UKRAINE - SVYDOVETS: Obsession olympique

de Nick Bell, FCE France, 11 avr. 2021, publié à Archipel 302

Un rêve mégalomane de spectacle hivernal, une obsession de développement économique irrationnelle, un mépris pour une région montagneuse d'une extraordinaire beauté, le tout teinté de corruption... Voilà la triste réalité derrière la récente annonce faite par le Premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal, de vouloir organiser les Olympiques d'Hiver dans les Carpates, et d'y construire plusieurs grandes stations de ski.

Cela fait trois ans et demi que nos ami·es du groupe "Free Svydovets" (FSG), l'un des premiers mouvements écologistes d'envergure nationale d'Ukraine, se battent contre le projet d’une énorme station de ski dans le magnifique massif de Svydovets.

Rappelons ce qu'avaient découvert un jour de 2017 quelques habitants de Lopukhovo, un village situé sur les pentes de ce massif sauvage et préservé: un projet de complexe touristique avec plus de 60 hôtels, 120 restaurants, 33 remonte-pentes, 230 km de pistes, des centres commerciaux et même un aérodrome. Le tout construit sur les sommets de ces vastes prairies, qui s’étendent à perte de vue. Une catastrophe pour la biodiversité, pour les cours d'eau et notamment pour la rivière Chorna Tysa dont la source se trouve dans ce massif2. Dès le début, le FSG a dénoncé l'absurdité d’une telle station dans un massif qui ne culmine qu’à 1881 mètres, dans ces temps de réchauffement climatique. La future station devrait accueillir jusqu'à 28.000 touristes à la fois. Une grande opacité entoure les investisseurs, même si le FSG a démontré, docu-ments à l'appui, que l'entreprise Skorzonero est à l'initiative de ce projet, une entreprise dont la majorité des parts de capital sont la propriété de l'oligarque très controversé Igor Kolomoisky.

Trois ans plus tard, le FSG a marqué beaucoup de points dans son combat contre cette folie, autant au niveau ukrainien qu'à l'échelle internationale. De nombreux articles ont été publiés sur le sujet, notam-ment dans le New York Times, le Neue Zürcher Zeitung, la Tribune de Genève… Plusieurs délégations du FSG ont été reçues au Parlement Européen (PE) et à la Commission européenne. Dans son récent rapport annuel sur l'accord d'association Ukraine-Union européenne adopté le 11 février, le parlement dénonce "le projet illicite de station de ski à Svydovets" (extrait du §122 du rapport).

Le rapporteur, le député européen allemand (CDU) Michael Gahler, et Viola von Cramon, vice-présidente allemande (Verts) de la délégation du PE pour les relations avec l'Ukraine, ont à maintes reprises réitéré leur ferme opposition, lors de rencontres avec le Premier ministre ou dans des lettres envoyées au Président Zelensky. Parallèlement, il est devenu de plus en plus évident que les autorités ukrainiennes ne respectent pas des conventions internationales majeures dans cette affaire. Notamment la convention d'Espoo sur les études d'impact environnemental transfrontalier (le projet à Svydovets aura un grand impact sur des pays voisins)3 et celle de Berne relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe. Des plaintes sont en cours d'instruction auprès de ces deux conventions. Quelques jours à peine après l'adoption par le PE de son rapport, un Forum d'Etat sur le développement des infrastructures de l'Ukraine s’est tenu le 24 février, auquel le Président Zelensky a participé. On y trouvait également Alexander Chevchenko, co-fondateur de la station de ski de luxe de Bukovel dans les Carpates et associé d'Igor Kolomoisky, ainsi que l'entrepreneur autrichien Gernot Leitner, vieux routier de l'industrie des sports d'hiver et consultant du Comité International Olympique. Lors de ce forum, un memorandum a été signé. Il annonce la candida-ture de l'Ukraine pour accueillir les Olympiques d'Hiver en 2030 et, dans ce cadre, la construction de plu-sieurs grandes stations de ski4.

Lors d'une conférence de presse le 4 mars, le Premier ministre, Denys Shmyhal, a confirmé que "il n'y a pas que la station de ski à Borzhava, mais plus généralement nous avons un grand potentiel touristique pour le développement de stations de ski dans les Carpates. C'est la vision du Président, celle d'accorder aux investisseurs autant d'opportunités que possible pour y créer des stations de ski. J'espère que Borzhava ne sera pas le seul projet à être lancé cette année et l'année prochaine".

Lors de cette conférence de presse, M. Shmyhal a précisé que l'initiateur du projet à Borzhava est effec-tivement Gernot Leitner. Il a dû répondre à des questions posées par Schemes, un groupe de journalistes d'enquête de Radio Svoboda. Cette équipe avait mené une enquête approfondie sur le rôle fort douteux de cet entrepreneur autrichien et de ses partenaires ukrainiens5. Ayant déjà participé à l'organisation des Jeux Olympiques à Sochi en Russie en 2014, où il avait été accusé de corruption6, il est l'un des personnages clés du plan "olympique" du bureau du président Zelensky. Dans le dossier se trouve une photo datée de l'été 2020 d'une rencontre au bureau du président en présence de M. Leitner. Déjà en 2019 Zelensky avait déclaré "Nous avons le potentiel de devenir les Alpes de l'Europe de l'Est. Pour le moment nous examinons des projets de stations de ski à Slavske et Borzhava".

