UKRAINE: «Camps d’art» pour les enfants traumatisé·es par la guerre

de Marharyta Kurbanova et Mariya Surzhenko, 6 déc. 2023, publié à Archipel 331

Dans les guerres, les victimes les plus vulnérables sont toujours les enfants. Depuis l’été 2022, l’étudiante en cinéma Marharyta Kurbanova et la pédagogue Mariya Surzhenko organisent dans les Carpates ukrainiennes des «Camps d’art» créatifs pour les enfants et les adolescent·es traumatisé·es par la guerre. Notre correspondant Jürgen Kräftner les a interrogés sur leur motivation et le sens de ces camps de jeunes.

Jürgen Kräftner (JK): Comment en êtes-vous parvenues à organiser toutes les deux sept camps de jeunes en Ukraine depuis le début de la guerre fin février 2022?

Marharyta Kurbanova (MK): Je suis originaire de la ville de Donetsk, occupée par la Russie depuis 2014. De 2012 à 2017, j’ai étudié à l’École supérieure d’art de Kyiv Karpenko-Kary, puis je suis partie en Allemagne et j’étudie depuis à l’École supérieure de cinéma de Babelsberg à Potsdam. Immédiatement après l’invasion des troupes russes en février 2022, nous avons commencé, avec mon mari Anton, à aider les gens à fuir, à distribuer de l’aide humanitaire, tout simplement à faire ce dont les gens avaient le plus besoin à l’époque. Anton a rapidement retrouvé son ami d’enfance Micha, puis Patrick de l’organisation LeaveNoOneBehind l’a rejoint. Ensemble, ils ont décidé de créer une ONG et lui ont donné le nom de Base_UA.

Une fois, alors que nous aidions des gens à fuir à Lyssytchansk (oblast de Louhansk), c’était en juin 2022, j’ai rencontré une fillette de douze ans. Elle venait tous les jours avec son chien à notre base, où l’aide humanitaire était distribuée. C’est aussi de là qu’on allait chercher les personnes qui voulaient fuir. Elle est venue toute seule et nous avons commencé à jouer ensemble et à parler de la vie dans cette ville fantôme. Tout était bombardé. Et je lui ai demandé comment il se faisait qu’elle se promenait toute seule dans cette ville. Elle a répondu qu’elle venait à notre base pour jouer avec les enfants qui vivaient là, dans la cave. Nous avons alors essuyé des tirs d’artillerie. Tous les gens qui se trouvaient là étaient très effrayés, et Macha aussi, c’était le nom de cette fil-lette, elle s’est accrochée à ma main en tremblant et m’a demandé de l’emmener hors de la ville. (...)

Après cette expérience avec Macha, nous avons compris que nous voulions nous engager de manière ciblée pour les enfants de la guerre, et la première idée a été d’organiser des camps artistiques. C’était une évidence, car mon mari Anton et moi sommes tous deux cinéastes et l’art est important pour nous. J’ai alors tout de suite appelé ma meilleure amie Mariya, nous nous connaissons depuis la septième année scolaire. Mariya est pédagogue. J’ai senti que nous étions toutes les deux prédestinées à former un tandem pour ce projet. Elle était d’accord et nous avons donc réfléchi ensemble à la manière dont se déroulerait un camp de jeunes idéal auquel nous aurions nous-mêmes aimé participer à cet âge.

JK: Peut-être peux-tu encore dire quelque chose sur toi. Vous avez toutes les deux une expérience de réfugiées?

MK: Oui, je suis née à Donetsk. Mais je suis allée étudier à Kyiv avant l’occupation. J’ai déjà vécu le début de la guerre en 2014 là-bas. Mais par le biais de ma famille, j’étais bien sûr concernée. Ma grand-mère vit désormais dans un village de Louhansk occupé. Ma mère vit et travaille maintenant à Moscou, elle va de temps en temps à Donetsk pour voir notre appartement et notre chat, qui est sous la garde de la voisine.

JK: Comment est le contact?

