Un voyage à Kharkiv et dans le Donbass en mai 2024, Première partie.
Traverser l’Ukraine durant la deuxième quinzaine de mai est un grand privilège: des jours de route sur des routes étonnamment bonnes à travers des paysages fleuris et variés, des villages amoureusement entretenus, des parterres de fleurs luxuriants devant des maisons modestes et des mégapoles avec des parcs immenses et une architecture passionnante.
Les immenses champs de blé et de tournesols sur ces terres noires, toujours citées, ne sont pas aussi monotones qu’on pourrait le croire. Nous n’avons vu des champs minés et donc non cultivés que dans les environs d’Izioum, au sud-est de Kharkiv. Après 3500 km et de nombreux entretiens, l’impression générale qui se dégage n’a pas grand-chose de commun avec les reportages de guerre internationaux.
Nous sommes parti•es à trois pour emmener un minibus plein de bon matériel de bricolage et de dessin à des initiatives qui travaillent avec des enfants dans le Donbass. Des ami•es l’avaient collecté en Allemagne, y compris un petit générateur électrique. À cela nous avons ajouté quelques centaines de litres de notre jus de pomme des Carpates. Nastya Malkyna et Genia Koroletov1 sont des artistes de Louhansk qui ont dû fuir leur maison par deux fois, en 2014 et en 2022, et vivent depuis chez nous à Nijnié Selichtché, tout à fait à l’ouest de l’Ukraine. Iels ont cofondé la Luhansk Contemporary Diaspora, un réseau d’artistes d’avant-garde. Depuis 2022, iels organisent des ateliers avec des en-fants de la guerre dans le Donbass et ailleurs. Iels les incitent à dessiner leur lieu préféré et enregistrent les histoires qui s’y rapportent. Il en résulte une collection de petites œuvres d’art, de souvenirs et de destins personnels.
Ce voyage devait lui aussi se terminer par un atelier de ce type dans la petite ville de Sviatohirsk (oblast de Donetsk, à 30 km du front). Malheureusement, il a dû être annulé à la dernière minute. L’administration militaire avait interdit à court terme tout rassemblement public, de crainte d’une offensive russe imminente. Le troisième passager du minibus est l’auteur de cet article, musicien et producteur de cidre et d’autres produits dérivés de la pomme au sein de la coopérative autogérée Longo maï en Ukraine. Nos origines différentes ont rendu d’autant plus passionnants nos échanges d’impressions pendant le voyage.
Accoutumance ou fatigue?
Après 27 mois de guerre et aucune fin en vue, il y a une certaine accoutumance, mais il y a aussi des changements. Sophie, une jeune activiste à Kharkiv qui parle souvent avec des soldat•es, a fait part de son sentiment que la guerre pourrait durer encore 100 ans, et cet état d’esprit est très répandu. Mais personne ne nous a communiqué un désir de capituler.
Les destructions du système électrique ukrainien de ces derniers mois sont catastrophiques. Nous sommes au début de l’été et il y a déjà des longues coupures plusieurs fois par semaine dans toutes les régions. Quelques fois elles sont annoncées, d’autres fois non. Le premier soir de notre voyage, nous étions invité•es chez des amis à Kyiv, iels habitent sur la rive gauche du Dniepr, au 14e étage. Monter les escaliers à pied nous a bien dégourdi•es après une longue journée en voiture, les personnes fragiles en sont pour leurs frais. Heureusement, chez elleux, la pression de la conduite d’eau est suffisante même en cas de panne de courant, ce qui permet d’utiliser les toilettes, ce qui n’est pas le cas partout. Depuis longtemps, nos ami•es ignorent l’alerte aérienne, déclenchée presque quotidiennement pendant la nuit ou au petit matin. Kyiv est relativement bien protégée, mais les débris de missiles ou de drones peuvent aussi causer des dégâts parfois mortels. Les spéculations vont bon train sur la manière dont l’Ukraine pourra passer l’hiver prochain avec seulement un tiers de la puissance électrique nécessaire.
