UKRAINE: Seul un miracle peut nous sauver

de Jürgen Kräftner et Taras Bilous, 10 sept. 2025, publié à Archipel 350

Un entretien réalisé par Jürgen Kräftner (FCE-Ukraine) avec Taras Bilous, rédacteur du média en ligne ukrainien de gauche Spilne, soldat de l’armée ukrainienne depuis mars 2022.

Jürgen Kräftner: Regrettes-tu d’être devenu soldat? Tu t’es engagé volontairement dès les premiers jours, au printemps 2022.

Taras Bilous: Non, je ne le regrette pas. Mais il faut dire qu’à l’époque, il y a trois ans et demi, je ne savais presque rien de l’armée. Dès que tu rejoins l’armée, ta liberté est super limitée. Tu n’as pas vraiment le choix de ce que tu veux faire dans l’armée. Mais il y a parfois des occasions rares où tu peux soudainement faire un choix. J’ai regretté certaines de mes décisions par la suite. Si j’avais su à l’époque ce que je sais maintenant, mon parcours dans l’armée aurait certainement été très différent.

Quelle est ta fonction actuelle? Je suis opérateur de drone, je repère les positions et les mouvements de l’ennemi.

Pour mieux te caractériser, tu es l’un des rares auteurs ukrainiens de gauche connus au niveau international. Oui, c’est vrai, mais en fait seulement depuis le début de la guerre en 2022, quand j’ai publié plusieurs textes dans des médias étrangers. Avant, je publiais presque exclusivement pour des Ukrainiens et des Ukrainiennes.

Quel est l’impact de la guerre sur les différents mouvements de gauche et émancipateurs en Ukraine?

Beaucoup des personnes les plus actives sont aujourd’hui dans l’armée. Ça limite bien sûr leurs possibilités, et c’est aussi un gros handicap pour leurs organisations. On doit peut-être se rappeler ce qui s’est passé lors de l’occupation russe de la Crimée et du Donbass en 2014. Ça a été une période catastrophique pour les courants de gauche en Ukraine. Tout le monde s’est disputé, les organisations se sont dissoutes, pendant un certain temps, il n’y avait pratiquement plus d’opposition de gauche. On se souvient qu’en 2011 et 2012, plusieurs manifestations rassemblant environ 500 personnes avaient encore lieu le 1er mai à Kyiv, les anarchistes étant séparés des autres. Après 2014, on était complètement marginalisés. Plusieurs fois, on s’est rendu le 1er mai à Kryvyï Rih, où les syndicats sont puissants, pour rejoindre les manifestations locales.

Jusqu’en 2022, il s’agissait donc simplement de maintenir en vie les organisations de gauche. Depuis le début de la guerre, c’est un peu différent. Heureusement, l’organisation étudiante Priama Diya (Action directe, une organisation étudiante presque légendaire en Ukraine, qui existe depuis les années 1990 avec quelques interruptions) a connu une renaissance en 2023.

C’est important, car pendant la guerre, il n’y a pas beaucoup de possibilités de faire connaître les revendications sociales au grand public. Mais les étudiant·es peuvent par exemple militer pour de meilleures conditions dans les résidences universitaires et contre la commercialisation de l’enseignement supérieur. Et bien sûr, c’est encourageant qu’il y ait une nouvelle génération d’étudiant·es engagé·es socialement.

Que penses-tu des manifestations contre le musellement des structures anticorruption par Zelensky en juillet dernier? Ces manifestations dans de nombreuses villes ukrainiennes ont surtout rassemblé des jeunes. Est-ce comparable à la situation lors du Maïdan, il y a onze ans? Apparemment, la corruption reste le principal sujet de mécontentement de la jeune population ukrainienne? Comment classer ça dans les catégories «droite-gauche»?