MK: Nous nous téléphonons régulièrement via Whatsapp. Elle est pro-russe et nous nous sommes beaucoup disputées, pendant un certain temps nous ne nous sommes même plus parlées. Aucun argument ne pouvait la faire changer d’avis. Nous avons alors décidé de ne pas parler de questions politiques afin de ne pas nous perdre complètement. C’est évidemment difficile, car ma vie est désormais entièrement placée sous le signe de la guerre. Nous ne nous parlons à nouveau que depuis deux mois.

JK: Et toi, Mariya, tu es aussi originaire de Donetsk?

Mariya Surzhenko (MS): Non, jusqu’à l’âge de 12 ans, j’ai grandi à Volnovacha, à mi-chemin entre Marioupol et Donetsk. Ensuite, nous avons déménagé avec ma mère à Donetsk, et c’est là que j’ai rencontré Marharyta. Depuis lors, nous y avons passé une enfance merveilleuse, pleine d’amitié et de créativité. En 2012, lorsque Marharyta est partie étudier à Kyiv, nous, toutes ses amies, l’avons accompagnée au train et avons pleuré.

En 2014, nous avons dû partir, je pensais que c’était pour quelques semaines, cela fait mainte-nant 9 ans. C’était en juin 2014, j’avais 19 ans et j’étais en deuxième année d’études. C’est un âge où l’on commence tout juste à entrer dans la vie adulte, et la vie nous a déjà rattrapées. Je me suis alors de plus en plus intéressée à la pédagogie, après avoir d’abord étudié la philologie, et j’ai étudié pendant trois ans au Séminaire Waldorf. Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai d’abord travaillé dans un jardin d’enfants. Ensuite, j’ai travaillé pendant quatre ans dans une école Waldorf à Odessa. Ensuite, la grande attaque russe a commencé l’année dernière. J’ai déménagé à Lviv, car je ne me sentais pas en sécurité à Odessa. Je n’y étais pas depuis longtemps quand Marharyta m’a appelée et j’étais très heureuse à l’idée de faire quelque chose pour les jeunes et de mettre mon expérience à profit. Nous n’allions pas simplement organiser des camps, mais les concevoir vraiment en fonction des besoins des jeunes. Nous avons fait du renforcement de la résilience psychique des jeunes la priorité absolue de nos camps. Et les aider, grâce à l’expression artistique, à gérer plus facilement leurs émotions. Les sentiments négatifs doivent également être ex-primés de manière artistique et laisser ensuite la place à quelque chose de nouveau. Pendant les camps, nous créons un espace protégé dans lequel iels se sentent en sécurité, sans le bruit de la guerre, il y a des adultes qui les soutiennent et iels se font des amis.

JK: Les camps de Base_UA ne durent que 12 jours. Est-ce suffisant pour aider un enfant de manière durable?

MS: Nos camps ne remplacent pas une thérapie. Celle-ci dure beaucoup plus longtemps. Mais il ne fait aucun doute que nos camps ont un effet thérapeutique. Après les camps, les parents nous racontent comment leurs enfants sont revenus. Nous avons de très nombreux rapports indiquant que les enfants ont un tout autre comportement. Les 12 jours de camps sont très intenses et les enfants ont le sentiment d’être acteur/trices de leur vie. Iels réalisent qu’iels peuvent exprimer leurs sentiments et les gérer. Nous avons de merveilleux témoignages d’enfants qui sont soudain beaucoup plus éveillés et chaleureux dans leur famille. Iels trouvent de nouvelles occupations et un sens à leur vie. Iels se débarrassent de l’apathie due au stress et retrouvent l’énergie nécessaire pour être actif/ves. Nous restons en contact avec les enfants après les camps et apprenons ainsi comment iels se portent.

MK: L’idée de base de nos camps est d’aider les jeunes à retrouver l’énergie qui est bloquée chez eux par les circonstances défavorables. Et nous les aidons à trouver des solutions créatives à leurs situations difficiles, à prendre leur vie en main. Iels réalisent soudain qu’il existe de nombreuses possibilités qu’iels n’avaient pas envisagées auparavant. Et iels apprennent à s’accepter et à accepter leurs problèmes émotionnels. Iels s’ouvrent à leur famille, certain·es cherchent même de l’aide auprès de psychologues. Nous avions par exemple un garçon, Andrij. Quand il est rentré à la maison, il a demandé à sa mère s’il pouvait la serrer dans ses bras, ce qu’il n’aurait jamais fait de lui-même auparavant. Un autre garçon a commencé à jouer de la guitare. C’était il y a un an, et il continue à en jouer tous les jours.

