Des sons de piano emplissent la maison. Dans une petite chambre, Ilja, un célèbre pianiste de jazz ukrainien, improvise plusieurs heures par jour, quand il ne cuisine pas. Il a quitté Kyiv avec sa mère, sa sœur, réalisatrice de documentaires, et ses deux enfants le 26 février, lorsque les bombardements se sont rapprochés. Sa mère ne pouvait pas descendre du 7e étage à l’abri en 15 minutes lors des alertes anti-aériennes.
Sergueï a lui aussi quitté Kyiv dès le début de la guerre. Sa maison se trouve à seulement 2 km de la base militaire où les premiers missiles ont frappé, le 24 février à 5 heures du matin. Sa femme et ses enfants ont fui en Allemagne et ont trouvé refuge à Dortmund, chez un ami du Kazakhstan qui leur est d’une grande aide grâce à ses connaissances en russe. Sergueï est propriétaire d’un café et d’une boulangerie où travaillent des personnes handicapées. De sa voix douce, il m’explique que, sans famille, il a les mains libres pour organiser des transports d’aide dans l’est du pays. Ici, à Zeleny Hay, un hameau idyllique dans les contreforts sud des Carpates ukrainiennes, la vie est paisible. On rit volontiers, je suis étonnée: en pleine guerre? Puis je remarque à quel point l’ambiance est tendue, comment toutes et tous suivent en permanence les nouvelles de la guerre sur leur smartphone. Avec de petites blagues, iels essaient de détendre la tension. Quand la plupart des jeunes ne suivent pas les cours en ligne, iels dessinent, jouent au ping-pong, s’entraînent au skateboard sur la surface bétonnée entre les porcheries ou aident avec zèle dans le jardin. Iels aident là où iels peuvent, sont reconnaissant·es de pouvoir être ici.
Rester jusqu’à la fin du cauchemar
Un printemps ensoleillé et magnifique: entre les forêts de hêtres dont les feuilles vert tendre viennent d’éclore et les prés avec des arbres fruitiers en fleurs, deux familles de Longo maï vivent dans leurs fermes – des espaces de rencontre ouverts. Dès le début de la guerre d’agression russe, iels ont reçu des appels téléphoniques d’ami·es: pouvons-nous venir chez vous, juste pour quelques jours, pour une durée indéterminée, jusqu’à ce que ce cauchemar soit terminé? Entre-temps, cela s’est transformé en mois. Chaque maison abrite désormais 20 personnes et plus, de nouvelles personnes arrivent chaque jour, d’autres partent. «Nous aidons à la ferme autant que nous le pouvons. Olya a fait des études et est chimiste. Elle trie les médicaments et autres articles de premiers secours qui arrivent au dépôt de Khoust. Je n’ai que 16 ans et je suis en train de passer mon baccalauréat dans un lycée artistique, tout en ligne bien sûr. Mes parents sont restés à Kyiv, j’ai très peur pour eux. Je dessine beaucoup, cela me rassure. Ici, à la campagne, je me sens en sécurité. Mais ce qui se passe dans d’autres parties du pays m’inquiète beaucoup», me raconte Nika en nettoyant les fenêtres. Son frère aîné Jegor, militant d’une petite ONG ukrainienne de défense des forêts, travaille depuis plusieurs années avec Longo maï dans la campagne de sauvetage du massif de Svydovets. Avec ses jeunes frères et sœurs, sa petite amie Olya et leurs parents, iels ont trouvé refuge ici.
