations comme je l’ai fait moi-même lors d’un voyage d’études en Mongolie, en Chine du Nord et le long de la frontière russo-chinoise, doit se rendre à l’évidence: les annonces d’une "expansion" incontrôlée de millions de Chinois appartiennent au domaine de la spéculation politique. Ni à Oulan-Bator, ni ailleurs en Mongolie, ni dans les villes frontières de Sibérie ou de l’Extrême-Orient, je n’ai pu constater d’envahissement chinois notable et encore moins de quartier chinois. Il n’existe pas d’invasion silencieuse mais la question se pose: à qui profitent ces rumeurs? C’est vrai, la Chine se développe économiquement: un boom économique, un volume croissant d’exportations internationales, l’entrée dans l’OMC, le bien-être visiblement grandissant d’une classe moyenne en expansion en témoignent de façon éloquente. La Chine a aujourd’hui une croissance économique moyenne de 8 à 10%, à la tête des dix pays à l’économie en croissance la plus rapide, devant les Etats-Unis qui occupent la seconde place. Suivent ensuite le Japon, l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud et l’Allemagne. Et enfin la Thaïlande, autre pays asiatique.
En bref, l’espace asiatique est aujourd’hui la zone de croissance économique la plus rapide, avec à sa tête la Chine. Les capitaux chinois recherchent des possibilités de placements. Au même moment, le chômage de masse s’accroît en Chine ce qui conduit à des flux migratoires de travailleurs immigrés dans les pays voisins. Au moins cent vingt millions de travailleurs saisonniers se déplacent en Chine à la recherche d’un emploi. Chaque année il faudrait créer 9 millions de nouveaux emplois pour une population toujours en expansion. La Chine compte 1.250 millions d'habitants, face aux 21 millions d’habitants de la zone sibérienne et russe orientale et aux 2,6 millions de Mongolie. Si la politique d’un enfant par couple se poursuit, la population ne se stabilisera à 1.500 millions d’habitants que vers 2050.
Ces faits suscitent la crainte chez les pays voisins de la Chine.
Les analyses des spécialistes locaux qui travaillent sur les flux migratoires aux frontières chinoises montrent cependant qu’on ne peut pas parler d’invasion. Dans la région extrême-orientale de la Sibérie, le nombre de Chinois qui avait augmenté temporairement jusqu’à 750.000 en 1993 s’est stabilisé depuis à 250.000. C’est environ 1% de la population de cette région, moins de 0.5% de la population russe, beaucoup moins en tout cas que la proportion de Turcs en Allemagne qui, avec 4 millions de personnes, constituent plus de 5% de la population allemande. Ces chiffres comprennent d’ailleurs les touristes chinois, environ la moitié. La grande majorité des autres nouveaux venus font des allées et venues pour des raisons économiques ou culturelles. Ce qui signifie que la plupart des travailleurs émigrés chinois ne font que des séjours limités dans les pays d’accueil et qu’ils retournent régulièrement dans leur famille en Chine. L’expansion économique de la Chine n’a pour le moment pas conduit à une invasion massive de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, ni par les capitaux chinois ni par la main-d’œuvre chinoise. Au contraire, après la remise en vigueur des visas dans le milieu des années 90. le nombre de Chinois résidant en territoire russe a diminué.
Les rumeurs faisant état de trois ou quatre millions d’immigrants chinois – voire plus – dans les pays voisins de la Chine sont manifestement des estimations dictées par la panique au moment de l’ouverture des frontières. Au contraire, la présence et les activités des Chinois sur le territoire russe ne sont pas perçues comme un danger par les spécialistes russes locaux mais comme un enrichissement utile et même nécessaire de leur pays. Les marchandises chinoises bon marché ont permis à la population de survivre à l’époque de la perestroïka. Aujourd’hui, le marché s’est différencié. Les "Nowi Russki" s’approvisionnent en marchandises occidentales, les membres des classes moyennes achètent sur le marché russe (d’ailleurs souvent des marchandises chinoises). Mais la majorité de la population subvient toujours aux besoins élémentaires de sa vie quotidienne avec le marché chinois. Les migrants chinois comblent les manques du marché du travail sibérien, extrême-oriental et mongol, principalement dans le bâtiment et l’agriculture. Les investissements chinois se tiennent au cadre des accords de coopération bilatéraux entre Etats planifiés à long terme ou dans le cadre des Accords de Shanghai. Des experts mongols donnent des informations similaires pour la Mongolie.
