Tentative d’atterrissage - Ecoles de la terre

de Till Roeskens, membre de Longo maï, 1 nov. 2019, publié à Archipel 286

En cette fin d’été, alors que le G7 se tenait à Biarritz et que l’Amazonie était en flammes, nous étions quelques-un·es à nous accroupir tôt le matin au milieu d’un petit ruisseau du plateau de Millevaches en Limousin, pour coller notre nez sur une pierre ronde recouverte de mousse, sur laquelle une tâche plus claire signalait une épreinte de loutre. Comme Fred nous l’indiquait et comme nous le constations à l’unanimité, ce marquage olfactif du territoire de la bête bien cachée sentait les crevettes.

Notre guide, paysan et chercheur en écologie évolutive, nous disait: «On a plus ou moins répertorié toutes les espèces qui vivent actuellement par ici, mais on se confronte à une ignorance abyssale de la science quant à leurs besoins spécifiques à chacune pour bien vivre.» Fred et sa compagne Johanna travaillent avec leur troupeau de brebis à préserver quelques rares coins de landes et de tourbières et à étudier l’évolution des êtres qui y vivent. En soixante ans, ces milieux qui formaient jadis le paysage ordinaire du plateau se sont réduits comme peau de chagrin face aux monocultures de sapins Douglas, visage local de la civilisation industrielle et du capital. Deux heures plus tard, après un café âprement disputé et quelques bonnes tartines, nous étions environ deux cents à nous serrer sous une bergerie-tunnel de la ferme de Lachaud gracieusement libérée par les brebis pendant une semaine pour un séminaire de philosophie: Puissances de l’habiter. Matériaux pour des écoles de la terre.1

Ce matin-là, Emilie Hache nous faisait part de ses interrogations: «Comment en sommes-nous venu·es à nous croire seul·es au monde? A croire que les humains étaient les seuls êtres doués de langage et d’intelligence dans l’univers? Qui a inventé ce mythe? Comment avons-nous fait pour nous couper à ce point du monde sensible, en regardant de haut toutes celles et ceux qui se considéraient comme des esprits vivant parmi d’autres? Aujourd’hui, ce mythe héroïque de notre arrachement à la nature tombe en miettes sous nos yeux. La monoculture humaine a manifestement failli2. La terre se rappelle à nous. Et – nous disait encore Emilie – j’ai l’impression que le changement radical dans lequel nous sommes engagé·es de par la mutation écologique nous ouvre à de nouveaux questionnements mythologiques. J’ai l’impression que ce qui nous rassemble ici, c’est qu’on se découvre de plus en plus nombreuses et nombreux à tenter de fabriquer un nouveau grand récit, pour dire ce qui nous est arrivé. Un récit dressé contre la solitude des modernes, un récit multiple pour raconter la communauté des vivants sur une terre abîmée.» Pendant qu’Emilie parlait, un robinet servant à abreuver les brebis fuyait goutte par goutte dans un seau posé au coin de la bergerie. De temps en temps, Elie prenait le seau et le vidait dehors, changeant brusquement la petite musique de l’eau qui semblait se mêler de notre conversation.