Les jeunes qui ont participé aux manifestations étaient surtout des libéraux. Il y avait aussi des gauchistes, mais iels étaient minoritaires. Bien sûr, la corruption est un gros problème, mais les libéraux cultivent une sorte de culte pour les autorités anticorruption. Ces structures ont été mises en place sous la pression de l’Union européenne. On peut se demander dans quelle mesure elles réduisent réellement la corruption.

Mais dans l’ensemble, je pense que la prise de contrôle temporaire de la NABU[1] et de la SAP[2] n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et que les manifestations étaient l’expression d’un mécontentement longtemps refoulé. Je trouve aussi intéressant que des libéraux et quelques gauchistes aient participé aux manifestations et que l’extrême droite ait été totalement absente. C’est très différent des manifestations précédentes, où les militant·es d’extrême droite essayaient toujours de chasser la gauche de l’espace public par la force. À l’époque, c’était en fait l’extrême droite qui décidait qui pouvait participer aux manifestations et qui ne le pouvait pas. Cette tendance s’était déjà manifestée dans les années qui ont précédé le Maïdan, lorsque la droite ne dominait plus autant la rue. Avant, il y avait de grandes manifestations contre la construction illégale dans des quartiers protégés, qui étaient complètement dominées par la droite. Aujourd’hui, la droite est donc nettement plus faible qu’encore récemment, entre 2014 et 2017.

Puisqu’on parle de l’extrême droite, explique-nous dans quelle mesure elle joue encore un rôle dans l’armée ukrainienne. À l’étranger, on a beaucoup parlé du bataillon Azov, qui avait au départ une idéologie clairement d’extrême droite.

La grande majorité des soldats ukrainiens, hommes et femmes, ne sont pas politisés, ce sont principalement des villageois·es et des gens issus de la classe ouvrière. Iels ne s’intéressent pas aux questions idéologiques. Il existe cependant quelques unités qui ont été fondées par des mili-tants d’extrême droite. Beaucoup de volontaires les ont rejoints, ce qui explique leur discipline et leur motivation au combat plus élevées, ainsi que la corruption moindre. C’est pour ça que par la suite, plein d’autres personnes sans aucun lien avec l’extrême droite se sont portées volontaires chez eux. Mais les chefs sont restés les mêmes. Je me bats dans une unité normale de l’armée, donc je ne sais pas vraiment dans quelle mesure l’idéologie joue encore un rôle là-bas.

C’est un problème actuellement qu’il y ait une rivalité entre différentes unités, qui sont plus ou moins présentes dans les médias et qui reçoivent donc plus ou moins de ressources. Il y a aussi d’autres unités composées principalement de volontaires et qui n’ont aucun fond idéologique.

La différence, c’est peut-être que les soldats motivés par l’idéologie sont plus prêts à prendre des risques et que leurs unités sont donc plus efficaces au combat, surtout dans les groupes d’assaut. Pour l’instant, je ne vois pas de problème avec l’idéologie de ces gens, ils font tous partie de l’armée et sont sous les ordres de l’état-major. C’est dur de savoir ce qui se passera après la guerre; la plupart des gens retourneront probablement à la vie civile.

Certains chefs ne cachent pas leurs ambitions politiques. Mais certains d’entre eux ont déjà tenté une carrière politique en 2014 et leur influence est restée très marginale à l’époque. Je ne ferais aucune prédiction sur ce qu’il en sera après la guerre.

Pour être plus précis, aujourd’hui, la 3e brigade d’assaut est toujours très politisée. Le bataillon Azov, dont on a beaucoup parlé, a été dépolitisé bien avant 2022. Maintenant, ils sont rivaux et la 3e brigade d’assaut, dirigée par Andriy Biletsky, un politicien d’extrême droite, accuse Azov de s’être éloigné des principes de droite.

