UKRAINE: Entre confinement et guerre

de FCE, 15 mai 2020, publié à Archipel 292

Au cours des sept années de l’agression militaire de la Russie envers l’Ukraine de l’Est, plus de 13.000 personnes ont été tuées. Près de 1,5 million de migrant·es des territoires actuellement occupés des régions de Louhansk et de Donetsk ont perdu leur maison et ont dû commencer une nouvelle vie dans les zones sous le contrôle du gouvernement ukrainien. Dans le même temps, quelque 600.000 personnes résident toujours dans une zone de combat de 5 km de part et d’autre de la ligne de démarcation. Il est difficile d’imaginer la vie de ces personnes sans y être. Mais nous allons essayer de nous déplacer vers l’«Est sauvage» pour certains et vers les champs de tournesols entourés de terrils de charbon pour d’autres. Dans le champ voisinant, vous pouvez voir des tranchées militaires, ou vous pouvez fermer les yeux et ne pas les voir. La menace de propagation du COVID-19 est un nouveau coup dur pour les gens ordinaires qui n’ont pour la plupart pas accès à des services de santé de qualité. Sous la pression des opérations militaires, les habitant·es des villages de la ligne de front souffrant de maladies chroniques telles que le diabète, le VIH, la tuberculose, l’hépatite C ou l’hypertension artérielle ont un accès limité aux soins de santé. L’infrastructure médicale a été ravagée d’année en année. Comme les statistiques existantes ne représentent que très approximativement le nombre réel de personnes infectées, il est difficile de prévoir la létalité. Selon une estimation, le taux de mortalité en Ukraine est de 3%. En même temps, selon le médecin hygiéniste en chef de l’Ukraine, Viktor Lyashko, le pic des contaminations, qui a été projeté pour le 14 avril, ne sera pas atteint si le confinement est maintenu. L’Ukraine, avec 11.411 cas confirmés de contamination au COVID-19 dont 279 cas mortels au 2 mai, est particulièrement vulnérable en raison d’une ligne de contact de 420 kilomètres de long qui sépare la zone contrôlée par le gouvernement (GCA) de la zone non contrôlée par le gouvernement (NGCA) des régions de Louhansk et de Donetsk, occupées par la Russie. De l’autre côté de la ligne de contact, selon les informations officielles du gouvernement de la République populaire autoproclamée de Donetsk (DPR) et de la République populaire de Louhansk (LPR), au 10 avril, il y aurait respectivement 18 et 8 cas confirmés. Le Comité international de la Croix-Rouge a déclaré aux médias qu’il n’y a pratiquement aucune information sur la propagation du coronavirus dans les républiques dites DPR et LPR. Nous avons parlé à nos ami·es des deux côtés de la «ligne de démarcation» dans la région de Louhansk sur la façon dont leur vie a changé dans cet espace déjà restreint par le conflit militaire. Pour des raisons de sécurité, nous avons changé les noms des personnes vivant dans la République populaire autoproclamée de Louhansk. Ivanka, programmeuse, Alchievsk, (République populaire de Louhansk)

La vie de notre famille n’a pas beaucoup changé sous le confinement. Mon mari et moi travaillions déjà à la maison. Pour l’école, les enfants suivent un enseignement à distance, mais le processus n’est pas très bien mis en place. Les exigences et les circonstances changent tout le temps. Les personnes âgées sont priées de rester à la maison. Nous sortons uniquement pour faire des courses et promener nos enfants, en essayant de ne communiquer avec personne. La quarantaine n’est pas stricte, la police ne nous contrôle pas. Les gens marchent dans la rue. Certains sont masqués, d’autres pas. Certain·es gardent leurs distances, d’autres interagissent avec des ami·es, surtout des adolescent·es. Certains magasins sont fermés, surtout des magasins non alimentaires, les restaurants ne vendent que pour emporter. Les points de passage vers la zone contrôlée par le gouvernement sont fermés, la frontière avec la Russie, en revanche, ne l’est pas. Les gens se rendent à Moscou, surtout pour le travail. Dans les rues, les gens accrochent des annonces de recherche d’emploi. Dans la région de Rostov, les gens se déplacent également pour obtenir des passeports russes. Un service de bus est disponible. Dans notre ville il n’y a pas de cas d’infection par le virus, et les statistiques officielles de LPR parlent de 8 cas. Chaque mois, plus d'un million d’Ukrainien·nes franchissent la ligne de démarcation. Beaucoup de ces gens sont considérés de par leur âge comme très vulnérables au coronavirus. Les retraité·es traversent pour aller toucher leur pension dans les banques ukrainiennes situées sur le territoire contrôlé par le gouvernement. Depuis le 22 mars, le gouvernement ukrainien a suspendu le franchissement de la ligne de démarcation au Donbass. Le 16 mars, la Russie a fermé ses frontières aux étranger·es. L’ordre concernait également la frontière non contrôlée de l’Ukraine au Donbass, mais le 23 mars, le gouvernement russe a fait une exception pour les personnes enregistrées dans la République populaire de Donetsk et la République populaire de Louhansk. Ivan, journaliste, Sievierodonetsk (sous le contrôle du gouvernement ukrainien)