MS: Les enfants adoptent volontiers certaines des méthodes que nous essayons avec eux pour maîtriser leurs émotions. Nous nous mettons en cercle le matin et le soir et nous échangeons nos idées. Lors du cercle du soir, une bougie est placée au centre et il est question de la manière dont ils ont vécu la journée. Nous encourageons également les enfants à tenir une sorte de journal et à y noter leurs impressions et leurs sentiments. Nous avons appris d’une fillette qu’elle a conservé cette méthode pour elle-même, le soir elle allume une bougie et note ses sentiments dans son journal. Les enfants apprennent et utilisent ces méthodes d’autoréflexion, et lorsqu’iels se souviennent ensuite d’une chanson du camp ou dessinent quelque chose, cela les aide à se libérer de leurs sentiments négatifs. Nous donnons également aux enfants des T-shirts imprimés qu’ils ai-ment porter et qui leur rappellent l’ambiance positive du camp.

JK: Êtes-vous soutenues par des psychologues dans votre travail?

MK: Lors des camps dans les montagnes, nous avions une psychologue dans notre équipe. Ici, dans le village de Nijne Selichtche, nous avons pris cette responsabilité nous-mêmes. Nous avons élaboré une partie de notre programme avec un psychologue. Il y a des discussions quotidiennes avec les jeunes sur leurs sentiments. Dans les camps à la montagne, lorsqu’un·e psychologue est présent·e, il y a toujours la possibilité d’avoir des entretiens individuels. Et cela est aussi utilisé, nous avons eu de temps en temps des situations vraiment difficiles. Mais en principe, les enfants choisissent une personne de référence de notre équipe avec laquelle iels souhaitent parler de leurs soucis. Aujourd’hui par exemple, nous avons parlé avec les enfants de leur «ami intérieur». Artem, un garçon de Sievierodonetsk a fondu en larmes lorsqu’il a parlé de son meilleur ami resté dans la région occupée par les Russes. Il voulait en parler avec Genia, un membre de notre équipe, parce qu’il a également fui cette ville.

JK: Et comment vous sentez-vous ici, dans notre maison d’hôtes SargoRigo?1 MK: C’est merveilleux, nous nous sentons comme chez nous. Nous aimons beaucoup le fait que cette maison et ses environs soient un petit monde à part, ce qui a une influence très positive sur la dynamique de groupe. Nous restons entre nous et nous nous sentons comme une grande famille. Nous organisons aussi des camps dans des hôtels de montagne, où il y a d’autres hôtes que nous. Ici, nous sommes entre nous. La confiance s’installe donc beaucoup plus rapidement.

JK: Qu’est-ce qui distingue les camps de Base_UA des autres camps pendant la guerre? MS: La plupart des camps se contentent d’occuper les jeunes. Pour nous, il est essentiel de leur apprendre à surmonter leurs expériences traumatisantes et à les gérer à l’avenir. Nous ne proposons donc pas simplement des activités de loisirs, mais il s’agit de renouveler la force intérieure et de faire en sorte que les jeunes prennent conscience qu’iels peuvent surmonter leurs problèmes. Notre rêve à long terme est qu’il y ait plus de groupes et d’initiatives comme les nôtres qui travaillent avec les jeunes et échangent sur leurs expériences.

Jürgen Kräftner Membre FCE-Ukraine

  1. En français, le loriot: ancien bâtiment scolaire à Nijne Selichtche, transformé en auberge de jeunesse. Dès les premiers jours de la guerre, la maison a servi de refuge aux enfants des zones de combat. Actuellement, des séminaires et des camps artistiques y sont organisés. L’auberge est gérée par l’association locale Molotok, qui est soute-nue par le Forum Civique Européen (FCE).