Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit et aujourd’hui, c’est la Saint-Nicolas[1] selon le calendrier Julien, toujours en vigueur chez nous – une bonne occasion de partager avec vous quelques informations et pensées d’Ukraine. Je commencerai donc par quelques informations de base.
Dès l’été et au plus tard à l’automne, nous avons dû nous faire à l’idée terrible que cette guerre allait durer encore longtemps, probablement des années. Le commandant en chef de l’armée ukrainienne, Valeri Zaloujny, a récemment admis dans une interview qu’il avait sous-estimé l’obstination russe à sacrifier sans limite des soldats d’infanterie dans des attaques que l’on appelle ici des «attaques de chair». Les pertes humaines sont colossales, mais cela ne semble pas avoir d’importance. Près de la ville d’Avdiïvka, non loin de Donetsk, les Russes auraient perdu plus de mille hommes par jour en novembre, et le massacre continue. Outre les grands criminels qui sont transférés des prisons vers le front et graciés après six mois de service militaire, il y a aussi un nombre inépuisable de pauvres bougres venus de lointaines provinces russes qui rêvent de payer leurs dettes avec la solde de l’armée. Pour beaucoup d’entre eux, cette décision s’avère fatale.
Je pense qu’avec cette interview, Zaloujny voulait avant tout protéger ses soldats des erreurs d’appréciation guidées par les désirs des politiciens et des médias, tant en Ukraine qu’à l’étranger. Les attentes concernant la «grande contre-offensive» étaient manifestement trop élevées et ne tenaient pas compte du fait que les Russes s’y préparaient depuis près d’un an[2].
Le tout-puissant bureau présidentiel de la rue Bankova à Kiev a réagi avec colère à l’interview de Zaloujny. Un sondage3 réalisé début décembre l’explique bien: en l’espace d’un an, la con-fiance de la population ukrainienne dans le président est passée de 84 à 62 pour cent, ce qui est bien sûr encore considérable, alors que Zaloujny se maintient à 88 pour cent! La confiance dans l’armée ukrainienne reste inchangée à 96 pour cent. Les tireurs de ficelle de la Bankova craignent que Zaloujny ne passe de l’armée à la politique à la première occasion.
10 ans après le Maïdan
Ces jours-ci en Ukraine, nous commémorons le Maïdan – c’était il y a exactement dix ans. Ce soulèvement de trois mois a été le grand (et douloureux) réveil de la société ukrainienne, une prise de conscience collective. À la fin, le président-dictateur s’est enfui en Russie qui a par la suite occupé la Crimée et débuté la guerre dans le Donbass. Quiconque ne comprend pas le Maïdan dans toute sa complexité ne comprend pas non plus la guerre actuelle. La difficulté pour nous, c’est-à-dire la gauche occidentale, réside probablement dans le fait qu’un soulèvement populaire impliquant pratiquement tous les courants politiques et toutes les ethnies n’entre pas dans nos schémas de pensée sclérosés depuis le 19e siècle. Peu de gens peuvent s’imaginer passer leurs nuits sur des barricades avec des personnes ayant une vision du monde totalement différente de la leur, et risquer sa vie si nécessaire, pour chasser un régime criminel du pouvoir. J’ai des ami·es qui restent convaincu·es que le nationalisme ukrainien est la cause de tous les problèmes dans notre partie du monde. Iels préfèrent occulter le fait que l’on parlait et on parle toujours au moins autant russe qu’ukrainien, aussi bien sur le Maïdan que dans les tranchées ukrainiennes.
Celles et ceux d’entre nous (ici en Ukraine) qui suivent les médias occidentaux entendent bien sûr les voix qui appellent à des négociations de paix. Mais sans la libération des territoires occupés, une telle proposition ne vaut même pas un haussement d’épaules. Si le soutien de l’Occident diminue sensiblement (par exemple après une réélection éventuelle de Donald Trump), cela con-duira probablement à un cessez-le-feu boiteux comme pendant l’occupation du Donbass de 2016 à 2022, mais pas à la paix. Ceci entraînera encore plus de souffrances pour la population civile; les zones occupées se transformeront encore plus en territoires sans droit ni loi, dominés par des criminels et où la population sera soumise à l’arbitraire le plus absurde, comme c’est déjà le cas actuellement.