Des changements dans mon travail? Hmm... Maintenant, quand quelqu’un me pose des questions sur les équipements de protection individuelle, je demande des précisions sur ce que l’on entend par là: gilet pare-balles et casque ou masque et antiseptique? Maintenant, j’ai beaucoup de travail à cause du coronavirus. Mais ce n’est pas grave. L’orchestre sur le Titanic a continué à jouer quand le navire commençait à couler. Cent pour cent des sujets sur lesquels je travaille actuellement sont liés au COVID-19. C’est comme en 2014 en Ukraine, où la guerre était presque le seul sujet. Dans la région de Louhansk, des mesures de confinement strictes ont été introduites plus rapidement que dans d’autres parties du pays. Par exemple, vous ne pouvez pas entrer dans cette région si vous n’y résidez pas et vous ne pouvez pas la quitter si vous y vivez en permanence. Ces mesures étaient disproportionnées par rapport au nombre de patients atteint·es par le coronavirus. Je pense qu’elles sont liées à la compréhension du niveau de la médecine ukrainienne. Si le virus se propageait en Ukraine autant qu’en Italie, le nombre de décès en Ukraine serait beaucoup plus élevé. Ce serait une tragédie nationale. Voici un autre exemple de confinement dans la région de Louhansk. Récemment, l’Ukraine a réautorisé le commerce sur les marchés, qui avait été interdit il y a un mois à cause du COVID-19. Mais dans la région de Louhansk, l’interdiction n’a pas été levée. Les autorités locales estiment qu’il est tout simplement impossible de maintenir la distance nécessaire. D’ailleurs, dans la partie occupée de la région de Louhansk, les marchés continuent sans aucune restriction. Ils préfèrent la sélection naturelle, je pense. Chaque jour, les hôpitaux achètent des appareils respiratoires avec l’argent de l’Etat et l’argent des oligarques. Parfois, dans les hôpitaux, il n’y a pas l’infrastructure appropriée pour mettre en marche ces nouveaux appareils. De nombreux médecins ne sont pas psychologiquement préparés à une telle épidémie. Lorsque vous leur demandez s’ils sont prêts, la première chose qu’ils disent est: «Nous espérons que nous n’aurons pas de cas de coronavirus». Il n’y a pas de masques dans les pharmacies. Et quand il y en a, ils sont 20 fois plus chers qu’avant le coronavirus. Les personnes qui travaillaient auparavant dans le textile se sont réorientées vers la fabrication de masques médicaux. De nombreuses personnes cousent des masques elles-mêmes. Au mois de mars, 12 soldats ukrainiens sont morts à cause des bombardements. C’est le même nombre qu’en janvier, et trois fois plus qu’en février. Dans l’armée, la rotation a été reportée à cause du coronavirus. Les militaires, qui étaient censés être relevés sur la ligne de front, le seront une fois le confinement terminé. Le coronavirus a fermé les points de passages où les gens peuvent traverser la ligne de démarcation. De ce fait, des milliers de personnes ne peuvent pas rentrer chez elles. Parfois, les gens passent la nuit en plein air juste à côté du point de contrôle, parce qu’ils n’ont pas d’argent pour louer un lit. Ivan, artiste, Louhansk (République populaire de Louhansk)

A Louhansk, ils ont commencé à fermer les lieux de divertissement, puis les écoles et les magasins. Les jardins d’enfants sont toujours en activité pour le moment mais risquent de fermer, les transports sont disponibles. Se promener dans la ville n’est pas un problème. Il n’y a rien de mal à cela. Les jeunes flânent autant que possible et les gens se baladent tranquillement comme si de rien n’était… Je suis l’un d’entre eux. J’observe qu’aujourd’hui en viron la moitié de la population porte des masques sur le visage ou autour du cou. L’atmosphère est en train de changer, bien sûr, mais en général il n’y a pas de grosse inquiétude concernant la pandémie. Malgré ça on a le sentiment que bientôt il y aura aussi des limitations et des restrictions, très probablement un couvre-feu. L’autre jour, deux petites villes près de Louhansk ont été complètement bouclées parce que 4 ou 5 gars de Moscou sont venus et ont été diagnostiqués positifs au COVID-19. Des mesures strictes ont immédiatement été prises. Comme la «République» a reçu l’ordre extraordinaire d’arrêter le virus à tout prix, je pense que les autorités locales, comme d’habitude, vont essayer de résoudre le problème dans un style militaire. Elena, ancienne professeure d’histoire, Zolote (sous le contrôle du gouvernement ukrainien)