L'enquête de Schemes foisonne de détails sur les pratiques corrompues et frauduleuses de Gernot Leitner et de ses amis ukrainiens, notamment Vladyslav Kaskiv, qui était le président de l'Agence d'Etat d'Inves-tissement et de Projets Nationaux à l'époque où Viktor Yanukovych7 était président. En gros, ce qui en ressort est que celui-ci avait déjà rêvé en 2010 d'organiser les Jeux Olympiques d'hiver en 2022, et qu’un budget important avait été approuvé. L'entreprise Masterconcept Consulting dont Leitner est le président et propriétaire, avait été impliquée dans la préparation de la candidature de l'Ukraine pour ces Olympiques. Seulement voilà, l'Ukraine n'a finalement pas organisé les Jeux, et une partie importante du budget a dis-paru. Selon les enquêteurs, "des dizaines de millions de dollars du budget d'Etat ont été transférés à une série de compagnies dont les sièges ne sont pas en Ukraine". C'est surtout l'entreprise autrichienne Tele-feric Holdings qui a pu ensuite acquérir un grand nombre d'hectares dans les Carpates, précisément là où l'on envisage aujourd'hui de construire une station de ski: à Borzhava. Son bénéficiaire effectif: Gernot Leitner.

En 2019, les terres à Borzhava ont été transférées à une autre entreprise, cette fois-ci slovaque, Carpa-thian Mountain Resort, dont le propriétaire est toujours Leitner. Une enquête du Bureau National de lutte contre la corruption (NABU) est en cours, et 500 hectares à Borzhava ont été confisqués. Mais tout ça n'a pas empêché le cabinet de Zelensky de s'afficher publiquement avec l'entrepreneur autrichien et d'envisager la construction d'un complexe touristique sur des terres confisquées. Cela n'a pas non plus empêché Vlady-slav Kaskiv d'être récemment élu membre du Conseil Régional de Transcarpatie.

Le président Zelensky semble être écartelé entre l'urgence de combattre la corruption endémique en Ukraine et son envie de poursuivre ce projet olympique miné par ce même fléau. Le 24 mars, les enquê-teurs de NABU sont passés à l'acte et ont arrêté Volodymyr Yatsenko. Celui-ci était l'un des cadres supé-rieurs de PrivatBank qui appartenait à Igor Kolomoisky et qui est le centre d'un des détournements de fonds les plus importants en Europe. Suite à la découverte de la disparition de 5,5 milliards de dollars, PrivatBank a été nationalisée. Mais c'est précisément grâce à Kolomoisky que Zelensky a pu en devenir prési-dent, après avoir été un acteur populaire sur l'une des chaînes de télévision qui appartient à l'oligarque. Il semble qu'après de longues hésitations, Zelensky ait décidé d'agir contre lui. L'arrivée de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis est un élément central. L'administration américaine vient d'imposer des sanc-tions contre Kolomoisky et sa famille, les interdisant de visas pour les Etats-Unis.

A quand le tour de Leitner, Kaskiv et consorts? Et quand l'Ukraine comprendra-t’elle enfin la valeur inestimable de ces magnifiques montagnes et forêts naturelles dans les Carpates? En tout cas, le Free Svydovets Group poursuivra son combat et cherchera également à proposer une autre forme de tourisme, plus doux et centré sur la nature, avec moins d'impact sur ces paysages.

Nicolas Bell, FCE France

Trees cannot scream

C'est le titre du nouveau rapport publié en anglais et en ukrainien par le Free Svydovets Group (FSG). Les arbres ne peuvent pas hurler, ou réagir face aux destructions perpétrées par des humains à la re-cherche de profits à court terme et peu soucieux de la beauté des écosystèmes forestiers complexes. Nous vous avons déjà régulièrement informé·es sur la situation catastrophique dans les forêts des Car-pates, grâce notamment aux deux rapports publiés par l'ONG britannique, Earthsight, Complicit in Cor-ruption et Flatpacked Forests, sur l'échelle de la déforestation, de la corruption omniprésente dans ce secteur et des exportations du bois vers les pays de l'Union européenne.

L'auteur de cette nouvelle publication, Yehor Hrynyk, est un jeune activiste et expert sur les forêts ukrainiennes au sein de l'Ukrainian Nature Conservation Group. Pendant plusieurs mois, avec des col-lègues, il a enquêté sur les coupes illégales et surtout sur les coupes "sanitaires", officiellement légales, qui ont été menées récemment dans les forêts gérées par Yasinianske et Brusturianske, deux entreprises forestières d'Etat situées dans et près du massif Svydovets. L'absence de contrôles, les complicités et subterfuges qui permettent de "légaliser" des pratiques inacceptables. Ce rapport riche de plus de 60 pages d'informations et de photos est disponible sur le site du FSG: <freesvydovets.org>

Il est aussi possible de le commander au Forum Civique Européen à Bâle.