AMERIQUE DU SUD: Mapuches contre multinationales

09.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 155

Le peuple mapuche, son histoire, sa culture, ses luttes, ont été couverts par un voile de silence. Le peu de nouvelles qui viennent du sud du Chili sont presque toujours liées à la répression ou à des dénonciations de «terrorisme» de la part de l’Etat chilien.

En dépit de l’isolement social et politique, réduits à une pénible survie dans les zones rurales et aux emplois précaires et mal payés dans les villes, les Mapuches continuent de résister aux multinationales forestières et aux centrales hydroélectriques, ils cherchent à maintenir vivantes leurs traditions.

«Je suis considéré par l’Etat chilien comme un délinquant parce que je défends ma famille et mes terres» , déclare Wajkilaf Cadin Calfunao, 25 ans, membre de la communauté Juan Paillalef, dans la

IXème Région1, l’Araucanie, dans une brève lettre qu’il nous a faite parvenir de la prison de haute sécurité de Santiago, où les gardiens ne nous ont pas permis d’entrer pour des raisons bureaucratiques.

A peu de choses près, d’autres prisonniers mapuches disent la même chose. José Huenchunao, un des fondateurs de la Coordinadora Arauco Malleco (CAM), incarcéré le

20 mars dernier, a été condamné à dix années de prison pour avoir participé à l’incendie de machines forestières.

«Les prisons sont un lieu de châtiment que l’Etat chilien et ses exécutants politiques et judiciaires ont destiné à ceux qui luttent ou représentent le peuple-nation mapuche» , écrivit Huenchunao le

21 mars de la prison d’Angol2. Héctor Llaitul,

37 ans, dirigeant de la CAM, détenu le 21 février sous les mêmes charges que Huenchunao, a commencé une grève de la faim pour dénoncer le montage politico-judiciaire à son encontre. La majeure partie des 20 prisonniers mapuches ont eu recours à la grève de la faim pour dénoncer leur situation ou pour exiger leur transfert dans des prisons proches de leurs communautés.

Comme presque tous les dirigeants mapuches, Llaitul met l’accent sur le problème des entreprises forestières: «La Forestal Mininco est avec la société hydroélectrique ENDESA, un de nos principaux adversaires. Elles ont changé de politique. Il ne s’agit plus d’user purement de la violence. Elles sont en train de diversifier la répression: elles étudient les zones où elles opèrent et mettent en place des plans adaptés à chaque zone (propagande, cours et autres), souvent financés par la Banque Interaméricaine de Développement (BID)3 dans le but de créer un cercle de sécurité autour de leurs propriétés. Elles arment les petits paysans et les clubs de chasse et de pêche pour qu’ils forment des comités de surveillance (légaux au Chili) afin de se défendre des ‘mauvais voisins’. Elles tentent ainsi d’isoler ceux qui luttent» 4.

«Ma communauté a été fortement réprimée puisque tous les membres de ma famille sont en prison (maman, papa, frère, tante, etc.)», signale Calfunao dans sa lettre, et il décrit comment les terres de sa communauté ont été «volées» par les entreprises forestières et le ministère des Travaux publics, vol avalisé par les tribunaux qui ne respectent pas leur droit coutumier.

Il est accusé d’enlèvement pour avoir réalisé un barrage routier, de désordres sur la voie publique et de la destruction des pneus d’un camion forestier qui transportait du bois de la région mapuche. Toute activité que réalisent les communautés pour empêcher que les entreprises forestières continuent à voler leurs terres est traitée par l’Etat chilien au moyen de la législation «anti-terroriste « héritée de la dictature d’Augusto Pinochet

.

Au sud du fleuve Bío Bío En arrivant à Concepción, à 500 kilomètres au sud de Santiago, par l’étroite vallée entre la cordillère des Andes et le Pacifique, couverte de cultures fruitières qui ont fait du Chili un important agro-exportateur, le paysage commence à se modifier brusquement.

