HAUT-PARLEUR: Lettre d'Ukraine

de Mathias, 15 avr. 2022, publié à Archipel 313

Depuis le 25 février, des membres du Forum Civique Européen se rendent dans les coopératives Longo maï de Nijné Selichtché en Transcarpatie (Ukraine occidentale) et en Roumanie (Hosman, près de Sibiu) afin d’apporter leur aide dans cette situation difficile. Presque chaque jour, nous recevons un rapport plus ou moins personnel sur la situation actuelle1 sur place. Voici l’une de ces lettres, en date du 17 mars:

Chers amis·e, voici quelques lignes de ma part depuis Nijné Selichtché.

Deux semaines se sont écoulées depuis notre arrivée ici. Le temps d’avant est déjà une éternité pour moi. J’ai besoin de toute mon attention en permanence pour reconnaître la réalité de cette situation. J’ai tout simplement du mal à croire que cette guerre se déroule réellement ici, avec toutes ses horreurs. Les deux maisons de Longo maï sont pleines à craquer de réfugié·es et de soutiens. Un mélange digne d’un film. Des gens qui font habituellement de la musique jazz ou tournent des films sont maintenant assis ici à la lisière de la forêt, doivent regarder de loin les photos de leurs maisons détruites, reçoivent des nouvelles d’ami·es de villes bombardées quotidiennement et doivent mal-gré tout gérer le quotidien avec leurs enfants. (...)

Des livraisons de matériel arrivent régulièrement de Roumanie, que nous acheminons le plus souvent à Khoust, dans un entrepôt. De là, elles sont transportées dans des minibus en direction de Kyiv ou de Kharkiv, qui ramènent ensuite les gens sur le chemin du retour. Il y a quelques bases dans l’ouest de l’Ukraine où les personnes évacuées sont ravitaillées avant d’arriver à Nijné Selichtché. Les distances sont grandes et les voyages durent trois fois plus longtemps que chez nous. De plus en plus d’ endroits qui étaient sûrs hier ne le sont plus aujourd’hui. Les médicaments vont en partie à l’hôpital de Khoust et en partie aussi dans l’est du pays, jusqu’à Louhansk, tant qu’il est encore temps.

De plus en plus de réfugié·es arrivent à Nijné et les hébergements seront bientôt insuffisants. Beaucoup veulent continuer vers l’Ouest après quelques jours. Mais d’autres n’ont aucun projet, n’ont jamais été à l’étranger, ne parlent pas d’autres langues ou n’ont pas de papiers en règles. Dans le restaurant du village, 100 repas sont actuellement préparés pour elles et eux deux fois par jour. Les visages des convives expriment la fatigue, le désarroi et le désespoir; des personnes qui ont été complètement déstabilisées.

Les femmes qui se sont réfugiées ici avec un groupe de 40 orphelin·es ont décidé, après de longues hésitations, de poursuivre leur route vers la Pologne. De toute façon, il semble que la Transcarpatie ne sera plus pour longtemps une région sûre.

De grandes affiches «Tanks russes, allez vous faire foutre» apparaissent sur les routes, des piles de sacs de sable se forment aux carrefours et sur les ponts, des militaires en tenue de combat se tiennent près des transformateurs. Depuis hier, un camion surbaissé rempli de barrages anti-chars produits localement est stationné au rond-point de Khoust. Grâce à ma carte SIM ukrainienne, je reçois les consignes de comportement à tenir en cas d’alerte aérienne et effectivement, la nuit dernière, la première alerte aérienne par téléphone portable a eu lieu dans la région. Des explosions ont eu lieu à Ivano-Frankivsk et 35 personnes ont été tuées à la périphérie de Lviv lors d’une attaque aérienne sur un site militaire.

Hier soir, nous avons pris deux bus pour aller chercher des gens à Moukatchevo et les emmener à Nijné. Des femmes et des enfants avec quelques couvertures, des peluches et un petit chat.

Évacué·es de Louhansk, en route depuis une semaine, fatigué·es, épuisé·es. Pour l’instant, iels sont logé·es dans l’école du village. Chaque matin, nous organisons une réunion de concertation entre tous ceux et celles qui sont ici en mission. Cela fonctionne plutôt bien, même si beaucoup de choses doivent être décidées de manière relativement spontanée. Les circonstances changent tous les jours et nous devons donc réagir avec flexibilité. Cela vaut également pour toutes les personnes qui souhaitent encore venir nous aider ici. Faire la cuisine, transporter les gens, être au téléphone et devant l’ordinateur, décharger les livraisons d’aide, faire des travaux d’électricité, orienter les personnes nouvellement arrivées, tout est de-mandé à tour de rôle.

Je suis moi-même très fatigué et cela m’affecte beaucoup sur le plan émotionnel – plus que je ne l’avais imaginé. Chaleureusement, Mathias