SERBIE: Lutte dans les champs de blé

de Peter Haumer*, 2 mai 2012, publié à Archipel 203

Des agriculteurs et agricultrices serbes ont, six jours durant, occupé les rues des villes de la Voïvodine, le «grenier à blé» de la Serbie, avec leurs tracteurs, entraînant la fermeture de plusieurs ponts enjambant le Danube et le «bouclage» de la ville de Novi Sad. La protestation paysanne s’est étendue jusque dans la ville de Pancevo, au nord de Belgrade.

Ce conflit qui n’a eu aucun écho dans la sphère publique européenne, vise la réduction des subventions, déjà très faibles, pour les surfaces agricoles cultivées. Il en dit long non seulement sur la situation des paysannes et des paysans serbes, mais aussi sur les conséquences de la privatisation et de la désindustrialisation en Serbie.
L’agriculture et le secteur industriel qui lui est lié sont aujourd’hui soumis au diktat du marché. Depuis de nombreuses années déjà, les paysan-ne-s serbes travaillent à perte. Au fil du temps, nombre d’entre eux ont dû s’endetter fortement. Quelques grandes entreprises contrôlent le commerce de détail et donc le prix des produits agricoles. Dans certains villages, les fruits ne sont plus cueillis car le kilo est payé seulement 15 Dinars (1 euro = 106 Dinars) par les acheteur-euse-s, alors qu’il est revendu 200 Dinars au supermarché. De plus en plus de marchandises bon marché sont importées. Beaucoup de paysan-ne-s ne peuvent écouler leurs produits et doivent les détruire. Les subventions aux agriculteur-trice-s ont diminué d’années en années. Les subventions du gouvernement serbe sont aujourd’hui parmi les plus faibles d’Europe, avec 140 euros par hectare. Lorsque celui-ci a décidé, durant l’été 2011, de les réduire de nouveau, ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Vente massive de surfaces cultivables

Environ la moitié de la population serbe vit à la campagne. Un quart de la population active travaille dans l’agriculture. 39 % des personnes vivant à la campagne ainsi que 53 % des agriculteur-trice-s vivent tout juste avec le minimum vital, sinon moins. Les paysan-ne-s endetté-e-s sont souvent contraint-e-s de vendre leurs terres aux grandes entreprises. Ces dernières les revendront vraisemblablement à des multinationales étrangères lors de l’entrée de la Serbie dans l’Europe. Ce droit de vente et ses bases juridiques sont déjà établis dans les accords de partenariat signés avec l’Europe.
Entre 1999 et 2008, les surfaces en friche sont passées de 70.000 à 200.000 hectares. De plus, l’industrie de transformation des produits agricoles a été démantelée par les privatisations. Ces huit dernières années, 253 entreprises agricoles ont été privatisées, entraînant la perte de 65.000 emplois. Les agriculteur-trice-s sont contraint-e-s de vendre des produits non transformés qui rapportent bien moins, sur le marché mondial, que les produits finis ou semi-finis. Une partie toujours croissante de la population abandonne donc l’agriculture comme source principale de revenus, ce qui libère une force de travail très peu onéreuse, à qui il ne reste rien d’autre à saisir que des contrats de travail où ils seront exploités, leurs droits bafoués et payés au lance-pierre.

