Avant le 24 février 2022, nous refoulions l’idée même de guerre, alors que toute personne raisonnable devait la voir venir. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Nous avons le sentiment que les cicatrices de la guerre seraient encore plus douloureuses si l’on imaginait ce que ce serait de vivre en paix. Mais bien sûr, nous nous souvenons aujourd’hui de ces minutes lorsqu’il y a exactement deux ans, nous avions appris à quatre heures du matin que l’armée russe était sur le territoire de l’Ukraine et bombardait Kyiv.
Au cours des deux dernières semaines, nous avons assisté à quatre enterrements de soldats tombés à Khoust. Notre amie Natacha B., une mère de 43 ans, vivait jusqu’à l’automne dernier avec sa famille à Budapest, sa mère faisant partie de la minorité hongroise. J’écris à l’imparfait, car trois mois seulement après s’être portée volontaire dans l’infanterie, elle a été tuée au combat au début de ce mois. Les initié·es savaient qu’elle avait été formée pour devenir tireuse d’élite, ce qu’elle avait voulu. Elle était parfaitement consciente qu’elle risquait sa vie. «Si je tombe, quelqu’un d’autre prendra ma place», disait-elle.
Le recrutement de soldat·es supplémentaires est cependant un énorme problème et fait l’objet de vives controverses. Chaque jour ou presque, des hommes sont arrêtés pour avoir tenté de se soustraire au recrutement en franchissant illégalement la frontière. Mais il y a toujours des personnes qui se portent volontaires. Cela les protège d’une attribution arbitraire et parfois absurde, en cas d’enrôlement forcé. Certaines unités connues pour leur moral au combat et leur bon équipement recrutent sur Internet avec succès et de manière ciblée des spécialistes. Notre ami B., 25 ans, s’est engagé en janvier dans la fameuse 3e brigade d’assaut, où il pourra mettre en pratique ses connaissances de géomètre en analysant des images prises par des drones. La 3e brigade d’assaut a récemment été engagée avec succès lors du repli des unités encerclées d’Avdiivka.
Il y a peu, notre connaissance, l’ancien maire du village voisin, était pendant quelques jours en congé du front, nous l’avons rencontré la veille de son retour à son unité. Avec d’autres hommes des environs, ils sont stationnés au Nord, à la frontière russe, dans la région de Soumy, où les Russes bombardent presque quotidiennement des villages. Nous avions 100 kg de saucisses à griller dans le congélateur et leur avons ainsi fait plaisir. À cette occasion, j’ai été surpris par le nombre de personnes très diverses des villages environnants qui apportent leur aide d’une manière ou d’une autre, sans le crier sur les toits. Un riche commerçant de notre village, qui vend des marchandises d’origine douteuse à des prix dérisoires, conduit régulièrement et personnellement des camionnettes pleines de produits à cette unité, située à 1100 km de là. Comme ils doivent, pendant le trajet, respecter les heures de fermeture nocturne, le voyage dure deux jours dans une direction.
Les enfants de la guerre
Ils sont un bon indicateur de ce qui se passe dans la société. Des ami·es à l’étranger nous racontent que de nombreux adolescent·es ne parviennent pas à s’adapter à leur nouveau lieu de vie. Iels en veulent à leurs parents et veulent tout simplement retourner chez eux. Souvent, iels sont sujets à des harcèlements par les locaux et les enfants d’autres origines. Bien sûr, le contraire existe aussi. Les jeunes veulent fuir les zones de front, leurs parents ne veulent pas quitter leur lieu de résidence de peur de se retrouver face au néant en tant que réfugié·es.
J’ai parlé avec Margo (Marharyta Kurbanova, 28 ans) du premier Art-Camp de la nouvelle année. Pour rappel, Margo étudie depuis cinq ans la production cinématographique à Potsdam, elle est originaire de Donetsk. Au début de la guerre, elle est retournée en Ukraine et a fondé avec quelques ami·es l’organisation de bénévoles Base_UA[1]. Depuis l’été 2022, iels organisent des camps artistiques pour les enfants de 12 à 15 ans traumatisés par la guerre. Nous soutenons cette initiative.
Le dernier camp s’est terminé le 31 janvier et les impressions sont encore très présentes chez Margo.
En lisant les présentations des enfants d’avant le camp, Margo et sa collègue Macha ont remarqué qu’iels souffraient de solitude et d’incompréhension de la part de leur entourage immédiat. Du coup elles en ont fait un thème central.
Et c’est aussi l’impression dominante qu’elles ont eue pendant le camp: elles ont vu des enfants frustrés et isolés, qui n’ont personne à qui se confier sans réserve. Et pourtant, Margo raconte avec enthousiasme que pour elle, ce camp a été celui où les échanges entre les enfants et les animatrices ont été les plus intenses. Elle cite en exemple une jeune fille, Katja, de Kharkiv. Katja a dit d’elle-même qu’elle ne ressentait aucun sentiment et aucune empathie. Elle s’est présentée comme une personne totalement introvertie. Pendant le camp, c’est surtout la peinture qui l’a ai-dée à s’exprimer. Au bout de quelques jours, les animatrices ont remarqué que Katja était presque impossible à sortir du lit le matin. Cela était dû au fait qu’elle s’était liée d’amitié avec ses camarades de chambre et qu’elles parlaient ensemble de tout et de rien jusque tard dans la nuit. Ainsi, pendant le camp, Katja a manifestement trouvé beaucoup plus que ce à quoi elle s’attendait et à la fin, elle a dit qu’elle aimerait bien rester pour toujours dans cet endroit avec ses nouvelles amies.
