UKRAINE: Vivre malgré tout, 2ème partie

de Jürgen Kräftner, FCE, 10 sept. 2024, publié à Archipel 339

Un voyage à Kharkiv et dans le Donbass en mai 2024, deuxième partie.

Traverser l’Ukraine durant la deuxième quinzaine de mai était un grand privilège: des jours de route sur des routes étonnamment bonnes à travers des paysages fleuris et variés, des villages amoureusement entretenus, des parterres de fleurs luxuriants devant des maisons modestes et des mégapoles avec des parcs immenses et une architecture passionnante[1].

Nous voyageons avec les ami·es volontaires qui mènent des ateliers de dessin avec des enfants.

Encore un jour à Kharkiv

Dans la cour de l’immeuble au centre-ville ou nous avions loué un petit appartement, nous avions fait connaissance avec Nina Ivanivna, une retraitée pleine de vitalité. Pendant 47 ans, elle a enseigné le russe dans un lycée. La moitié de sa famille vit en Russie, et elle parle bien sûr le russe – littéraire qui plus est. Nina n’a plus de contact avec ses parents de l’autre côté de la frontière. Elle soutient ses voisines trop seules et entretient les parterres de fleurs. Jusqu’au début de la guerre, elle vivait dans la banlieue de préfabriqués de Saltivka, à la périphérie nord-est de Kharkiv, construite dans les années 1970 pour 400.000 habitant·es. Pendant l’offensive russe en 2022, Saltivka a subi les bombardements et tirs d’artillerie quotidiens Nina a alors déménagé en centre-ville. Un peu plus tard, son immeuble à Saltivka, rue de l’amitié des peuples (sic) a été touché par un missile, il y manque désormais quelques appartements.

Dans la cour ombragée de son immeuble, ce n’est pas non plus tout à fait tranquille. Des missiles russes y ont frappé à trois reprises, un petit poste de transformation était en train d’être re-construit lors de notre séjour. Ni les frappes du passé ni l’offensive russe en cours ne semblaient tourmenter notre voisine, visiblement contente de recevoir des gens qui s’intéressaient à son histoire.

Plusieurs de nos interlocuteur/trices à Kharkiv nous ont confirmé qu’aux premiers mois de la guerre en 2022, les trois quarts de la population avaient quitté la ville. Mais après la contre-offensive ukrainienne de l’automne 2022, beaucoup sont revenu·es et elle compte à nouveau 1,5 million, soit environ 70 % de la population d’avant-guerre.

Après avoir bu le thé avec Nina Ivanivna, nous avons rencontré Yevhen Byelov, coordinateur du mouvement Kharkiv Libre.

Kharkiv Libre

Yevhen, pas encore la trentaine, est entrepreneur et propriétaire d’un centre de loisirs avec sauna et bain turc, qu’il a fermé au début de la guerre. Depuis, il est le coordinateur de l’organisation de bénévoles Mouvement pour un Kharkiv libre. En l’espace d’une demi-heure, il nous a résumé ce que son équipe a accompli au cours des deux dernières années et demie, et c’est vraiment impressionnant. Dès les tous premiers jours de la guerre, Kharkiv était en grand danger, les Russes arrivaient jusque dans les faubourgs. La ville était à moitié encerclée et bombardée. Les volontaires ont à ce moment-là pris en charge l’approvisionnement de quartiers entiers à la place des services publics: repas chauds et aide humanitaire pour les personnes dans le besoin, installation d’abris antiaériens, aide aux réfugié·es.

Yevhen: Il y avait tout un réseau de restaurants et autres cuisines collectives. Nous leur fournissions des denrées alimentaires et distribuions des repas à emporter. Ensuite, nous avons aidé des personnes à fuir les zones alors occupées. Après la libération de ces régions [en septembre 2022], nous avons aidé à réparer les habitations qui y avaient été détruites.

De quoi vivent les volontaires?

Yevhen: une partie des volontaires continue à avoir un emploi fixe et en vivent, tout en se consacrant à notre travail commun pendant leur temps libre. Certain·es, comme moi, n’ont plus de travail salarié et notre ONG les soutient pour qu’iels puissent subvenir à leurs besoins. Depuis un certain temps, notre priorité est l’aide humanitaire dans les zones libérées (à l’est de Kharkiv). Depuis la nouvelle offensive russe, nous aidons les habitant·es des zones concernées à fuir, nous évacuons également de nombreux animaux domestiques. Le troisième domaine d’activité est la réparation des habitations après les tirs de missiles russes. Nous sommes immédiatement informé·es lorsqu’un missile a frappé et nous nous y rendons. Nous apportons une aide médicale et sécurisons la zone dangereuse. Nous remplaçons provisoirement les fenêtres brisées par des panneaux d’aggloméré ou des films plastiques, et nous évacuons les débris. Nous travaillons en coordination avec les services de secours de la ville.