Lors de notre voyage, la loi sur la mobilisation venait tout juste d’entrer en vigueur. Au 18 mai, tous les Ukrainiens âgés de 18 à 60 ans avaient un délai de deux mois pour se manifester auprès des bu-reaux de recrutement. C’est là que l’on détermine s’ils sont aptes au service militaire ou s’ils ont une autre raison de ne pas être enrôlés. Ceux qui ne le font pas sont punissables, leurs droits de citoyens seront limités. Des millions d’Ukrainiens potentiellement conscrits ne sont pas encore enregistrés par l’armée. De fait ils se cachent et risquent, en cas de contrôle, un enrôlement immédiat. De nombreux hommes semblent craindre la police militaire ukrainienne plus que l’armée russe, et ils ne sortent presque jamais de chez eux. Le père d’un camarade de classe de mon fils s’est noyé en essayant de traverser la rivière frontalière Tisza, tout comme des dizaines d’autres. D’un autre côté, de nombreux hommes profitent de la possibilité de s’inscrire volontairement dans des unités de bonne réputation pour y être formés et engagés en fonction de leurs qualifications personnelles. Ils évitent ainsi d’être envoyés au front de manière arbitraire et chaotique après une courte formation, pour boucher des trous.
Kharkiv
Nous avons atteint la ville de deux millions d’habitant•es, notre première destination, après un voyage de deux jours. Quinze jours auparavant, les Russes avaient lancé une grande attaque sur la région frontalière au nord de Kharkiv, occupant près de 200 kilomètres carrés en quelques jours. En conséquence, à notre arrivée dans la ville, notre système de navigation nous faisait toutes sortes de folies. La deuxième ville d’Ukraine, située à seulement une trentaine de kilomètres de la frontière russe, ne ressemble à aucune autre et les préjugés sont – ou étaient – nombreux: le pouvoir local y serait encore plus corrompu qu’ailleurs en Ukraine, elle serait pro-russe et la population arrogante. D’un autre côté, les universités de la ville sont considérées comme les meilleures du pays, en particulier dans les domaines techniques et scientifiques, et la ville joue un rôle pionnier dans les domaines de l’architecture et de la photographie, par exemple.
À Kyiv, nous avions rencontré une jeune volontaire de Kharkiv, Anna Nahorna. Après le début de la guerre, elle a abandonné son métier de manager en marketing et a créé avec des amies l’ONG Mental Recovery. Lorsqu’elle parle de son travail actuel et du mouvement bénévole à Kharkiv, elle rayonne littéralement de conviction et d’enthousiasme. Selon elle, les réseaux de bénévoles à Kharkiv dépassent en dynamisme tout ce qui existe en Ukraine. La coopération entre les autorités, les services d’urgences et les initiatives privées serait très efficace, car la municipalité a rapidement compris qu’elle serait totalement dépassée sans les ONG. Durant les premiers mois de la guerre, Anna a aidé les personnes qui fuyaient les zones occupées par les Russes. Déjà là, aux points dits de filtration, tout le monde travaillait ensemble, les services sociaux et les services secrets, les petites et les grandes ONG. Avec le temps, l’équipe de femmes autour d’Anna et de sa collègue Sophie (que nous avons encore rencontrée à Kharkiv) est parvenue à la conviction que le traitement immédiat des personnes traumatisées par la guerre était une priorité, afin d’éviter que de plus en plus de personnes ne deviennent des handicapés psychiques, comme elle les appelle. Systématiquement, elles recherchent surtout les femmes et les enfants qui ont subi les coups les plus durs, surtout après la mort du père de famille ou d’autres proches. Avec son équipe, Anna organise des camps de réhabilitation dans les Carpates, avec un suivi psychologique et psychiatrique intensif. Elle permet à ces personnes de bénéficier d’un soutien psychologique aussi après les camps et estime que celui-ci devrait même être obligatoire.
«Nous considérons que l’une de nos tâches les plus importantes est de déstigmatiser la psycho-thérapie. Les gens en ont vraiment peur. Mais il est très important que ces familles continuent à bénéficier d’un suivi thérapeutique après le camp, c’est-à-dire qu’elles participent encore au moins à dix séances. Pour cela, nous devons en premier lieu gagner la confiance des familles. Nous pensons également à des excursions communes. Nos familles viennent principalement de la région de Kharkiv. Mais actuellement, les rencontres dans ou près de la ville ne sont pas sûres. Nous pensons plutôt à aller plus à l’intérieur du pays. Nous ne devons surtout pas mettre les enfants en danger, il y a des endroits magnifiques dans la région de Poltava, ce n’est pas loin, mais c’est sûr.»
Elle ajoute: «Les rapports sur les succès obtenus lors des camps de deux semaines, avec à chaque fois 25 enfants et 25 adultes de leur famille, sont encourageants. Nous observons très attentivement la manière dont les enfants changent pendant et après les camps. Iels commencent à communiquer entre elleux et, si tout se passe bien, iels retrouvent un rythme de vie plus ou moins régulier. Nous avons eu quelques enfants qui vivent ensemble dans des logements pour réfugié•es. Pendant le camp, iels ont commencé à se parler, et continuent à le faire aussi plus tard.»
