Le nouveau durcissement de la loi sur l’asile en Suisse prévoit, entre autres mesures, de placer les demandeurs d’asile «récalcitrants»1 dans des «centres». Sans doute s’agira-t-il de camps fermés, dans lesquels les réfugiés seront exposés à l’arbitraire et à la répression des autorités. Un référendum s’insurge actuellement contre une telle pratique. Dans le texte ci-dessous, paru dans Le Courrier de Genève le 3 octobre dernier, l’ancienne Conseillère Nationale Anne-Catherine Menetrey prend position.
Les récents débats sur l’asile aux chambres fédérales ont débouché sur une série de décisions catastrophiques à bien des égards. Il a notamment beaucoup été question des requérants «récalcitrants». D’ailleurs on ne parle pratiquement plus que de ça partout, que ce soit le syndic2 de Lausanne ou le chef de la police jurassienne, sans compter les citoyens horrifiés par l’arrivée de «ces gens», comme ils disent, dans les sous-sols de leurs écoles. Les députés fédéraux, qui, comme chacun sait, ont l’oreille exercée à saisir les bruits qui montent de la foule, ont traduit cela en mesures concrètes: on créera des centres pour les requérants «récalcitrants». Je me suis illico plongée dans le bulletin officiel des chambres pour tenter de comprendre ce que recouvrent ces termes. Pour les centres, j’ai lu qu’on avait bataillé ferme pour savoir s’il s’agissait de centres «spéciaux» ou de centres «spécifiques», et qu’on s’était finalement mis d’accord pour dire que ce n’étaient ni des centres d’internement, ni des centres fermés. Ah! Bon? Alors quoi? La réponse est digne de ouin-ouin3: «Des centres qui limitent la liberté de mouvement». A votre avis, quelle différence entre eux et une prison ou Frambois4? Je n’en vois aucune.
Quant aux «récalcitrants», j’en ai déniché toute une série dans les propos de nos élu-es: ceux qui se comportent mal; ceux qui mettent en danger la sécurité et l’ordre publics; ceux qui ne coopèrent pas; ceux qui abusent de boissons alcooliques; ceux qui se montrent un peu trop querelleurs; ceux qui dérangent; ceux qui refusent d’être logés dans des abris de protection civile; ceux qui résistent à leur renvoi; ceux qui renâclent à adopter nos habitudes de vie. Bref, tout et n’importe quoi! Pour la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga5, tout aussi dérangée que les parlementaires par ces mauvais coucheurs, la chose est simple: sont récalcitrants ceux qui se trouvent juste en dessous du seuil de la répression pénale.
«Il faut pouvoir intervenir dans les cas où le délit est insuffisamment établi aux yeux des tribunaux, mais où l’intérêt public n’en exige pas moins des mesures de prévention et de protection». Ces propos-là sont beaucoup plus anciens. Je les ai exhumés des sténogrammes du Grand Conseil vaudois, où ils ont été tenus en 1935 par le député Rodolphe Rubattel, futur Conseiller fédéral, fervent défenseur de la loi en gestation sur l’internement administratif. Il s’agissait d’enfermer dans des centres «des personnes qui, par leur fainéantise ou leur inconduite, tombent à la charge de l’assistance et peuvent présenter un danger social».6 Brillant orateur et juriste averti, il adressait, dans la suite de son discours, un avertissement quasi prophétique aux autorités chargées de la mise en application de ces concepts nébuleux: «Dans ce milieu, qui se renouvelle assez rapidement, sans contours précis et sans limites visibles, peuplé de femmes et d’hommes en état de prudente et raisonnable insurrection contre les lois et les moeurs, il sera difficile d’intervenir, de trier, de condamner les uns et de laisser courir les autres.» On ne saurait trouver plus subtile tentative de cerner le profil des récalcitrants, des réfractaires et autres quérulents7… La loi resta en vigueur jusque dans les années 1970. Elle fut abrogée au moment de la ratification de la Convention Européenne des Droits Humains (CEDH). Comment croire que ces pratiques honteuses, qui abandonnèrent tant de marginaux, de mères célibataires, d’orphelins et de miséreux à un sort indigne et à des traitements humiliants puissent être aujourd’hui rétablies pour des requérants d’asile?
Ce n’est pas tout. Les sénateurs se sont donné des airs de généreux redresseurs de tort en rétablissant l’aide sociale que le Conseil national voulait supprimer au profit de l’aide d’urgence. Ne vous y fiez pas: ce n’est qu’un stratagème pour mieux punir les récalcitrants en leur coupant les vivres: si tout le monde est au même régime, comment voulez-vous trier les bons des mauvais?
Nous aurons donc vraisemblablement des centres pour réduire, neutraliser, contraindre et enfermer des gens comme vous et moi, qui se sont rendus coupables d’un retard, d’un tapage nocturne, d’une ivresse intempestive, d’un refus d’obtempérer, que sais-je… Nous sommes tous des récalcitrants, tous ceux que cette politique scandalise, tous ceux qui s’élèvent contre ce régime de non-droit, tous ceux qui appellent à la désobéissance civile. S’il faut des centres pour les réfractaires, alors enfermez-nous avec.
- Selon le dictionnaire, récalcitrant: qui résiste avec opiniâtreté, insoumis, rebelle.
- En Suisse, désigne le maire.
- Héro pas très malin de nombreuses histoires drôles circulant en Suisse romande, en particulier dans le canton de Vaud.
- Centre de détention administrative de Genève.
- L’actuelle cheffe du Département Fédéral de Police et Justice, parti socialiste, responsable des questions d’asile; Conseillère fédérale = ministre.
- Ces pratiques existaient également ailleurs en Suisse, mais sans loi.
- Qui se plaignent.