Nolig, Sergueï et Marie reviennent d’une mission à Kyiv et à Zaporijjia, dans l’est du pays. Les troupes russes ont entre-temps quitté Kyiv, mais le front n’est qu’à 40 km de la capitale de la région de Zaporijjia, qui compte 800.000 habitant·es. Plus de 100.000 personnes déplacées sont déjà dans la ville et il n’y a aucune trace des organisations d’aide internationales, raconte Marie. Le FCE a déjà acheminé 15 minibus en Ukraine, avec lesquels des chauffeurs locaux apportent de l’aide dans les régions proches du front et évacuent les personnes qui s’y trouvent. La délégation a pris contact avec des initiatives locales qui distribuent gratuitement des repas chauds, de la nourriture et des produits d’hygiène personnelle aux personnes qui ont fui. Nous allons soutenir ces groupes. Le lendemain, nous nous rendons dans la petite ville voisine de Khoust. C’est là que l’entrepreneur italien Reinjo avait installé une usine de chaussures il y a 20 ans. Il met à la disposition du FCE un grand entrepôt pour l’aide humanitaire et met lui-même la main à la pâte. Toute la journée, nous, les locaux, les personnes déplacées et les volontaires internationaux, travaillons ensemble dans le hall, trions les médicaments et le matériel médical, assemblons 33 palettes de conserves de légumes, d’articles d’hygiène personnelle et de sacs de couchage, soit 20 tonnes au total, toutes données par des initiatives privées, principalement de Roumanie. Les palettes font 2.30 m de haut et sont chargées à l’aide d’un chariot élévateur sur le semi-remorque qui partira le lendemain pour Zaporijjia, à 1200 km de là. L’ambiance est bonne, tout le monde est content de pouvoir faire quelque chose d’utile.
Hébergement dans le village
Dans le village de Nijné Selichtché, qui compte 2000 habitants, 500 personnes se sont enregistrées comme déplacées internes, mais le nombre réel est estimé à beaucoup plus. Certaines ont trouvé un logement privé, paient un loyer, d’autres non. L’école accueille 150 personnes, le jardin d’enfants 75, principalement des femmes et des enfants. Dans chaque pièce, 8 à 10 personnes dorment sur des matelas à même le sol. Une femme est assise sur une chaise d’enfant en bas âge et regarde son téléphone portable avec concentration. Elle s’excuse auprès de nous, elle doit donner des cours de mathématiques.
La fromagerie du village a été créée à l’initiative et avec le soutien de Longo maï et fêterait cette année son 20e anniversaire s’il n’y avait pas la guerre. Une grande partie du fromage est maintenant distribuée gratuitement aux personnes déplacées, c’est pourquoi le FCE soutient financièrement la fromagerie afin qu’elle puisse survivre et continuer à acheter le lait aux paysans locaux. Dans le restaurant attenant, ouvert il y a un an seulement et transformé en cantine dès le début de la guerre, jusqu’à 300 repas chauds sont distribués gratuitement chaque jour. Sous la direction d’une cuisinière, dix bénévoles – réfugiés et locaux – préparent les repas.
Tania, une amie de longue date, s’occupe de l’auberge de Longo maï dans le village. «Les combats se sont intensifiés dès le 17 février dans la région de Louhansk, avant même la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Des parents de Louhansk, dont les enfants avaient déjà passé leurs vacances dans notre auberge, m’ont appelée pour me demander d’accueillir les enfants. Dix-huit enfants et adolescent·es âgé·es de 8 à 17 ans ont entrepris ce long voyage sans être ac-compagné·es d’adultes et sont venu·es me voir. Au début, j’étais seule, les enfants étaient complètement excités de partir en vacances sans leurs parents. Très vite, des femmes du village m’ont aidée à encadrer la bande de sauvages».
Plus tard, les parents les ont rejoints et l’auberge a été complètement saturée pendant des se-maines. Tania a alors loué des maisons et proposé aux familles de déménager. Quatre familles ont déjà profité de cette opportunité. Elle paie le loyer et les charges pendant deux mois, plus une somme de départ de 10.000 Hryvnias (300 €) et encourage les parents à chercher un emploi. Elle finance son travail avec des dons collectés par une amie ukrainienne en Angleterre. Depuis le début de la guerre, les loyers ont doublé, voire triplé. Certaines familles ont trouvé un logement par leurs propres moyens, mais dans l’ensemble, le nombre de personnes déplacées dans le village a légèrement diminué. Certaines sont retournées dans leur village d’origine, car elles ne peuvent pas vivre éternellement sans gagner d’argent. Récemment, 10 femmes et 7 enfants ont pris le chemin de la Bulgarie, où elles ont trouvé du travail dans un atelier de couture. Nous les avons emmenées à la frontière roumaine, où des bénévoles roumains les ont prises en charge dans leur langue maternelle et les ont guidées jusqu’à la gare routière. La plupart d’entre elles ne parlent pas anglais et ne sont jamais allées à l’étranger.
