UKRAINE: Égalité des droits en temps de guerre

de Jakob Albers, 19 mai 2023, publié à Archipel 326

Lorsque Poutine dit quelque chose, de nombreux Ukrainien·nes pensent quasiment automatiquement le contraire. Rien n’unit plus un groupe de personnes qu’un ennemi commun. L’un des effets inattendus de cette situation est que le mouvement LGBTQIA+ en Ukraine est favorisé par la guerre. En effet, la croisade de Poutine contre la dégradation des valeurs traditionnelles y obtient l’effet inverse.

Plus Poutine désigne les LGBTQIA+ comme la cause de tous les maux du monde, moins les Ukrainien·nes ont tendance à suivre ce raisonnement. Cela s’explique en grande partie par le lien établi par M. Poutine entre une intégration plus poussée à l’Europe – ou Gayropa, comme il aime à l’appeler – et les droits des personnes LGBTQIA+, explique la députée ukrainienne Inna Sovsun.

Pour attirer la frange la plus conservatrice de la société ukrainienne, la machine de propagande russe a averti depuis 2014 que si l’Ukraine voulait se rapprocher de l’Europe, elle devrait aussi respecter les droits des LGBTQIA+ et, pire, organiser des Prides. «Ce message était entendu par environ un tiers de la population ukrainienne jusqu’à il y a quelques années», explique Inna Sovsun.

«L’invasion de 2022 a fait comprendre à tout le monde qu’il était totalement hors de question de coopérer avec la Russie», ajoute Mme Sovsun. «Par conséquent, la voie européenne est devenue la seule option possible. Grâce à des années de propagande russe, l’adhésion à l’Europe est automatiquement associée aux droits LGBTQIA+. Et lorsque les gens doivent choisir entre plus de droits LGBTQIA+ et la guerre contre la Russie, le choix est bien sûr vite fait». Ainsi, l’introduction d’une plus grande égalité des droits est devenue une question stratégique autant que morale. Sovsun explique que les politiciens conservateurs sont également plus enclins à défendre les droits des LGBTQIA+. «Leur position est que l’Ukraine doit se différencier le plus possible de la Russie afin de rejoindre plus facilement l’Europe. Comme la Russie est très nettement anti-LGBTQIA+, cela signifie que l’Ukraine devrait être pro-LGBTQIA+.»

L’armée comme facteur d’unité

Bien sûr, il s’agit d’une représentation simplifiée d’une situation complexe, mais il est clair que Poutine lui-même a fait de la question LGBTQIA+ une question centrale. En conséquence, sortir du placard pour les Ukrainien·nes est presque devenu un acte de résistance contre le régime de Poutine. Mais les individus LGBTQIA+ apportent bien plus qu’une simple résistance idéologique à la défense de leur pays. Plusieurs mouvements pour l’égalité des droits, par exemple, se sont transformés avec succès en organisations d’aide humanitaire. Leurs compatriotes le voient et l’apprécient.

L’autorité et le respect qu’inspire l’armée ukrainienne suscite également davantage de soutien et de tolérance. De nombreux couples hétérosexuels se marient rapidement avant que l’homme ne parte au front. Pour les couples homosexuels, ce n’est pas une option, car le mariage entre personnes du même sexe n’est toujours pas autorisé en Ukraine. Lorsqu’un·e partenaire décède, son/sa partenaire survivant·e ne peut souvent pas respecter ses dernières volontés parce qu’il n’y a pas de statut juridique approprié pour le faire.

De telles histoires concrètes touchent une corde sensible en Ukraine. Par exemple, celle de Leda Kosmatshevska. Dans un message largement diffusé sur Facebook, elle raconte qu’elle va épouser un ami homosexuel afin de pouvoir respecter ses dernières volontés s’il venait à mourir au front vu que ses parents, qui désapprouvent sa relation avec un homme, ne respecteraient pas ses souhaits.

Ainsi, les Ukrainien·nes conservateur/trices sont également amené·es à adopter une attitude plus tolérante. «Les gens estiment que quelque chose ne va pas lorsque les soldats LGBTQIA+ qui défendent le pays au péril de leur vie n’ont pas le même droit à une vie de famille heureuse que les autres Ukrainien·nes», explique Andri Kravchuk, de l’ONG LGBT Human Rights Nash Svit Center.

Par ailleurs, poursuit-il, l’armée peut contribuer à renforcer l’interconnexion de la population. «L’armée est le reflet de la société, car tous les hommes âgés de 18 à 60 ans sont appelés.» Ainsi, des personnes d’horizons différents se rencontrent.

«Lorsque les gens rencontrent une personne LGBTQIA+ pour la première fois, cela a souvent un effet positif sur leur opinion concernant les questions LGBTQIA+. Et lorsque des violences ho-mophobes se produisent, les dirigeants de l’armée agissent généralement de manière décisive pour en punir les auteurs».