La mer Noire
Avez-vous remarqué que presque plus personne ne parle d’une famine en Afrique qui pourrait être causée par l’arrêt des exportations de céréales de l’Ukraine, et que l’accord sur les céréales avec la Russie n’est plus un sujet de discussion? Il y a plusieurs raisons à cela. L’une des raisons principales est que l’armée ukrainienne a infligé de telles pertes à la marine russe ces derniers mois que celle-ci ne contrôle plus la mer Noire, du moins pas les zones proches des côtes roumaines et bulgares. C’est très important pour nos régions méridionales (Odessa, Mykolaïv) et pour toute l’Ukraine, car la marine russe n’est plus en mesure de tirer des missiles depuis la mer Noire. Et pour l’exportation de céréales, c’est très important puisqu’un corridor maritime a désormais été sécurisé près des côtes roumaines et bulgares et que les navires peuvent à nouveau transporter le blé et le maïs ukrainiens vers le Bosphore et au-delà. Néanmoins, un terminal céréalier devrait également être construit prochainement en Transcarpatie afin de rendre le transport terrestre plus efficace. Fin novembre, un cargo céréalier a sauté sur une mine en mer Noire, ce qui a fait bondir les primes d’assurance et a logiquement des répercussions sur les prix des céréales. Dans le même temps, on voit à la frontière avec la Roumanie de longues files de camions char-gés de produits agricoles.
Une longue guerre
Bien sûr, au début, personne ne voulait penser à une guerre longue. À en juger par l’équipement et les provisions que les troupes d’élite russes transportaient en avançant vers Kyiv, Poutine et ses sbires pensaient qu’ils remplaceraient notre gouvernement par un gouvernement fantoche au bout de quelques jours. À l’inverse, je ne qualifierais pas de «pensée» ce qui se passait dans nos têtes à ce moment-là. Les hommes et les femmes qui se sont porté·es volontaires pour l’armée fin février 2022 n’envisageaient en aucun cas d’être encore au front près de deux ans plus tard. Beaucoup sont mort·es ou ont été mutilé·es, d’autres ont été emprisonné·es par les Russes. Nous sommes très inquiet·es pour notre ami Maksym Butkevych, un défenseur des droits humains, prisonnier de guerre depuis 18 mois. Après avoir comparu devant la Cour d’appel en août, il a disparu pendant trois mois. Il y a quelques jours, son avocat moscovite a heureusement pu le localiser dans une prison de l’oblast occupé de Louhansk.
Selon les estimations, il y aurait actuellement environ 7000 prisonnier·es de guerre ukrainien·nes. Depuis le début de la guerre, 2000 ont été échangé·es, mais depuis l’été, il n’y a plus eu d’échange. Celles et ceux qui ont été libéré·es font état de mauvais traitements, de tortures et du manque de tout. L’ombudsman ukrainien dénombre en outre 28.000 civil·es enlevé·es par la Rus-sie, dont plusieurs milliers d’enfants [4].
D’autres réalités
Il y a aussi les autres, ceux qui n’imaginaient pas avoir à défendre un modèle de société, la liberté ou tout simplement le lieu où vivent leurs familles et où vivaient leurs ancêtres. En Transcarpatie, les villages se sont vidés de leur population masculine. Dans cette région à la longue tradition de migration saisonnière, beaucoup avaient flairé le coup et avaient fui la guerre pour l’un des pays voisins, où la main-d’œuvre fait chroniquement défaut. Au fil des mois, nombre d’entre eux ont fait venir leur famille et ont profité de la possibilité de simplifier le droit de séjour des Ukrainien·nes en tant de guerre. Mais beaucoup de gens ne peuvent pas s’imaginer vivre dans un pays étranger et continuent donc selon le schéma traditionnel: les hommes travaillent à l’étranger, les femmes leur rendent visite de temps en temps et ramènent un peu d’argent à la maison. Mais eux non plus ne s’attendaient pas à ce que la guerre dure des années. Les hommes ne veulent/peuvent pas rentrer, car ils seront enrôlés dans l’armée dès qu’ils se présenteront à la frontière. Le coût social de cette émigration forcée et de ces séparations est forcément très élevé.
Même au cours de la deuxième année de la guerre, de nombreux hommes ont utilisé toutes sortes de stratagèmes pour s’en sortir. D’après mon impression subjective, ce sont plutôt les hommes d’autres régions qui payent des milliers d’euros à des passeurs ou à des gardes-frontières cor-rompus, alors que les hommes d’ici trouvent presque toujours un chemin moins risqué.
Il est difficile d’imaginer les conséquences de tout cela pour notre région. Les réfugié·es de l’Est resteront-iels ici, et surtout lesquel·les? En passant récemment par Oujhorod, j’ai été assez choqué par toutes ces Teslas et ces nouvelles boutiques de luxe. Les loyers ont doublé. Des études sociologiques montrent que le fossé entre les riches et les pauvres s’est fortement creusé dans toute l’Ukraine depuis le début de la guerre. Un autre aspect de la migration: nos voisin·es les plus proches se sont installé·es en Slovaquie, le mari avant la guerre pour travailler, sa femme et leur fils de 13 ans depuis un an. Iels souffrent du racisme anti-ukrainien des Slovaques et veulent rentrer au plus vite. En un an, le garçon, qui est très gentil et sociable, ne s’est pas fait d’ami·es parmi ses camarades de classe et souffre au contraire de brimades en raison de ses origines.