La situation sur le front n’a pas beaucoup changé. La guerre continue. Les soldats dans les magasins portent des masques. Récemment, il y a eu une rotation militaire et il y a eu une rumeur selon laquelle un militaire était porteur du virus. Mais je ne sais pas si les informations ont été confirmées. Il n’y a eu aucune désinfection nulle part. Les marchés sont tous fermés. Pour les gens, bien sûr, c’était une occasion de se faire de l’argent. Dans la région voisine de Donetsk, par exemple, 12 marchés ont été rouverts. Les prix des produits ont augmenté malgré l’absence de pénurie. Les files d’attente sont longues, les gens essayent de garder leurs distances, et des retraité·es se déplacent parfois sans masque. La situation est sous contrôle policier. Une femme en désaccord avec la police est amenée au commissariat et reçoit une amende. Parfois la police se déplace avec un haut-parleur et informe les gens des règles de confinement. Il y a des affiches dans toute la ville qui indiquent qu’il faut appeler un médecin en cas d’urgence, mais nous n’avons pas leur numéro. Sinon, nous devons appeler une ambulance immédiatement. A Louhansk, il y a un numéro d’urgence pour le coronavirus. Il y avait 15.000 personnes dans notre ville avant la guerre, et maintenant l’administration locale compte 15.000 habitant·es avec les personnes provenant des territoires occupés. Je pense qu’ils surestiment les chiffres. A mon avis environ 10.000 personnes, dont 1000 enfants, vivent dans notre ville. Et maintenant, imaginez que depuis un an et demi, nous vivons sans pédiatre et avec seulement deux vieux médecins qui ont eu 72 et 73 ans. C’est, bien sûr, une catastrophe. Il n’y a pas de masques dans les pharmacies publiques, mais il y en a dans les magasins privés. Pas de désinfectant non plus. Une fille que je connais s’est mise à coudre des masques pour les vendre. Il n’y a aucun moyen de transport. Il y a parfois un service de navette privé, mais ils ne prennent pas plus de 10 personnes, et le billet coûte maintenant deux fois plus cher qu’auparavant. Les organisations humanitaires ont cessé de venir. Autrefois, des équipes mobiles de psychologues venaient chaque semaine. Maintenant, ils sont tous en ligne. Levon, militant des droits humains, Sievierodonetsk (Zone contrôlée par le gouvernement)

L’oblast de Louhansk a toujours été la région la plus isolée de l’Ukraine. Etant la région la plus à l’Est, elle a des frontières avec la Russie au Nord, à l’Est et au Sud. En attendant, la liaison avec les autres régions ukrainiennes n’est disponible qu’à l’Ouest, vers les oblasts de Donetsk et de Kharkiv. En raison des conséquences du conflit armé dans l’est de l’Ukraine, l’ensemble de l’oblast de Louhansk a été divisé en deux. La zone contrôlée par le gouvernement (partie Nord) est séparée de la zone non contrôlée par le gouvernement (partie Sud) par le Severski Donets qui est le plus grand fleuve de l’Ukraine orientale, et qui forme un obstacle naturel pour les parties en conflit. Il n’y a qu’un seul point de passage à travers la ligne de démarcation dans l’oblast de Louhansk. Le conflit a donc rendu cette région encore plus isolée. Aujourd’hui, alors que le COVID-19 se répand dans le monde entier à une vitesse supersonique et met en danger des millions de personnes, l’isolement de la région de Louhansk a joué un rôle important pour gagner du temps et se préparer. Bien que les premières régions infectées en Ukraine se trouvaient à l’Ouest et au Centre, les premières mesures de restrictions de la circulation en Ukraine ont été imposées dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk. L’entrée de ces oblasts est gardée par des postes de contrôle de la police, et il a été plus facile de limiter les mouvements ici. A quelques exceptions près, les déplacements de nôtre côté, à travers la ligne de démarcation, ont été limités dès le début du mois de mars, et presque totalement interdits à la fin du mois. Mais les gens de l’autre côté ont encore plus de mal à franchir la ligne de démarcation que nous. Enfin, en ce qui concerne la frontière avec la Russie, le dernier point de passage opérationnel se trouve à Milove. Cependant, les deux Etats ont interdit l’entrée d’étranger·es sur leurs territoires, de sorte que les seuls déplacements possibles sont le retour dans leur pays d’origine des citoyen·nes ukrainien·nes et russes. Pour être honnête, il faudrait dire que l’oblast de Louhansk, comme toute autre région d’Ukraine, n’est pas du tout préparé à l’arrivée du COVID-19. Les établissements de santé sont en mauvais état, il y a un manque d’équipement médical et un manque de personnel qualifié et motivé. Cependant, grâce aux mesures restrictives prises rapidement, c’est-à-dire l’identification et l’isolement des personnes qui ont pu être infectées, la situation s’est calmée, et nous avons, jusqu’à la fin de la quarantaine un peu plus de temps pour nous préparer. A ce jour, l’oblast de Louhansk (zone contrôlée par le gouvernement uniquement) compte le plus petit nombre de personnes infectées de toutes les régions ukrainiennes. Polar Owl