Des perspectives à la campagne
Avec le début de la guerre, certaines familles ukrainiennes du village ont profité des conditions plus faciles pour émigrer, car le mari travaillait déjà en Pologne ou en République tchèque. D’autre part, des personnes déplacées à l’intérieur du pays s’installent et envisagent sérieusement de rester, surtout si elles ont déjà été expulsées deux fois – par exemple de la région de Louhansk – et n’ont plus rien où retourner. Une dentiste a ouvert un cabinet provisoire, un menuisier souhaite installer son atelier dans le village.
Nous avons organisé l’apport de semences reproductibles afin de renforcer la petite agriculture et l’autonomie alimentaire dans les villages des Carpates, où il faut désormais nourrir beaucoup plus de personnes. De nombreuses petites exploitations agricoles produisent pour l’autoconsommation, les excédents sont vendus sur les marchés locaux. Les exploitations familiales de moins de 5 hectares produisent des pommes de terre, du maïs, de la viande, des œufs, du lait, des légumes et des fruits, soit au total près de la moitié de la production agricole totale de l’Ukraine. Comme on le voit à nouveau aujourd’hui pendant la guerre, elles sont beaucoup moins exposées aux crises que les grandes exploitations qui occupent de grandes surfaces et qui produisent des céréales pour l’exportation, à grand renfort d’engrais chimiques et de pesticides.
À Nijné et dans les villages environnants, nous avons distribué 25 tonnes de semences de pommes de terre d’Autriche et de Roumanie à 500 familles. Nous avons également pu organiser en peu de temps la distribution de 4 tonnes de maïs bio d’Europe occidentale, semé ici à la main dans de petits champs pour l’autosuffisance en polenta. Dans l’Union européenne, même le maïs bio est presque exclusivement composé de variétés hybrides, c’est pourquoi il n’a pas été si facile de trouver cette quantité. Un moulin sera bientôt mis en place pour produire spécialement de la fa-rine panifiable. Nous avons beaucoup d’idées sur la manière dont nous pourrions renforcer l’agriculture paysanne ici.
Bataillons de défense territoriale
A Khoust et dans quelques autres districts de Transcarpatie, les hommes qui se sont portés volontaires pour rejoindre les forces territoriales ont été enrôlés. Au petit matin, ils ont entamé un voyage de deux jours qui s’est terminé de manière inattendue dans la région de Donetsk, en pleine zone de guerre. Ils n’ont aucune formation militaire et n’ont aucune expérience du combat. Environ 80 femmes – mères, sœurs et épouses – se sont alors rendues spontanément à l’administration militaire à Khoust. Elles ont protesté bruyamment et exigé des explications. Les familles craignent que les jeunes hommes, sans expérience du combat, ne servent de chair à canon. Slavik, l’ami de Tania, fait partie du lot.
Ilja, le pianiste avec qui nous avons tant ri, est rentré à Kyiv avec un ami dont l’appartement a été détruit. Il veut voir ce qu’est devenu son groupe de 11 musiciens de Salsa. Le père d’Olya, un ingénieur qui fabrique des appareils de radiographie dans son entreprise, souhaite relancer l’activité à Lviv. A Zeleny Hay, le calme est revenu. Dans les villages de Transcarpatie, les personnes déplacées qui souhaitent rester dans cette région épargnée par la guerre pourraient créer de nouvelles perspectives pour le pays.
Heike Schiebeck, FCE – Autriche