Nous avons actuellement d’autres projets. Nous mettons en place un hôpital pour les membres de la protection civile. Dans notre oblast, plus de 7000 hommes et femmes en font actuellement partie. Iels ont besoin d’un établissement adapté à leurs besoins particuliers, avec des médecins spécialisés et les installations adéquates, ce qui n’existe pas actuellement. Les coûts s’élèvent à environ 50 millions de Hryvnias (1,2 million d’euros). Les travaux de construction sont également réalisés, du moins en partie, par des bénévoles.

Et ici, dans cette zone [nous nous trouvions dans un parc municipal au centre], il y a un centre de jeunesse municipal. Ensemble, nous planifions des cours pour les enfants. Iels apprennent comment se comporter en cas de tirs de missiles et comment ne pas se mettre en danger avec des mines et autres objets explosifs. En même temps, nous travaillons aussi avec les parents. Le bâtiment que nous voulons utiliser à l’avenir pour ces cours a été fortement endommagé après un tir de missile, nous commençons maintenant à le rénover. Il y a là toutes les pièces nécessaires et surtout des souterrains sûrs. À Kharkiv, presque tous les enfants suivent actuellement des cours en ligne. Il y a une école dans le métro et deux écoles souterraines sont en construction. Avec l’offensive russe de début mai, nous avons dû réorganiser notre travail. Maintenant, nous aidons surtout les gens des zones de front à fuir. Les processus sont bien coordonnés, chacun a sa tâche. Dans un premier temps, les personnes se trouvant dans la zone de danger immédiat sont acheminées vers des points de rassemblement, d’où elles sont transportées par de grands bus vers le centre-ville, où elles reçoivent un peu d’argent et tout ce dont elles ont besoin, avant d’être dirigées vers des logements provisoires. Ces derniers jours, nous avons également évacué de nombreux animaux domestiques. Certaines personnes veulent garder leurs animaux, même pendant leur fuite, pour d’autres ce n’est pas possible.

Et comment vous sentez-vous après plus de deux ans de guerre ?
De mon côté, tout va bien. Je suis un peu fatigué et j’aimerais bien me reposer un peu. Je n’ai pas eu de jour de congé depuis le début de la guerre. Mais lorsque je sors de chez moi et que je sais ce que j’ai à faire, la fatigue disparaît. Je ne peux pas me reposer si je sais que les gens de la ville voisine de Vovtchansk sont en train d’être bombardés. Toute mon équipe fonctionne ainsi.

Quels sont vos besoins les plus urgents?
Nous cherchons des coordinateurs de projet. Iels ne doivent pas nécessairement vivre ici. Mais nous voulons étendre notre travail et cherchons à entrer en contact avec les grands bailleurs de fonds, et pour cela nous avons besoin de personnes qualifiées, capables de formuler des projets et de rédiger des rapports. Nous avons invité Yevhen et son équipe à se reposer en Transcarpatie dès qu’iels trouveront le temps pour ça.

Voyage de Kharkiv au Donbass

Le jour où nous avons poursuivi notre voyage, plusieurs roquettes se sont abattues à proximité de notre logement. L’une dans le parc municipal voisin (à quoi bon?), trois autres ont détruit l’une des plus grandes imprimeries d’Ukraine pendant les heures de travail, sept personnes sont mortes et plusieurs dizaines de milliers de livres scolaires ont brûlé. C’est de toute évidence un acte délibéré. En 2022, les occupants russes ont assassiné l’auteur de livres pour enfants Volodymyr Vakoulenko dans la ville voisine d’Izioum. Plus tard, l’écrivaine Viktoria Amelina a trouvé dans le jardin de l’auteur son dernier manuscrit caché et l’a publié peu avant d’être elle-même tuée par un missile russe à Kramatorsk. Tous deux ont été publiés par la maison d’édition Vivat, et leurs livres ont été imprimés dans l’imprimerie Faktor Druk, désormais détruite.