Un garçon, Ilya, a également beaucoup impressionné Margo. Ilya est un garçon intelligent et réfléchi, mais en même temps, il est très renfermé et le dit lui-même. Il n’a pratiquement eu aucun contact avec qui que ce soit pendant tout le camp. Mais au moment du départ, alors que tout le monde attendait déjà dans le bus, Ilya a décidé de descendre une nouvelle fois et d’embrasser tous les animateurs et animatrices un·e par un·e.
J’ai demandé à Margo comment elle ressentait les enfants maintenant, après deux ans de guerre, par rapport aux enfants dont elle s’occupait à l’été 2022. Comme toujours, il y avait parmi les participant·es des réfugié·es et d’autres qui vivent toujours à proximité du front, des enfants dont des membres de la famille ont été tués pendant la guerre et d’autres dont les pères combattent sur le front.
Les enfants ressentent maintenant une sorte d’impasse, car ils ont compris que la guerre n’est pas près de s’arrêter. Cela entraîne chez eux une perte de confiance et rend encore plus difficile la solitude dans laquelle ils se trouvent. D’un autre côté, les enfants seraient étonnamment mûrs et s’intéresseraient aux questions sociopolitiques, auxquelles ils réfléchissent avec une grande tolérance. Les préjugés et le racisme ont donc été l’un des grands thèmes du camp et l’échange sur ce sujet à l’aide d’un film documentaire a été une expérience réjouissante.
Vers la fin du camp, l’équipe d’encadrement a eu l’impression d’avoir affaire à des enfants profondément changés et a trouvé dommage de se séparer à ce moment-là. Iels supposent également que la plupart des parents ne connaissent pas du tout leurs enfants tels qu’ils se sont montrés pendant le camp. En guise de petite béquille, une psychologue a dressé un petit portrait de chaque enfant avec des recommandations pour les parents. C’était aussi une nouveauté de ce neuvième Art-Camp de Base_UA. Le dixième camp est déjà à la porte, il commencera le 12 mars.
Début avril, un séminaire de formation d’équipe aura lieu dans notre auberge de Nijnié Selichtché, au cours duquel nous réfléchirons, avec des personnes partageant les mêmes idées, à la forme dans laquelle nous souhaitons nous-mêmes organiser régulièrement des camps pour des enfants et des adolescent·es traumatisé·es par la guerre. Suite à notre appel, 47 personnes se sont inscrites!
Nos amies Nastya Malkyna et Genia Koroletov sont récemment retournées à Kramatorsk et dans la petite ville voisine de Dobropillia. Elles ont organisé un atelier de peinture et de mémoire avec des enfants dans un abri antiaérien nouvellement aménagé. Leur rapport, toujours aussi impressionnant, est disponible ici en anglais[2].
Elles ont raconté que le front se rapprochait de manière inquiétante dans cette région. D’un autre côté, on remarque, par exemple à Kramatorsk, qu’il y a de plus en plus d’initiatives d’entraide de la part des locaux, en plus des groupes de bénévoles étranger·es et de personnes venant de l’ouest de l’Ukraine.
Maksym Butkevych
Maksym est toujours enfermé dans une prison de la région de Louhansk. Il y a quelques jours, un avocat de Moscou a pu lui rendre visite. Bien sûr, personne ne peut y parler librement, car un homme de l’administration pénitentiaire est présent en permanence. Mais l’avocat a trouvé que Maksym avait l’air relativement bien. Il travaille et s’est exprimé de manière positive sur ses codétenus. Un échange de prisonnier·es n’est malheureusement pas envisageable pour le moment. Cette année, 300 prisonnier·es de guerre ukrainien·nes, en partie des civil·es, ont déjà été libéré·es dans le cadre d’échanges. Mais il n’y avait parmi elles et eux aucun·e prisonnier·e de guerre condamné·e à une peine de prison. Maksym reçoit enfin à nouveau des lettres, mais uniquement d’expéditeurs russes et en langue russe. Le 13 mars, le procès en appel aura lieu devant la Cour suprême de la Fédération de Russie à Moscou. Nous n’avons aucune espoir que cela changera quoi que ce soit. En janvier, 30 autres prisonnier·es de guerre ukrainien·nes ont été condamné·es à des dizaines d’années de prison par le même tribunal que Maksym à Louhansk.
La mort d’Alexei Navalny a montré à l’opinion publique mondiale ce que signifie être emprisonné en Russie. Combien d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes ont été torturé·es et tué·es en détention en Russie ces dernières années, personne ne le saura jamais. Pour celles et ceux qui veulent comprendre mieux cette question, je recommande le livre Donbass: Un journaliste en camp raconte de Stanislav Asseyev.
Parallèlement, la répression des Tatars de Crimée se poursuit: il y a deux jours, la journaliste et militante des droits humains Lutfiye Zudiyeva a été arrêtée et intimidée. Zudiyeva est l’une des dernières voix dans la péninsule à rendre compte de la persécution des Tatars de Crimée.
Nouveaux minibus pour les Angels of Salvation
Nous sommes toujours en contact avec les Angels of Salvation à Dnipro. Avec leurs livraisons d’aide et autres activités sociales, iels couvrent une immense zone de front allant de Kherson à Kharkiv. Iels reçoivent pour cela le soutien de grandes institutions internationales. Mais Dima Mishenin, le fondateur très courageux de l’organisation, se souvient bien de notre aide, notamment des nombreux véhicules que nous avons mis à leur disposition. Ces voitures sont soumises à des contraintes extrêmes et doivent être réparées en permanence. C’est pourquoi Dima nous demande de l’aide: toute personne/organisation ayant la possibilité de faire don d’une camionnette en bon état à son organisation serait bienvenue.
Jürgen Kräftner, FCE - Ukraine