Les cultures forestières enveloppent champs et collines. Les autoroutes se transforment en chemins qui montent en serpentant la montagne et se perdent entre les pins. A l’improviste, une dense et épaisse fumée blanche annonce une usine de pâte à papier, toujours entourée d’immenses étendues de cultures vertes.

Lucio Cuenca, coordinateur de l’Observatoire Latino-Américain des Conflits Environnementaux (OLCA, Observatorio Latinoamericano de Conflitos Ambientales ) explique que le secteur forestier croît à un rythme annuel supérieur à 6%. «Entre 1975 et 1994 les cultures ont augmenté de 57%» , ajoute-t-il. Le secteur forestier représente plus de 10% des exportations; pratiquement la moitié va vers des pays asiatiques. Plus de deux millions d’hectares de plantations forestières se concentrent dans les régions V et X5, terres traditionnelles des Mapuches. Le pin constitue 75% et l’eucalyptus 17%. «Mais presque 60% de la surface plantée appartient à trois groupes économiques» , affirme Cuenca.

Expliquer une pareille concentration de la propriété nécessite – comme dans presque tous les domaines dans ce Chili hyper-privatisé – de porter un regard sur les années 1970, et tout particulièrement sur le régime de Pinochet. Durant les années 1960 et 1970, les gouvernements démocrate-chrétien et socialiste mirent en oeuvre une réforme agraire qui rendit des terres aux Mapuches et développa la création de coopératives paysannes. L’Etat participa activement à la politique forestière tant dans les cultures que dans le développement de l’industrie.

Cuenca explique ce qui est arrivé sous Pinochet: «La dictature militaire réalisa ensuite une contre-réforme modifiant tant la propriété que l’usage de la terre. Dans la seconde moitié des années 1970, entre 1976 et 1979, l’Etat céda à des privés ses six principales entreprises de la zone: Celulosa Arauco, Celulosa Constitución, Forestal Arauco, Inforsa, Masisa et Compañia Manufacturera de Papeles y Cartones, qui furent vendues à des entreprises pour 78% de leur valeur» .

Le pinochétisme marque la différence: l’industrie forestière au Chili est aux mains de deux grands groupes privés nationaux, dirigés par Anacleto Angelini et Eleodoro Matte. Dans le reste du continent, l’industrie appartient aux grandes multinationales européennes ou états-uniennes. C’est là que la nationalité des propriétaires n’a pas la moindre importance.

Au Chili, seulement 7,5% des plantations forestières sont détenues par de petits propriétaires, alors que 66% appartiennent à de grands propriétaires qui possèdent un minimum de mille hectares de forêt. Le Groupe Angelini détient à lui tout seul 765.000 hectares, alors que le groupe Matte dépasse le demi-million.

«Les régions où se développe ce lucratif commerce – poursuit Cuenca – sont devenues les plus pauvres du pays» . Alors qu’Angelini est un des six hommes les plus riches d’Amérique latine, dans les régions VIII et IX6, la pauvreté dépasse les 32%, l’indice le plus élevé du pays.«Les bénéfices ne sont pas redistribués et rien ne reste dans la région, si ce n’est la surexploitation, la pollution, la perte de diversité biologique et culturelle et, bien sûr, la pauvreté» , conclut le coordinateur de l’OLCA.

Pour les Mapuches, l’expansion forestière signifie leur mort en tant que peuple. Chaque année, la frontière forestière progresse de 50.000 hectares. En plus de se voir littéralement noyés par les cultures, ils commencent à manquer d’eau, il y a des changements dans la flore et la faune, et la forêt primaire disparaît rapidement. Un rapport de la Banque centrale assure que dans 25 ans, le Chili n'aura plus de forêt primaire. Tout indique, néanmoins, que la déforestation est impossible à arrêter.