Sur la route nationale, nous avons vu plus de véhicules de l’armée que de véhicules civils, surtout dans le sens inverse. Apparemment, des unités supplémentaires ont été transférées du Donbass vers le front, au nord de Kharkiv. Après une cinquantaine de kilomètres, nous sommes arrivé·es dans la région occupée par les Russes de mars à septembre 2022. Des villages entiers ont été détruits et vidés de leur population. Nous avons vu de nombreuses machines de déminage en action et les tableaux d’avertissement pour ne surtout pas quitter la route. Nous avons été arrêté·es à un poste de contrôle à Izioum et un soldat âgé nous a demandé si nous pouvions emmener son camarade jusqu’à Kramatorsk, sa voiture étant en panne. Notre nouveau compagnon de voyage était un jeune homme sympathique, même doux. Nous avions ainsi un guide militaire pour ce tronçon de route. Beaucoup de ses camarades de combat avaient perdu la vie ici, il nous a montré les endroits et raconté ce qui s’était passé. Stanislav combat dans l’armée depuis 2014, il disait qu’il était probablement né pour cela. Originaire d’Ukraine centrale, il fait maintenant partie d’une unité d’élite. Sa femme s’est installée près du front.

Kostiantynivka

Ayant passé Kramatorsk (le centre administratif de l’oblast de Donetsk depuis 2014, quand la ville de Donetsk a été occupée) nous avons poursuivi notre route vers Kostiantynivka. En temps de paix, la ville comptait 70.000 habitant·es. Le front n’est qu’à un peu plus de 10 km, mais plus de la moitié de la population se trouve sur place. Notre destination était l’école de musique et d’art locale. La jeune directrice Alina nous a d’abord donné l’impression d’être «sur les nerfs», mais après quelques minutes seulement, elle s’est détendue. Au début de la guerre, elle s’est réfugiée avec sa famille dans l’ouest de l’Ukraine. En automne 2022, elle est revenue chercher des vêtements d’hiver dans son appartement – et a décidé de rester. Bien qu’elle vive dans un immeuble au septième étage et qu’elle soit parfaitement consciente des risques encourus si près du front, elle ne veut repartir qu’en cas d’extrême urgence.

Alina: Notre école d’art offre toujours des cours à 400 enfants, en ligne à quelques exceptions près. Il y a aussi beaucoup d’enfants qui ont fui à l’étranger avec leur famille et qui continuent à suivre des cours en ligne avec leurs ancien·nes enseignant·es. Avant la guerre, nous avions 700 élèves. Dans notre cave, nous organisons plusieurs fois par semaine des petites projections de films, des ateliers de peinture, des jeux, etc. où les enfants peuvent donc aussi se rencontrer dans la vie réelle.

Comme toutes les institutions que nous avons visitées, l’école d’art de Kostiantynivka sert aussi de centre de distribution d’aide humanitaire et administrative pour les réfugié·es. La ville accueille de nombreux réfugié·es en provenance des territoires occupés proches et des localités situées directement sur le front.2

Droujkivka

Lors de nos rencontres dans le Donbass, il s’agissait avant tout de soutenir les initiatives qui travaillent avec des enfants. Malgré le danger de la guerre toute proche et les fréquents tirs de missiles, des centaines de milliers de familles avec enfants continuent d’y vivre. Les écoles sont en ligne depuis des années (depuis le Covid), la plupart des activités extrascolaires se font également par visio, par exemple les cours de musique et de danse. La qualité médiocre de cet enseignement n’est pas le problème le plus important. Le manque de contacts humains entre les enfants est plus grave. Genia, Nastya et leur collègue Ania cherchent des lieux où iels peuvent organiser des ateliers avec les enfants. Iels les invitent à dessiner leur lieu préféré, qui a souvent été détruit ou qui n’est plus accessible pour diverses raisons, et de raconter l’histoire correspondante. C’est ainsi que nous nous sommes rendu·es à la bibliothèque municipale de Droujkivka, où nous avons été très bien accueilli·es. Droujkivka est célèbre pour son halva de tournesol et sa porcelaine. A la bibliothèque, deux dames très gentilles et déjà proches de la retraite nous ont offert le thé et raconté les activités quotidiennes avec les enfants de la ville qui n’a, par miracle, pas trop souffert de la guerre pour le moment.

Kramatorsk

Cette ville fourmille de soldat·es qui se déplacent dans tous les véhicules possibles et imaginables. S’y ajoutent de nombreux volontaires étrangers, on le remarque surtout dans les cafés du centre. Le 27 juin 2023, un tir de roquette ciblé sur l’un de ces établissements a coûté la vie à l’écrivaine ukrainienne Viktoria Amelina et à douze autres personnes. Un agent local avait rapporté à son intermédiaire russe que de nombreux militaires se trouvaient dans la Pizzeria Ria à ce moment-là, ce qui était carrément faux. L’homme a été arrêté et condamné à la prison à vie.

Terykon

Non loin de là, nous avons visité le centre de jeunes Terykon (en français: terril) récemment aménagé par l’organisation de bénévoles Base_UA3. Notre amie Sasha (Oleksandra Chernomashyntseva) est une jeune femme spécialiste de cinéma et de théâtre qui a abandonné ses études à Prague au début de la guerre de 2022 pour faire du bénévolat avec Base_UA. Elle est l’une des forces vives de Terykon. Contrairement aux autres établissements que nous avons vus, Terykon est bien équipé et même l’abri antiaérien offre une atmosphère assez agréable. Il y a même un petit labo photo. Elle nous a toutefois appris que l’administration militaire régionale avait interdit la veille tout rassemblement public de personnes en raison d’une menace accrue d’attaques russes. Terykon n’a ouvert ses portes que l’hiver dernier et accueille désormais régulièrement plus de 100 enfants des environs. Sasha n’est pas très contente des interdictions de l’administration militaire. Du coup les enfants restent dans la rue près des immeubles et sont plus en danger que dans les bâtiments relativement bien protégés.

Puis nous nous sommes rendus au nouveau local de l’initiative Tato-Hub similaire et encore mieux aménagé. Ils ont emménagé dans une ancienne agence bancaire. Les murs épais en béton armé offrent une bonne protection contre les tirs russes. Sacha dirige le Tato-Hub. Ici aussi, l’aide humanitaire de toute l’Europe est distribuée aux personnes dans le besoin. Des familles, qui vivaient autrefois à Bakhmout et dans d’autres localités détruites et occupées plus à l’est, se sont installées à Kramatorsk. Depuis peu, elles reçoivent une compensation de 500 dollars par mètre carré de surface habitable qu’elles ont perdu. Avec cet argent, certains s’offrent des appartements non loin de leur ancien domicile, ici à Kramatorsk. Les versements viennent toutefois seulement de commencer.

Sviatohirsk

Cette petite ville au nord de Kramatorsk et de Sloviansk est célèbre, du moins en Ukraine, pour ses beaux paysages et son grand monastère, très prisé des touristes avant la guerre. La visite de Sviatohirsk a détruit mes dernières idées reçues sur le Donbass. Cependant, de grandes parties de la ville ont également été détruites, car de violents combats y ont eu lieu en 2022. Durant les trois mois de l’été 2022, la région a été occupée par les Russes. Nastya, Ania et Genia voulaient y organiser un atelier de deux jours pour les enfants locaux dans un centre culturel. Elles ont dû l’annuler à la dernière minute en raison de l’interdiction de l’administration militaire régionale. C’était une décision difficile après la longue route. Iryna, la jeune directrice du centre de jeunesse voulait à tout prix trouver une solution de rechange, mais nos amis ont finalement trouvé que les conditions pour un travail tranquille, qui implique une certaine confiance, n’étaient pas réunies.

Cette petite ville, située à l’extrême nord-est de l’oblast de Donetsk, était notre dernière destination dans le Donbass. Ici aussi, des familles et des enfants continuent à vivre, et un centre de jeunesse local propose diverses activités aux enfants. C’est là que nous voulions livrer du matériel de peinture et de bricolage. L’intensification de l’offensive russe a contrarié nos plans. Au dernier poste de contrôle, à environ 5 km de la ville, nous n’avons pas pu passer. Les soldats qui contrôlaient étaient tout à fait polis et même amicaux, mais les instructions étaient claires: parmi les civil·es, seul·e les habitant·es étaient autorisé·es à entrer dans la ville.

Nous avons par la ensuite envoyé l’aide pour Lyman par coursier et elle est bien arrivée. Fin août, selon les informations officielles, il ne reste plus que 8 enfants dans cette ville, leur évacuation avait déjà été ordonnée en juillet.

Après deux ans et demi de guerre, cela ressemble à de la routine. Mais le sentiment d’impuissance est un poison qui disparaït lorsqu’on regarde les gens dans les yeux. A bientôt pour un nouveau compte-rendu de voyage.

Jürgen Kräftner, membre FCE – Ukraine

  1. Voir la première partie dans le No d’Archipel de juillet-août. L’intégralité du rapport de voyage est téléchargeable là: https://www.sady-longomai.com/blog-3-1/blog-post-title-one-armee-m9trg.
  2. Le 26 août, face aux tirs de plus en plus intenses sur la ville et ses alentours, l’administration militaire régionale a ordonné l’évacuation forcée des familles avec enfants de Kostyantynivka et de 16 autres villages. Le 8 août, un supermarché situé à un kilomètre de l’école d’arts avait été frappé par un missile, 14 personnes sont mortes et 44 ont été blessées, le 24 août il y a de nouveau eu plusieurs victimes après une attaque de missiles. Nous avons appelé Alina et il s’avère qu’elle s’est déjà réfugiée à l’étranger avec son enfant. Elle nous a demandé de l’aide pour reloger des familles nombreuses, nous étudions actuellement les possibilités à court terme.
  3. https://baseua.org/kids/