Sur les gens qui continuent à vivre comme si de rien n’était et sur le besoin de dialogue Anna dit: «J’ai beaucoup de collègues et d’ami•es de mon ancienne vie qui vivent presque exactement comme avant. Je ne les juge pas, il faut aussi des gens qui continuent leur train-train ordinaire. Pour ces personnes, tout va bien, les cafés et les restaurants sont ouverts, on peut commander des repas et des marchandises en ligne, travailler et gagner de l’argent, tout simplement. Mais nous avons absolument besoin de plus de dialogue. Un dialogue entre les bénévoles et celles et ceux qui s’accrochent à leur vie normale, et un dialogue entre les activistes, les personnes qui se limitent à supporter l’effort de la guerre financièrement et les institutions publiques. Car beaucoup de problèmes viennent du fait que chacun vit dans sa bulle.»
«Notre société risque d’éclater en différents groupes qui ne se comprennent pas. Les combattant•es reviennent dans leur famille avec leurs traumatismes, iels s’y sentent complètement incompris•es et ne peuvent se confier à personne. En ce qui concerne les personnes qui ont vécu sous l’occupation et qui ont peut-être collaboré dans une certaine mesure, nous avons déjà eu de bonnes expériences après la libération des régions à l’est de Kharkiv et à Kherson, et je dirais que notre société a plutôt bien géré la situation. Bien sûr, il y a des questions désagréables, pourquoi n’avez-vous pas fui quand c’était possible, pourquoi avez-vous continué à exercer l’un ou l’autre métier. Mais il me semble que dans l’ensemble, il y avait une assez grande tolérance.»
Dans la cuisine de l’enfer
À Kharkiv, nous avons d’abord visité la cuisine bénévole Hell’s Kitchen(2). Son fondateur, Ihor Horoshko, a travaillé pendant 27 ans dans le développement de logiciels, encore récemment il dirigeait une société informatique dont le siège se trouvait à Kharkiv avec des succursales à Kyiv et à Prague. Pendant les premiers jours de la guerre, il a rencontré par hasard une cuisinière professionnelle dans un abri. Avec un ami logisticien, ils ont lancé peu après la Hell’s Kitchen. La première cuisine et boulangerie a vu le jour à Voltchansk, au nord de Kharkiv, et a été détruite lors de l’offensive russe récente. Depuis le début de la guerre, Ihor et sa femme ont pris cinq jours de congé. Avec une équipe de bénévoles venus du monde entier, iels préparent 1000 à 2000 repas par jour, approvisionnent les hôpitaux, les soldat•es sur le front et d’autres personnes dans le besoin. Après l’attaque russe du mois de mai, les besoins dans les hôpitaux qui traitent les soldat•es et les civil•es blessé•es se sont multipliés.
Ihor dégage une détermination tranquille. Il ne veut pas quitter Kharkiv et sait qu’il ne survivrait pas à une occupation russe. D’un autre côté, il est convaincu que les Russes ne peuvent ni prendre, ni même encercler Kharkiv. Il critique en douceur le comportement imprudent de nombreuses personnes qui ont quitté Kharkiv pendant les premiers mois de la guerre et qui sont revenues plus tard, il estime leur nombre à un million. Comme iels n’ont pas connu les tirs quotidiens, la menace est trop abstraite. En revanche, celles et ceux qui ont vécu assez longtemps sous les bombardements auraient intériorisé les réflexes nécessaires, iels ne s’attardent pas inutilement à l’extérieur.
Outre le projet de cuisine, Ihor a une autre priorité: avec quelques ingénieurs, iels ont construit un prototype de robot de déminage, un petit véhicule à chenilles. L’appareil est conçu pour le déminage des mines antipersonnel et son prix unitaire de 20.000€ est exceptionnellement bas. Il devrait bientôt être produit en série.
Je n’ai présenté ici que quelques-unes des personnes avec lesquelles nous avons parlé pendant notre voyage. Malgré la diversité des engagements et des histoires personnelles, nous avons remarqué une constante. Les gens se disent certes fatigués, mais ils ne donnent pas l’impression d’être abattus et ne se plaignent pas de leur sort.
Je vous parlerai des autres dans la suite de cet article, à paraître dans le prochain Archipel.
Jürgen Kräftner, membre FCE – Ukraine
Voir Archipel 323, mars 2023 «Lettre de Nijné Sélichtché», de Jürgen Kräftner.