Malgré les dénonciations relatives à la détérioration environnementale et sociale, malgré la résistance de dizaines de communautés mapuches mais aussi maintenant de pêcheurs et d’agriculteurs, et, de surcroît, malgré les analyses d’organismes publics nationaux qui préviennent des dangers de la poursuite du développement de l’industrie forestière, la quantité de bois disponible aura doublé en 2018 par rapport à ce qu’elle était en 1995, selon ce qu’indique la Corporation du Bois. Cela conduira inéluctablement à ouvrir de nouvelles usines de cellulose. Le Chili externalise une série de coûts (de travail et environnementaux) lui permettant de produire la tonne de cellulose à seulement 222 dollars, contre 344 pour le Canada et 349 pour la Suède et la Finlande. C’est l’unique argument de poids.

Trois siècles d’indépendance Il est impossible de comprendre la réalité actuelle du peuple mapuche sans revenir sur son histoire.

A la différence des autres grands peuples du continent, les Mapuches parvinrent à imposer leur autonomie et indépendance à la Couronne espagnole durant 260 ans. Ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle qu’ils durent se soumettre à l’Etat indépendant du Chili. Cette notable exception marque l’histoire d’un peuple qui, à beaucoup de points de vue, s'est suffisamment différencié des autres peuples indigènes pour empêcher toute généralisation de leurs histoires et de leurs réalités.

On estime qu’à l’arrivée des Espagnols, il y avait un million de Mapuches, concentrés surtout en Araucanie (territoire entre Concepción et Valdivia). C’était un peuple de pêcheurs, de chasseurs et de cueilleurs, dont l’alimentation de base était constituée de pommes de terre et de haricots qu’ils cultivaient dans des clairières de forêts, et du pignon de l’araucaria, le gigantesque arbre qui dominait la géographie du Sud. Bien que sédentaires, ils ne constituaient pas de villages; chaque famille avait son autonomie territoriale. L’abondance de ressources sur des terres très riches permit l’existence d’»une population très supérieure à ce qu’un système pré-agraire aurait pu approvisionner» , soutient José Bengoa, le principal historien du peuple mapuche7.

Cette société de chasseurs-guerriers, où la famille était l’unique institution sociale permanente regroupée autour de caciques8 ou loncos , était bien différente des sociétés indigènes que trouvèrent les Espagnols en Amérique. Entre 1546 et 1598, les Mapuches résistèrent avec succès aux Espagnols. En 1554, Pedro Valdivia, capitaine général de la Conquista, fut vaincu par le cacique Lautaro près de Cañete, fait prisonnier et tué pour «avoir voulu nous réduire en esclavage» .

En dépit des épidémies de typhus et de variole, qui emportèrent le tiers de la population mapuche, une seconde et une troisième génération de caciques résistèrent avec succès aux nouvelles attaques des colonisateurs. En 1598, le cours de la guerre changea. La supériorité militaire des Mapuches, qui devinrent de grands cavaliers et avaient plus de chevaux que les armées espagnoles, poussa les conquistadores à se mettre sur la défensive. Toutes les villes espagnoles au sud du fleuve Bío Bío furent détruites, parmi lesquelles Valdivia et Villarica qui ne fut refondée que 283 ans plus tard, après la «pacification de l’Araucanie» .

Une paix tendue s’installa à la «frontière». Le

6 janvier 1641, Espagnols et Mapuches se réunirent pour la première fois au Parlement de Quilín: la frontière du Bío Bío et l’indépendance mapuche furent reconnues, mais les Mapuches devaient laisser prêcher les missionnaires et libérer les prisonniers. Le Parlement de Negrete, en 1726, régula le commerce qui était source de conflits et les Mapuches s’engagèrent à défendre la Couronne espagnole contre les créoles.

Comment expliquer cette particularité mapuche? Divers historiens et anthropologues, dont Bengoa, s’accordent à dire que «à la différence des Incas et des Mexicains, qui possédaient des gouvernements centralisés et des divisions politiques internes, les Mapuches possédaient une structure sociale non hiérarchisée. Dans la situation mexicaine et andine, le conquérant frappa le centre du pouvoir politique, et en le prenant, s’assura le contrôle de l’Empire. Dans le cas mapuche, ce n’était pas possible, étant donné que sa soumission passait par celle de chacune des milliers de familles indépendantes» 9. Au passage, il faudrait ajouter que la prédominance de cette culture explique aussi l’énorme difficulté que rencontre le mouvement mapuche pour construire des organisations unitaires et représentatives.