Je serais curieux de savoir ce que tu penses de l’action du gouvernement ukrainien. Zelensky a remanié son gouvernement en juillet, et la nouvelle cheffe du gouvernement est Ioulia Svyrydenko, 40 ans. Certain·es disent qu’elle va encore durcir la politique néolibérale et antisociale du gouvernement précédent. Je ne pense pas qu’un remaniement gouvernemental en Ukraine ait aujourd’hui une grande influence sur la politique réelle. En effet, dès ses premiers jours au pouvoir, Svyrydenko a présenté des projets de loi visant à affaiblir les syndicats et certains filets de protection sociale pour les travailleur·euses. Mais il faut savoir que pratiquement tous les nouveaux gouvernements depuis l’indépendance de l’Ukraine se sont cassé les dents sur ces questions. En 2022, sous la pression de l’agression russe, le gouvernement a réussi à supprimer certains droits sociaux. Pour l’instant, je ne m’attends pas à de grands changements. Dans l’ensemble, le code du travail n’a guère évo-lué chez nous depuis les années 1990, contrairement à l’environnement qui a beaucoup changé. Comme on doit partir du principe que le Parlement ne parviendra pas à apporter des changements raisonnables, il vaut mieux que tout reste comme avant.

Dans l’ensemble, je considère la restructuration du gouvernement comme une simple mesure de relations publiques. Les décisions importantes sont prises par l’équipe du président et non par le gouvernement. Svyrydenko a tout de même réussi à placer certaines de ses personnes de confiance à des postes clés, ce qui lui donne un avantage sur le gouvernement précédent de Denys Chmyhal. Mais dans le passé, la nouvelle première ministre s’est surtout distinguée par sa capacité à mettre en œuvre efficacement les directives de ses supérieurs.

Le problème, c’est que le cercle restreint de Zelensky est composé d’hommes d’affaires prospères, et qu’ils veulent réformer l’État dans cet esprit. Il faut parfois reconnaître que les anciens fonctionnaires dont Zelensky veut se débarrasser savent mieux que la nouvelle génération comment faire fonctionner l’État.

Le marché du travail en Ukraine est complètement asséché à cause de la guerre et de la migration, et presque tous·tes celles et ceux qui cherchent du boulot ont le choix entre plusieurs employeur·euses. Rien que ça, ça me semble être un frein assez efficace contre les conditions de travail abusives. Oui, c’est vrai, bien sûr. J’aimerais ajouter quelque chose sur la guerre, parce que je trouve que nous l’avons un peu négligé. Notre armée est complètement épuisée. On a beaucoup de déserteurs. Je suis très pessimiste en ce moment, car objectivement, seul un miracle peut nous sauver. La Russie nous a entraînés dans une guerre d’usure et elle a beaucoup plus de ressources que nous. Son économie peut supporter cette guerre pendant encore quelques années. Mais nous, on ne tiendra pas plus de deux années supplémentaires.

Ça voudrait dire que l’Ukraine cesserait d’exister en tant qu’État? Oui, en tout cas sous sa forme actuelle. Et toutes ces soi-disant initiatives de paix ne mènent à rien. Aujourd’hui, une majorité de la population ukrainienne serait prête à accepter un gel du conflit. Mais Poutine veut détruire notre État, ça n’a pas changé. L’Occident veut mettre fin à la guerre le plus vite possible. Mais Poutine n’acceptera un compromis que s’il conduit à une déstabilisation supplémentaire de l’Ukraine. Et Trump, au lieu de faire pression sur Poutine, a arrêté les livraisons d’armes à l’Ukraine, nous éloignant encore plus de la paix. Ceci étant dit, quand je regarde nos forces, je pense qu’au plus tard en 2026, on ne pourra plus se battre comme avant, et donc je pense que seul un miracle peut nous sauver.

Mais qui sait, l’exemple de la Syrie l’année dernière nous a montré qu’après une longue période sombre, un changement radical positif peut survenir de manière tout à fait inattendue.

11 août 2025

  1. Le Bureau national anticorruption d’Ukraine est une agence chargée de lutter contre la corruption. Cette institution a des pouvoirs d’enquête et de préparation des poursuites, mais ne peut inculper les suspects.
  2. Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption.