FRANCE:La politique du «tout-à-l’éco»

de Les ami-e-s de Clark Kent, 18 janv. 2011, publié à Archipel 189

Peut-on faire de l’écologie politique sans être écocitoyen? Quel type de sujet politique produit l’écocitoyennisme? Comment l’écocitoyen s’inscrit-il comme un être séparé face à la nature? Quelles sont les limites de cette subjectivation politique? Analyse des relents du «tout-à-1'éco», paru dans Z N° 4* (Deuxième partie)

Les aspirations politiques des individus trouvent à se réinvestir, mais sous une forme complètement pervertie. Nous pensons être actifs, alors que nous sommes dépossédés de tout moyen d’action véritable.

La fabrique du ressentiment

En premier lieu, l’écologie définie comme science implique un recours systématique au diagnostic des experts. Chaque citoyen intériorise dès lors une forme de complexe d’infériorité qui le pousse à emmagasiner le maximum d’informations sur l’état de la catastrophe écologique. Le savoir vaudrait pouvoir. En se faisant le répétiteur du discours du maître, l’esclave se donne l’illusion d’être à sa place. Nous n’en finissons pas de prendre conscience de la catastrophe, comme si faire l’état des lieux était une fin en soi. Avant d’agir et d’éventuellement remettre en question notre mode de vie, nous devrions nous assurer que le changement climatique a bien l’ampleur annoncée, que les ondes sont effectivement nocives. Pour peu que les experts se trompent ou ne soient pas d’accord, on pourrait remettre les changements radicaux à plus tard. Pour l’instant les «petits gestes du quotidien» suffisent amplement.
Ce recours à l’expertise prend la place d’un débat véritablement politique, qui porterait sur les fins et les valeurs communes, et revalide la bureaucratisation des rapports sociaux. Sans l’avis d’experts, les hommes seraient incapables de décider ce qui est bon pour eux. «Dans tous les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l’administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes.»1 A jouer le jeu de l’expertise et de la contre-expertise, on oublie de s’interroger sur la valeur sociale et politique de nos modes de vie. Pas besoin de savoir si les ondes des téléphones portables sont nocives pour constater les effets déplorables de cet objet sur les relations humaines. Il suffit de se promener dans la rue pour côtoyer la «foule solitaire» des communicants, incapables de se rencontrer, absorbés par leur écran ou par l’appel d’un ailleurs.
En second lieu, l’écocitoyenneté véhicule l’idée que nous sommes tous responsables du désastre. Celui-ci est avéré. Il nous faut désormais en porter individuellement le fardeau, faute de pouvoir porter une responsabilité collective. Nous intériorisons ainsi le paradigme individualiste à l’origine de la crise écologique et politique, alors que c’est faute d’avoir pensé collectivement nos besoins que nous en sommes arrivés là.
On retrouve la logique de la «mauvaise conscience»: l’individu n’est capable de penser sa libération que dans des termes qui prolongent son asservissement. Toute ressaisie de soi implique un assujettissement préalable. «La notion même de réflexivité, en tant que structure de l’apparaître du sujet, est la conséquence d’un ‘retour sur soi’; cette auto-réprimande répétée en vient à former ce qu’on appelle de manière inappropriée la ‘conscience’. Il n’y a pas déformation de sujet sans un attachement passionné à l’assujettissement.»2 Nous ne devons nous reprendre que parce que nous sommes (et avons été) dépossédés de la direction de nos vies. Cette participation nouvelle reproduit encore la logique de la domination. «Je suis responsable, je dois donc me contraindre pour le salut de tous.» L’intériorisation de la contrainte parachève une domination désormais «participative». En témoigne la vogue parallèle des conseils de quartier, simulacres de démocratie directe et fer de lance de l’écocitoyenneté. Ces conseils se réunissent, réfléchissent, rencontrent des experts, rendent des comptes, proposent, etc., mais n’ont bien entendu aucun pouvoir de décision. Ainsi, dans un entretien accordé à Nantes Métropole, Pascal Bolo, maire adjoint de Nantes, affirme: «Les Conseils de quartier passent d’une réflexion sur le ‘vivre ensemble’ au ‘faire ensemble’. (...). Tout élu lançant une concertation doit faire aux habitants concernés une offre de dialogue indiquant ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas.»3 Le «faire ensemble» suppose la définition préalable, par les élus, du négociable, bel exemple de démocratie...4 Enfin, les citoyens écoconvaincus partent à l’assaut des récalcitrants à grand renfort de culpabilisation. Des formes de «micro-fascisme», de surveillance et flicage mutuels se constituent au sein des différents espaces sociaux. Les écocitoyens les plus zélés se sentent parfois investis d’une véritable mission éducatrice. «Tu n’as pas éteint la lumière en sortant de la salle, ce n’est pourtant pas difficile!» Ah, quel plaisir de prendre les autres en faute, de pointer du doigt leur irresponsabilité! Discipliner les autres reste le meilleur moyen de maintenir l’illusion de sa liberté. L’écocitoyenneté traduit ainsi l’inhibition de l’aspiration politique à l’autonomie. L’individu fait l’objet d’une injonction paradoxale: être l’auteur de sa propre passivité.