Une étude récente du Svit Nash indique que ces signes positifs se reflètent également dans les chiffres. La tolérance à l’égard des personnes LGBTQIA+ a fortement augmenté ces dernières années: en 2016, seuls 33 % des sondé·es déclaraient ne pas avoir d’opinion négative à l’égard des personnes LGBTQIA+; en 2022, iels étaient 57 %.

En tant qu’homosexuel, Kravchuk a également vécu cette évolution de près. «Cette évolution a commencé au début de la guerre en 2014, mais s’est accélérée avec l’invasion de 2022». Jusque-là, dit-il, une grande partie de la population ukrainienne avait une mentalité russe et était anti-LGBTQIA+. «Depuis la guerre, il est clair que les Russes et les Ukrainiens ne pourront ja-mais cohabiter pacifiquement. Les gens préfèrent vivre avec des personnes LGBT plutôt que d’être bombardés par les Russes.»

Nouvelle législation

L’évolution positive a incité la députée Inna Sovsun à soumettre un projet de loi accordant aux couples LGBTQIA+ davantage de droits légaux. La proposition a reçu le soutien du parti d’opposition dont Mme Sovsun est membre, ainsi que du parti au pouvoir du président Zelensky. «Le nouveau statut des couples – qui est possible pour les couples LGBTQIA+ comme pour les couples hétérosexuels – permettra aux couples d’être officiellement reconnus en tant que tels, ce qui n’est pas possible pour l’instant sans se marier. Aucune autre intervention judiciaire ne sera nécessaire pour demander ce statut, le rétablir ou l’annuler». Il n’y a délibérément rien dans la proposition sur les droits d’adoption, dit Inna Sovsun. «Cela réduirait considérablement les chances d’approbation de la proposition. À part ça, ce nouveau statut donne des droits similaires à ceux du mariage traditionnel».

Le simple fait de négocier une telle proposition était impensable il y a quelques années, affirme M. Kravchuk, qui considère qu’il s’agit d’un grand pas dans la bonne direction. «Le fait que l’on en discute aujourd’hui ouvertement prouve que le peuple ukrainien est devenu beaucoup plus tolérant ces dernières années».

Une pétition citoyenne prouve que la population est favorable à l’augmentation des droits des LGBTQIA+. Le 25 avril, une pétition a atteint les 25.000 signatures requises pour que le projet de loi soit déposé sur le bureau de M. Zelensky. Jusqu’à présent, il ne s’est pas exprimé explicitement sur le sujet et n’a pas pris le temps de répondre officiellement. Auparavant, il avait indiqué qu’il était «lié par la constitution ukrainienne». Celle-ci définit explicitement le mariage comme une union entre un homme et une femme, et cette constitution peut encore être modifiée en temps de guerre.

Mme Sovsun comprend la sensibilité stratégique de la question, mais pense que le président pourrait s’exprimer plus fermement. «Il a déjà prouvé avec la Convention d’Istanbul qu’il pouvait faire passer de telles questions s’il y mettait tout son poids». Le député fait référence à la convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’adoption de cette convention a traîné pendant une décennie en Ukraine jusqu’à ce que la ratification soit poussée en 2022 sous l’influence de Zelensky.

Le fait que les droits LGBTQIA+ soient désormais utilisés par certain·es comme un moyen de renforcer les liens avec l’Europe ne change rien pour Sovsun. «Que ce soit pour des raisons stratégiques ou morales, le principal c’est que la loi soit approuvée.»

Les opposant·es

Iels sont encore nombreux/ses, notamment les nationalistes de droite et l’Église orthodoxe. Cette dernière jouit toujours d’un grand prestige en Ukraine. Pourtant, même l’Église orthodoxe ne peut se permettre d’en faire trop et d’être trop ouvertement anti-LGBTQIA+, affirme M. Kravchuk. En effet, plus de la moitié de la population estime que les personnes LGBTQIA+ devraient bénéficier de l’égalité des droits.

La députée Sovsun voit l’avenir d’un œil positif. Elle aussi pense que l’évolution de l’opinion publique conduira à une plus grande égalité des droits. Bien qu’il soit difficile d’estimer le moment où ça se produira, la date à laquelle le projet de loi de Sovsun sera voté au parlement n’étant pas encore claire. Le ministre de la Justice travaille également sur une proposition découlant d’un plan d’action officiel de 2015 sur la protection des droits humains. Cette proposition devrait être présentée en décembre. «Je ne sais pas si c’est ma proposition qui sera approuvée, ou celle du ministre, ou une autre. Mais je pense qu’elle sera approuvée un jour».

Jakob Albers*, 19 mai 2023