Ecoles de la terre

Elie Kongs s’occupe des éditions Dehors et de l’association artistique La Pommerie qui est également accueillie à la ferme de Lachaud. Elie dit que pour lui, le terme d’«écoles de la terre» signifierait: des écoles où l’on apprendrait à redevenir terrien·nes, à habiter la terre pour de vrai, en construisant des savoirs situés. Ne plus séparer la théorie de la pratique, le sujet de l’objet, la pensée du sensible – voilà à quoi devrait œuvrer, dans l’idéal, une école de la terre. Le terme est en circulation dans le coin depuis qu’un groupe d’habitant·es de Tarnac, à deux villages d’ici, a fait un voyage au Chiapas et y a découvert l’Université de la Terre de San Cristobal, lieu d’apprentissages lié au mouvement zapatiste, où des cours d’agriculture et de tissage jouxtent des conférences de philosophie. Les voyageurs sont revenus avec le désir de créer ici aussi des lieux de transmission qui permettraient de renforcer les multiples recherches d’autonomies collectives en train de bourgeonner un peu partout sur ce plateau et au-delà. Guillaume, parmi les porteurs de cette initiative, m’a dit: «Quand je vois toutes ces générations de révolutionnaires qui ont vécu des échecs répétés, je me dis qu’il est temps de repenser notre civilisation de fond en comble. Il nous faut reconnaître que le capitalisme a colonisé jusqu’à nos perceptions et que nous devons retrouver d’autres perceptions si nous voulons le combattre! Apprendre à percevoir les circulations de l’eau souterraine avec les sourciers, apprendre à percevoir nos propres flux invisibles avec les soins énergétiques… percevoir tout ce qui est là, dont nous recevons les signes que nous ne savons pas lire, parce qu’on nous a désappris à y prêter attention… parfois j’ai l’impression d’avoir vécu jusqu’ici dans une boîte de conserve!» Depuis deux ans, les premières sessions d’études ont vu le jour. Sculpture et anthropologie de l’espace a consisté à penser, rêver et sculpter des éléments de la charpente de la grande salle commune en reconstruction à la ferme du Goutailloux à Tarnac. Décloisonner l’avenir s’est penché sur la science-fiction pour réinventer des futurs désirables. Désarchiver le passé a consisté à plonger dans l’histoire des vaincu·es pour en ramener des potentialités à la surface. Des sessions sont prévues sur l’étude des sols et sur notre rapport à la mort, avec la volonté concrète de fonder des pompes funèbres autogérées. En lien étroit avec cette dynamique, des chantiers-écoles autour de la foresterie et du travail du bois ont lieu à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Et ici à la ferme de Lachaud, il y a deux ans, Elie avait proposé une première session d’anthropologie intitulée Greffer de l’ouvert, dont le thème pouvait déjà se formuler ainsi: comment nous échapper de la cage que l’esprit occidental moderne s’est construit? A cette fin, Elie avait invité plusieurs anthropologues de renom, plus habitué·es aux auditoriums des grandes écoles qu’à un public rassemblé dans une bergerie. Mais à rebrousse-poil de générations précédentes qui étudiaient les curieuses coutumes et croyances des autres avec un intérêt teinté d’exotisme, les personnes invitées ici avaient contribué à révolutionner leur discipline en prenant au sérieux le point de vue des peuples avec qui elles avaient vécu et appris. Elles avaient accepté de laisser bouleverser leurs propres paradigmes scientifiques et appris, même de façon rudimentaire, à commercer avec les animaux, avec les plantes, avec les esprits.

Métaphysiques cannibales

L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, qui redéfinit sa discipline comme une «théorie-pratique de la décolonisation permanente de la pensée», souligne bien les défis qui nous attendent. Dans son livre Métaphysiques cannibales3, il écrit que pour la modernité occidentale, «connaître, c’est objectiver. (…) La forme de l’Autre est la chose. Le chamanisme est guidé par l’idéal inverse: connaître c’est personnifier, prendre le point de vue de ce qui doit être connu. Ou plutôt, de celui qui doit être connu; car le tout est de savoir le qui des choses, sans quoi on ne saurait répondre à la question du pourquoi. (…) Si dans le monde naturaliste de la modernité, un sujet est un objet insuffisamment analysé, pour les Amérindiens, au contraire, l’objet est un sujet insuffisamment interprété.» Plus loin, il explicite de façon un peu vertigineuse ce qu’il appelle le perspectivisme de la philosophie amérindienne: «Les humains, dans des conditions normales, voient les humains comme des humains et les animaux comme des animaux. Mais les animaux aussi se voient comme des humains. Les prédateurs et les esprits, pour leur part, voient les humains comme des proies, alors que les proies voient les humains comme des esprits. (…) Le signe d’une intelligence chamanique est la capacité à voir simultanément selon deux perspectives incompatibles.» C’est Viveiros de Castro qui avait ouvert la première session du séminaire, en intitulant son intervention: Pour en finir avec l’état d’exception ontologique de «notre espèce». Voilà un titre qui valait programme. Comment renverser ce socle idéologique qui nous élève au-dessus des autres, comment retrouver une horizontalité nous permettant de reconnaître l’égalité des intelligences de tout ce qui vit, et d’entrer en dialogue? Car la bonne volonté seule ne suffira pas à changer nos comportements destructeurs. Comment ne pas finir complètement hors sol, à l’image de nos tomates ou poulets industriels? Ou pour le dire avec l’intitulé d’une récente publication de Bruno Latour dont il était plusieurs fois question au cours de la semaine et à laquelle j’emprunte mon titre: Où atterrir?