Winter is coming
L’armée russe bombarde les villes ukrainiennes tous les jours et surtout toutes les nuits. Les sirènes d’alarme hurlent tous les jours, même dans notre région. La différence, c’est que dans des villes comme Kherson, Zaporijjia et bien d’autres, les impacts, les destructions, les mort·es et les blessé·es sont également quotidien·nes, alors que nous sommes épargné·es. Dans un village du Nord-Est, plus de 50 civil·es ont été tué·es en octobre, lors d’un enterrement. Depuis quelques mois, les Russes utilisent surtout des drones iraniens pour leurs attaques. Ils utilisent avec parcimonie les missiles, beaucoup plus chers et dont le nombre et les capacités de production sont limités. Il est tout à fait plausible de craindre qu’il s’agisse d’un choix stratégique (on estime que la Russie possède actuellement près de 900 missiles balistiques de tous types) pour lancer des attaques massives contre les infrastructures énergétiques dès que le froid arrivera. Cette fois-ci, ce ne sera une surprise pour personne. Chez nous, en Transcarpatie, les écoles ont reçu l’ordre de ne surtout pas ignorer les alertes, car selon les rapports des services secrets, notre région ne devrait pas être épargnée cette fois-ci.
Ce que j’ai remarqué par ailleurs
Ici, de manière totalement chaotique, des faits divers et des impressions subjectives: les familles de certains soldats protestent publiquement et demandent leur démobilisation après bientôt deux ans au front. Cela ne signifie toutefois pas qu’elles appellent à la capitulation.
Une amie (en fait une membre de la famille) est revenue de Tchéquie, où elle se sentait exploitée dans une usine, et a trouvé chez elle (près de Rivne, dans le nord-ouest de l’Ukraine) un emploi bien rémunéré dans une nouvelle entreprise qui fabrique des obus d’artillerie. Bien sûr, c’est maintenant un produit qui est tout à fait à la mode. Un autre ami, qui nous aide à entretenir nos machines pour la production de jus de pomme, passe ses week-ends à fabriquer des drones en car-ton, invisibles pour les radars, qui transportent silencieusement des explosifs sur 30 km.
Et aussi une de nos réalités: depuis le début de l’année 2023, un nombre record de petites entreprises privées ont été créées en Ukraine. Le budget national pour 2024 a été adopté par la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien. Près de 50 pour cent des fonds sont consacrés aux coûts de la guerre, de l’armée et de l’armement. Aucune construction de route n’est prévue, ce qui était le projet favori de Zelensky avant la guerre. Il est vrai que cela rend difficile de qualifier certains trajets de «route», car il faut souvent trois fois plus de temps qu’avant pour aller d’un village à l’autre.
La lutte contre la corruption se poursuit même pendant la guerre et je dirais qu’elle prend peu à peu de l’ampleur. Début décembre, le responsable d’un comité gouvernemental pour la numérisation des données de l’armée a été arrêté. Avec une deuxième personne, ils auraient volé près de 1,5 million d’euros tout en freinant fortement la numérisation. Le nombre de morts qu’ils ont sur la conscience reste inconnu à ce jour. Il faut également noter qu’une fois de plus, des personnes faisant partie du cercle le plus proche du pouvoir à Kyiv ont été arrêtées, et oui, c’est un bon signe.
Jürgen Kräftner, FCE - Ukraine
- On peut comparer le personnage de Saint Mykolaï (Saint Nicolas) avec celui du Père Noël dans la tradition occidentale, fêté en Ukraine le 6 décembre.
- Voici l’interview de Zaloujny (en anglais): https://www.economist.com/europe/2023/11/01/ukraines-commander-in-chief-on-the-breakthrough-he-needs-to-beat-russia.
- Le sondage d’opinion (en anglais): https://www.kiis.com.ua/?lang=eng&cat=reports&id=1335&page=1.
- Une enquête publiée au mois de février par l’Observatoire des conflits, un groupe de cher-cheur·euses de l’université de Yale, aux États-Unis, fait état d’un réseau d’au moins 40 camps dédiés à la «rééducation patriotique» des jeunes victimes, où doivent leur être inculqué·es l’amour de la Russie et la détestation du monde occidental. Cette étude a établi qu’au moins 6000 mineur·es ukrainien·nes vivaient depuis des semaines, voire des mois, dans ces camps, loin de leurs parents.