Vers le XVIIIème siècle, influencée par les colons qui avaient répandu l’élevage extensif, la société mapuche se transforma en une économie d’élevage commercial qui contrôlait un des territoires les plus étendus possédés par un groupe ethnique en Amérique du Sud: ils s'étendaient jusque dans les pampas10 et atteignaient ce qui est aujourd’hui la province de Buenos Aires. Cette nouvelle économie renforça le rôle des caciques et créa des relations de subordination sociale que les Mapuches n’avaient pas connues auparavant. «La grande concentration du bétail au profit de quelques loncos et la nécessité de compter sur des dirigeants pour négocier avec le pouvoir colonial, intensifia la hiérarchisation sociale et la centralisation du pouvoir politique» , explique l’historien Gabriel Salazar.

L’économie minière de la nouvelle République indépendante nécessita, à la suite de la crise de 1857, d’étendre la production agricole. Jusqu’en 1881, date à laquelle les Mapuches furent définitivement vaincus, se déchaîna une guerre d’extermination. Après la défaite, les Mapuches furent confinés dans des reducciones : les terres qu’ils contrôlaient passèrent de 10 millions d’hectares à un demi-million, le reste de leurs terres étant adjugé par l’Etat à des particuliers. Ils devinrent ainsi des agriculteurs pauvres, forcés de changer leurs coutumes, leurs formes de production et leurs normes juridiques.

  1. La dictature a réorganisé le Chili en 12+1 regiónes, des sous-divisions administratives Santiago, la capitale, est une région à part entière: la región metropolitana (Note Risal)

  2. Entretien avec Héctor Llaitul

  3. Institution financière régionale créée en 1959 pour promouvoir le développement économique et social de l’Amérique latine et des Caraïbes. Elle compte 46 membres: 26 d’Amérique latine et des Caraïbes, les Etats-Unis, le Canada et 18 pays extrarégionaux. Sa plus grande autorité est l’Assemblée de gouverneurs formée des ministres des Finances de chaque pays. Le pouvoir de vote est déterminé par les actions de chacun: l’Amérique latine et les Caraïbes, 50%; les Etats-Unis, 30%; le Canada, 4%; l’Argentine et le Mexique ont la même quantité d’actions que les Etats-Unis. Entre 1961 et 2002, la BID a accordé des prêts à hauteur de 18,823 milliards de dollars: 51% à des projets énergétiques, 46% au transport terrestre et 3% aux télécommunications, au transport maritime, fluvial et aérien. Le Brésil a obtenu 33% des ressources.

  4. Lettre de José Huenchunao depuis la prison

  5. Voir note No 1

  6. Voir note No 1

  7. José Bengoa, Historia del pueblo mapuche

  8. Le terme «cacique» désigne, en ce qui nous concerne, le notable, chef, leader, détenteur du pouvoir d’une communauté et / ou d’un peuple indien

  9. Idem note No 7, p. 41

  10. La Pampa est une vaste plaine qui s’étend sur une superficie de 650.000 km². Elle ne présente pas de relief sensible et les eaux de pluie se concentrent dans de vastes zones déprimées. Limitée au Nord par la région du Chaco, à l’Est par le Rio Parana, au Sud par le Rio Colorado et à l’Ouest par les Andes, c’est une zone où règne une intense activité agricole et d’élevage. C’est également le pays des Gauchos. Sa partie orientale est nommée Pampa humide et sa partie occidentale Pampa sèche. Buenos Aires, capitale de l’Argentine, se trouve dans cette région.

Source: IRC Programa de las Américas

http://www.ircamericas.org

mai 2007.

Traduction française: Gérard Jugant et Fausto Giudice, membres de Tlaxcala (http://www.tlaxcala.es/), le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Traduction revue par l’équipe du RISAL

http://risal.collectifs.net/