L’écologie politique sans l’écocitoyen

L’intériorisation de la catastrophe et la sujétion aux experts est telle que tout discours manifestement écologique se range d’emblée pour l’opinion dans l’alternative: développement durable (version étatique de l’écocitoyenneté) ou retour à «l’âge de pierre» (depuis la version prétendument soft des décroissants jusqu’à des formes plus radicales d’écologie). Autant dire que le choix n’en est pas un. Soit on rentre dans la logique du «développement durable», avec comme seul espoir de ralentir l’avénement généralisé du désastre, soit on le précipite par des positions plus radicales de refus de la société industrielle.
Là où des Latouche et autre Rosanvallon en appellent à «sortir le capitalisme de nos têtes»5, il serait peut-être judicieux d’en sortir également l’écologie. Celle-ci n’est-elle pas restée implicite dans une grande partie de l’histoire humaine? Puisque l’écologie ne peut plus dire son nom sans prêter le flanc à toutes les caricatures, il ne reste qu’à reconduire le projet dont elle n’est qu’un des visages historiques: la volonté d’en finir avec la domination. «Aucune libération n’est possible, aucune tentative d’harmoniser les rapports humains et les rapports entre les hommes et la nature ne pourra réussir si l’on n’a pas éradiqué toutes les hiérarchies, et pas seulement les classes sociales, toutes les formes de domination, et pas seulement l’exploitation économique.»6
Les hommes ne cesseront de considérer la nature comme une réserve à exploiter ou à préserver que lorsqu’ils abandonneront l’idée même de domination. Tant qu’ils penseront qu’il est légitime que certains individus dictent à d’autres leurs modes de vie, ils ne pourront élaborer un autre rapport au vivant que celui de la maîtrise. La domination sur une nature pensée comme extérieure n’est qu’une manifestation, un symptôme des relations de pouvoir qui séparent les hommes. Cela semble logique: si dominer un autre homme ne paraît pas illégitime alors même que celui-ci est un être autonome, les autres formes de vie (jugées inférieures par cette absence d’autonomie) ne peuvent que se plier à nos desiderata. Les hommes n’ont pas toujours pensé ainsi. Ce n’est donc pas l’Humanité en général qui est responsable des problèmes écologiques, mais certains types de société, qui produisent et légitiment la domination. Ainsi, l’émergence de l’État moderne comme détenant le «monopole de la violence physique légitime» (M. Weber) cautionne l’idée qu’une partie de la société doit décider pour tous. La majeure partie de la population est ainsi placée dans une situation de minorité qui justifie une politique du soin et de la pédagogie. Hans Jonas, en prônant une «tyrannie bienveillante», entérine l’incapacité des sujets en démocratie. Il faut les diriger, car ils ne sont pas capables de prendre seuls les décisions qui s’imposent. Cela revient à combattre le mal par le mal: continuer à déresponsabiliser pratiquement les individus devrait les rendre plus responsables. Dans le même temps, cet imaginaire rejaillit sur les rapports entre les humains et leur environnement.
«Nous devons sauver la planète!», comme si nous n’en faisions pas déjà partie. Dans le registre économique, le mode de production capitaliste repose sur l’exploitation de la force de travail, sur une inégalité de fait entre certaines catégories de la population. L’industrialisation de la production parachève la pression exercée sur les hommes et la dilapidation des ressources naturelles. Etat, capital, industrie, trois choix de société aux impacts écologiques désastreux. On ne parviendra à supprimer ces effets qu’en renonçant à ces formes de domination. Tant que les hommes mettront en place des systèmes sociaux qui asservissent une partie d’entre eux, ils prolongeront le sentiment de toute puissance à l’origine des problèmes écologiques. Une tyrannie, même verte, ne peut être «bienveillante» ni pour les hommes ni pour la nature. Le projet d’une «écologie de la liberté»7 paraît de nature à subvertir les notions mêmes d’«écocitoyenneté» et de «démocratie participative», deux expressions qui dénotent pour l’instant du contraire de ce qu’elles semblent signifier. Les prendre à la lettre ouvrirait la voie d’une écologie politique digne de ce nom, mais avec le risque déjà mentionné de reconduire le schéma de pensée dont elles sont issues. «Vous demandez plus de responsabilité écologique et plus de participation. Soit. Si nous devons être responsables des effets environnementaux des politiques publiques et économiques, nous devons en être les auteurs.» Dans le domaine de l’économie, c’est aux travailleurs de définir, avec ceux qui en auront usage, les biens à produire et la manière de le faire8. Dans le domaine politique, l’aménagement de l’espace public, la définition des modes de circulation et de logement doit également appartenir à ceux qui habitent ces lieux. La responsabilité, qu’elle soit éco ou pas, n’a de sens qu’avec l’autonomie.

  1. René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2008, p. 15.
    2 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scherer, 2002, p. 113.
  2. Voir «Les nouveaux Conseils de quartier nantais», dans Nantes Métropole, mars/avril 2010.
  3. Voir «Ville durable, l’éthique du toc», dans Z No 4, 2010, p. 80.
  4. Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique, histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, 1999.
  5. Murray Bookchin, Qu’est-ce que l’écologie sociale? Atelier de Création Libertaire, p. 3.
  6. Sous-titre d’Une société à refaire de M. Bookchin, op. cit.
  7. Voir l’article «Un bon vieux conseil d’ouvriers», dans Z No 3.