Le "problème chinois" ne consiste donc pas en une invasion incontrôlée de migrants chinois indésirables vers les pays voisins. La politique chinoise d’un enfant par couple indique d’ailleurs bien que la Chine ne veut pas d’une expansion sans frein de sa population. En ce moment, le problème est bien plus d’évoluer d’un trafic transfrontalier illégal de caractère mafieux à des relations économiques légales avec la Chine, avec des avantages mutuels. La situation actuelle sert les milieux qui se livrent au trafic vers la Chine des bois russes, de la laine mongole, des peaux, des métaux précieux, du gaz, du pétrole, en grande quantité et aussi bien de Sibérie que de Mongolie. Elle sert ceux qui, aux contrôles frontaliers, empochent d’énormes pots-de-vin. Elle sert les entrepreneurs locaux qui veulent protéger contre la concurrence chinoise leur production médiocre pour laquelle ils ne veulent faire aucun investissement. Au lieu de restreindre artificiellement les échanges nécessaires dans la région et de les pousser dans l’illégalité, il faut définir une politique qui contribue au développement de son propre pays, c’est-à-dire qui ne limite pas les relations avec la Chine mais qui au contraire bâtisse des ponts sur l’Amour, des voies ferrées et des routes, des pipelines, en bref qui établisse une infrastructure de cet espace contrôlable économiquement et culturellement, comme prévu par les Accords de Shanghai. Le développement futur des relations de la Chine et de ses voisins occidentaux dépendra de la réussite d’une politique qui consistera à passer des relations actuelles illégales par manque de cadres juridiques à un développement économique légal et ouvert de cette zone.
Dans ce cadre, la Mongolie joue un rôle particulier entre les deux géants chinois et russe, comme force politique de stabilisation et de neutralisation. La Mongolie, zone neutre de transit entre ces deux géants, mais aussi entre le Japon, l’Europe et l’Amérique, pourrait influencer la dualité des relations russo-chinoises, comme plus généralement les relations Est-Ouest et donner une impulsion vers une réorganisation multipolaire de l’espace sibérien et d’Asie centrale. C’est une alternative réelle à la réorganisation unipolaire des relations internationales et à une solution purement militaire. Dans ce sens, la Mongolie est une alternative à l’Afghanistan.
Pour toutes ces raisons, il est absurde de parler d’une "menace chinoise". Il vaudrait mieux parler d’une chance pour un développement multipolaire de l’espace sibérien et d’Asie Centrale, dans lequel la Chine peut jouer un grand rôle. La politique russe l’a déjà reconnu. C’est ainsi qu’il faut comprendre les paroles de Poutine par lesquelles il se présenta sur Internet peu après son entrée en fonction. Il déclarait à ce moment-là que la Russie devait exercer ses intérêts de pays euro-asiatique en développant ses relations vers l’Ouest et l’Europe tout comme celles vers l’Asie et l’Orient. Il a depuis réitéré cette position par toutes ses tendances manifestes pro-occidentales, on l'a appelé "l’Allemand au Kremlin", et il l’a accentuée par ses visites en Sibérie, en Extrême-Orient et en Chine ainsi que par son attitude vis-à-vis de la Corée. L’orientation multipolaire de la Russie ne doit en aucun cas céder aux conditions de la nouvelle amitié avec les USA mais devra être poursuivie activement. Lors du séjour de Bush à Moscou après le 11 septembre, les membres de l’Organisation de Shanghai se rencontraient à St Pétersbourg pour intensifier leur coopération et se donner une charte. La politique européenne est elle aussi consciente de l’importance d’un espace de développement nord-ouest asiatique et parle elle aussi – en parlant selon ses intérêts, comme le fait le Chancelier Schröder – de la possibilité d’une chance de développement multipolaire.
Dans ces conditions, on se demande à qui profite le mythe du "danger chinois". Il est facile de répondre à cette question: le mythe profite à tous ceux qui ont intérêt à contrarier ou à empêcher l’établissement d’une alternative politique et économique dans l’espace sibérien-asiatique qui porte en germe un ordre multipolaire. C’est l’idéologie d’une confrontation possible. S’opposer à ce mythe est dans l’intérêt de tous ceux qui veulent un développement pacifique d’une réorganisation des peuples en Asie centrale et qui s’y intéressent globalement.
Pour plus d'info: www.kai-ehlers.de; kaiEhlers@t-online.de