Attachements

Au cours de son analyse de la crise écologique et de la guerre de conquête contre le vivant dont elle est le signe manifeste, Latour en vient à constater notre incapacité d’y réagir, de faire face. Comment sortir de notre paralysie? Il observe que là où les gens savent se battre et sont capables de mettre leur vie en jeu pour résister, c’est quand il s’agit de défendre un territoire – au sens du terrain d’où l’on tire directement sa subsistance. Et de fil en aiguille, cet éminent philosophe, ex-directeur scientifique de l’illustre école Sciences Po à Paris, en vient à faire l’éloge des ZADs en tant qu’expériences politiques exemplaires – ce qui peut donner quelques espoirs quant aux ébranlements en cours dans toutes les couches de la société! Mais, dit Latour, la plupart d’entre nous ne sait plus quel est notre territoire. Par la délocalisation générale, le sol nous a été comme dérobé sous les pieds. Tout au long de l’époque moderne, l’idéologie progressiste nous avait vendu notre émancipation comme une nécessaire sortie de tous les attachements, et nous avait dit que tout enracinement dans un territoire était réactionnaire! Et aujourd’hui, en pleine rupture civilisationnelle, où il devient évident que les promesses de lendemains meilleurs nous ont menés droit dans le mur, nous voilà devant le tas de ruines de la modernité, déraciné·es et désorienté·es, n’y croyant plus mais voulant y croire encore, à certains progrès possibles… et puis, qu’on se l’avoue ou non – si cet ajout personnel m’est permis –, il me semble qu’on aimerait tellement se croire encore un peu en avance sur les autres, sur «les gens» là-dehors, un peu à l’avant-garde, un peu plus éclairés que la moyenne, connaissant donc la bonne direction, celle du «véritable progrès humain»! Pour beaucoup de personnes autour de moi, il reste en effet douloureux, voire inconcevable, de ne plus s’identifier comme «progressistes». Et moi aussi je ressens une sorte de vertige à me mouvoir dans un espace où il n’y a plus ni avant ni arrière. La modernité nous colle aux talons.

Revenir en arrière?

Voilà des questions qui sont revenues plusieurs fois dans nos discussions: est-il souhaitable, est-il possible de revenir en arrière? Est-il possible de faire un tri entre ce que l’on voudrait garder ou jeter de nos rêves d’émancipation du genre humain? Et comment cultiver et revendiquer un nouvel enracinement, un nouvel attachement aux lieux, sans devenir «réacs» à notre tour, sans faire le lit de cet «éco-fascisme» que beaucoup sentent monter de toutes parts? Quelqu’un parmi nous, cette semaine, a ébauché un début de réponse en parlant des racines des plantes qui ne correspondent en rien à l’image de cette chose solide et immuable que l’on évoque généralement en disant «nos racines»: au contraire, les véritables racines sont toujours en mouvement, vivantes, désirantes, tâtonnantes et périssables!

  1. Voir: https://materiaux-ecolesdelaterre.fr/
  2. Emilie Hache empruntait cette expression à un ouvrage de David Abram dont elle nous a dit le plus grand bien: Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens paru à la Découverte le 21 novembre 2013. Abram attribue notre déterrestration à l’invention de l’écriture, dont la pratique «magique» aurait progressivement remplacé celle de déchiffrer les signes du monde sensible. Pour sa part, Emilie est l’autrice de Ce à quoi nous tenons, propositions pour une écologie pragmatique, également paru à la Découverte, le 13 janvier 2011, et a dirigé plusieurs recueils autour de la philosophie écologiste et écoféministe, ainsi que la réédition de l’ouvrage fondamental de Starhawk: Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique (Cambourakis, 11 février 2015).
  3. Métaphysiques cannibales, Lignes d’anthropologie post-structurale de Eduardo Viveiros de Castro paru le 4 11 2009 chez Plon, Collection Métaphysique.

Et pour finir, je voudrais signaler quelques autres livres que j’ai croisés durant ces deux années et qui me semblent participer de la même constellation: Philippe Descola, Par-delà nature et culture (Folio, 10 septembre 2015); Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts (Zones Sensibles, 17 février 2017); Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde (La Découverte, 31 août 2017, Collection Les empêcheurs de penser en rond, ainsi que Baptiste Morizot, Les diplomates: cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (Wildproject éditions, 26 mars 2016, Collection Domaine Sauvage).