La culture vivrière, revenu d’appoint

Ici aussi, la boucle de la privatisation et de la désindustrialisation de l’agriculture est bouclée. En effet, après la perte de leur emploi, une grande majorité des travailleur-euse-s de Serbie retournent dans leur village. Ils s’y consacrent à leur propriété ou améliorent leurs revenus en cultivant des denrées alimentaires. L’économie de subsistance joue un grand rôle, en particulier dans les petites villes. Encore une raison d’inquiétude quant à l’avenir de l’agriculture en Serbie.
Un autre exemple illustre parfaitement l’influence grandissante des grandes multinationales sur l’agriculture: ces dernières années, l’agriculture est devenue un débouché incontournable pour les produits non agricoles tels que les engrais minéraux, les herbicides, les pesticides, les hormones de croissance et les additifs. Les grandes entreprises font pression sur le marché par tous les moyens. L’Etat serbe corrompu les y aide autant que possible. En dépit de l’interdiction d’importation des OGM, des tonnes de graines de soja génétiquement modifiées sont importées en Serbie comme aliment pour bétail (…). On peut s’attendre à ce que le gouvernement, sous couvert d’harmonisation avec l’Organisation Mondiale du Commerce, modifie la législation de manière à permettre la culture des produits génétiquement modifiés. Ultérieurement, les entreprises imposeront la monoculture et leurs semences aux agriculteur-trice-s. Ainsi l’environnement et la diversité seront détruits.
Et dire qu’il y avait de très bonnes conditions préalables à une agriculture écologique en Serbie. 650.000 hectares s’y prêtaient à merveille. Cependant la permaculture et les concepts écologiques sont inconnus en Serbie, pense Sunèana Pešak, propriétaire d’une ferme écologique dans le village de Vukomeriæ près de Zagreb.
Dans l’intérêt de la population, une réforme agraire devrait tendre à la souveraineté des ressources naturelles pour empêcher une exploitation de l’environnement. Cela impliquerait d’abolir l’influence des groupes d’intérêts, des entreprises et des gros propriétaires. L’organisation des paysan-ne-s en associations et groupements économiques serait une mesure nécessaire afin de réduire le rôle des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs ainsi que les coûts. Cette réduction se répercuterait alors sur les prix.
La question de l’agriculture va longtemps encore jouer un rôle en Serbie, surtout quand on sait que la politique de privatisation continue. Le gouvernement serbe souhaite vendre le plus d’entreprises possible, afin de boucher les trous de son budget. Il a augmenté la pression policière sur l’entreprise pharmaceutique autogérée Jugoremedija à Zrenjanin1 (Voïvodine) espérant ainsi forcer les employés à approuver la vente de l’affaire et à perdre le contrôle de leur outil de travail. Le gouvernement cherche à fabriquer un scandale autour de cette entreprise qui doit son succès au renouvellement de la production par le personnel lui-même. Les employés ont réussi, après une longue lutte, à empêcher la vente de l’entreprise à un propriétaire privé. Ils ont ainsi assuré le maintien de leurs emplois et de leurs salaires.

Pokret za slobodu2

Pour soutenir des luttes telles que celle-là, le mouvement Pokret za slobodu (Mouvement pour la liberté) a mis en réseau des comités de grève à travers tout le pays et créé une commission de coordination de la contestation des travailleurs. Le but affiché de cette commission est l’invalidation des privatisations. Le réseau a, entre autres, soutenu la grève chez le sous-traitant automobile Zastava Elektro à Raèa en 2010. Le contrat de privatisation avec le nouveau propriétaire a été résilié bien que près de 280 travailleur-euse-s aient déjà reçu leurs indemnités de licenciement et le payement des salaires en retard. Depuis, l’usine a été vendue à la Sud-coréenne Yura Corporation, qui a embauché 600 jeunes travailleur-euse-s.
Afin de permettre le débat entre les contestataires ouvriers et paysans sur la situation actuelle et sur les possibles solutions stratégiques à apporter pour l’agriculture, Pokret za slobodu a organisé, en décembre 2011, à Belgrade, avec des organisations de travailleurs et de paysans, la conférence «Luttes sociales en Serbie – l’avenir des mouvements de travailleurs et de paysans». Miroslav Grubanov est membre de l’association Paori à Crepaja (Voïvodine) et de Pokret za slobodu. Il est un des activistes de la contestation paysanne et il nous explique lors de la conférence: «Notre objectif est la participation des travailleur-euse-s et des paysan-ne-s aux décisions concernant l’avenir de notre pays. Pour cela nous sommes nombreux, travailleur-euse-s, paysan-ne-s et autres groupes, à nous rassembler dans notre mouvement. Jusqu’à maintenant, les autorités devaient nous écouter car nous organisions des grèves et des manifestations. Tous nos appels antérieurs aux institutions ont été ignorés. Nous espérons trouver un moyen de sortir de la situation actuelle, où les paysan-ne-s sont chaque année obligés de bloquer les rues afin d’améliorer leurs conditions économiques.»
Pokret za slobodu travaille également à mettre en place un réseau international. En novembre 2011, le mouvement a adhéré à l’alliance contre le land grabbing, initiée par le syndicat paysan Via Campesina. Pour l’année 2012, il prévoit une conférence pour créer des réseaux d’organisations de travailleur-euse-s et de paysan-ne-s des différents pays balkaniques.

* Peter Haumer vit à Vienne (Autriche). Il est syndicaliste et est actif tant dans le domaine international que dans son entreprise. Cet article est paru dans Analyse und Kritik No 569, du 17 février 2012.

  1. Un chapitre du livre-film d'Isabelle Fremeaux et de John Jordan, Les Sentiers de l'Utopie, est consacré à cette expérience.
  2. Pokret za slobodu sur le web: <www.pokret.net>