MIGRATION / ITALIE: Voyage solidaire au Sud de l'Italie

de Margrit Moser, Berne, 7 déc. 2023, publié à Archipel 331

En collaboration avec le centre environnemental Öko & Fair de Gauting en Allemagne, la Citykirche Offener St. Jakob de Zurich a organisé un voyage en groupe dans les Pouilles et en Calabre. L’autrice de cette article faisait partie de ce groupe de personnes engagées.

Le film Le nouvel évangile a été le déclencheur et la motivation de Verena Mühlethaler, pasteure de la Citykirche. Dans la ville de Matera, au sud de l’Italie, le réalisateur suisse Milo Rau a mis en scène la Passion d’une société marquée par l’injustice et l’inégalité. Les réfugié·es désespéré·es arrivé·es en Europe par la Méditerranée sont réduit·es en esclavage dans les champs de tomates du sud de l’Italie, exploité·es par la mafia et vivent dans des conditions inhumaines dans de véritables ghettos – rien qu’en Italie, cela représente plus de 500.000 personnes.

Le militant politique camerounais Yvan Sagnet, qui incarne Jésus dans le film, a fondé avec les petit·es paysan·nes du coin la Révolte de la dignité, une campagne politique qui lutte pour les droits des migrant·es.

Casa Sankara

La première étape du voyage a été l’association Ghetto Out - Casa Sankara à San Severo, dans la province de Foggia. Les responsables du projet, Hervé et Mbaye, tous deux originaires du Sénégal, racontent: «Ce projet est une mission contre l’exploitation des migrant·es. Nous sommes une «associazione». Des personnes de 13 nationalités différentes, âgées de 19 à 60 ans, vivent ici. Actuellement, 420 hommes vivent dans notre village de conteneurs, 80% d’entre eux ont un permis de séjour. Il est très important pour les hommes d’avoir une adresse, sinon aucun contrat de travail ne peut être établi et aucun permis de séjour n’est alors possible. Nous proposons des cours de langue et différents ateliers et soutenons les migrants dans les questions juridiques avec des avocats. Les tomates poussent sur 16 ha. Les tomates sont pour nous un symbole d’exploitation – nos tomates, en revanche, sont récoltées dans des conditions équitables. Nous voulons bientôt cultiver d’autres légumes (gombo, pois, etc.); notre objectif est l’autosuffisance. 50 hommes travaillent sur nos propres terres, les autres dans d’autres champs, mais tous avec de bons contrats (qui respectent les directives nationales). Le salaire est de 7 à 8 euros de l’heure ou de 50 à 60 euros par jour. L’objectif est de sortir les gens des ghettos et de leur permettre de mener à nouveau une vie autonome dans la dignité. Nous, les dirigeants de projet du Sénégal, nous agissons en fonction de notre foi, nous sommes un peu des fous…»

Ghetto sur l’ancien aéroport

En second lieu, nous rencontrons à Foggia Yvan Sagnet, l’ingénieur camerounais et acteur de Jésus dans le film Le Nouvel Évangile. Pour financer ses études en Italie, il a été «employé» comme récolteur dans les champs de tomates des Pouilles et y a appris à ses dépens les conditions de travail inhumaines. Il a initié une grève de plusieurs semaines des travailleur·euses, qui a eu un grand retentissement dans l’opinion publique, et a fondé NO CAP en 2011. L’organisation lutte contre le système dit de caporalato dans l’agriculture italienne. Ce système est contrôlé par la mafia qui utilise des «surveillant·es» pour exiger, par la violence et le chantage sans scrupules, des travailleur·euses de la récolte, pour la plupart africains, dans les ghettos. Une partie de leur salaire déjà faible est retenu pour le transport, la location de tentes en bâche plastique et les bouteilles d’eau. Le système profite de la vulnérabilité des personnes parce qu’elles n’ont pas de papiers, que leur demande d’asile a été rejetée et qu’elles risquent d’être expulsées. Les travailleur·euses gagnent 3 euros de l’heure pour 48 heures par semaine.

Avec Yvan, nous nous rendons dans le plus grand ghetto de la région: Borgo Mezzanone – un parmi une vingtaine – qui accueille jusqu’à 7.000 récolteur·euses selon la saison. Dans la région, 50.000 personnes vivent dans ces conditions proches de l’esclavage, et elles seraient 500.000 dans toute l’Italie. À Borgo Mezzanone, les habitant·es ont installé leur cabane ou leur tente sur les pistes d’un ancien aéroport et vivent ici en auto-organisation, il y a aussi de simples magasins et de modestes «restaurants». L’ambiance est tendue lors de la traversée du ghetto, on distingue un incendie à quelque distance, nous distinguons des cabanes rudimentaires en bois, en tôle ondulée ou en plastique, des ordures, quelques hommes dans des vêtements de fortune, quelques poules et chèvres.

Transformation biologique

Maria Luisa, la directrice de Primabio à Rignano Garganico, nous fait visiter les lieux et nous montre les installations et les machines où sont transformés les tomates, les brocolis, les asperges et les poivrons – le tout en qualité bio. Primabio travaille également en collaboration avec NO CAP. Yvan nous parle de NO CAP: «L’association compte 500 personnes sous contrat qui gagnent 42 à 44 euros par jour pour 6 ½ heures de travail. Les paysans et paysannes travaillent volontiers avec nous, tous les produits sont certifiés bio et récoltés dans des conditions équitables. 20 employé·es et 100 bénévoles travaillent pour NO CAP. Les travailleur·euses sont sorti·es du ghetto, et logent au Villaggio Don Bosco de la fondation Emmaüs. Après la récolte des tomates, iels peuvent continuer à travailler dans une autre région – iels ne doivent plus jamais retourner dans le ghetto. NO CAP fournit des emplois et des logements. Ma motivation: la foi et le désir d’aider les gens à retrouver leur dignité. C’est important que vous soyez là et que vous racontiez!».

Casa Betania

Le bâtiment pour la Maison de la dignité à Serra Marina di Bernalda a été mis à disposition par Caritas, rénové et offre un foyer à environ 30 migrant·es. Nous sommes accueilli·es par Moudy, un Soudanais. Arrivé en Italie en tant que réfugié il y a dix ans, il a depuis fait des études et a un emploi de conseiller en intégration. Il fait également office de concierge à la Casa. Don Antonio nous rejoint – il se définit comme un prêtre révolutionnaire. Tous deux évoquent les conditions de vie catastrophiques dans les ghettos à proximité et soulignent que la collaboration avec NO CAP est une bénédiction. La Casa Betania propose une formation agricole spécialisée à l’aide d’essais sur le terrain. Le projet est basé sur l’apprentissage interactif, qui va de la préparation du sol au produit fini qu’est l’alimentation. La philosophie est de protéger la nature, de préserver l’éthique et de donner de la dignité aux personnes. Moudy insiste sur le fait qu’il faut un changement de paradigme dans la pensée et le comportement des Africain·es – passer d’une attitude de victime à une attitude de responsabilité personnelle.

Matera, le ghetto de Tendopoli à San Ferdinando près de Rosarno et Riace ont été d’autres étapes de notre voyage. Nous avons aussi questionné des femmes partout où nous sommes allé·es. La réponse était généralement la même: les femmes et les enfants ne vivraient pas dans des ghettos, recevraient plus de soutien et souvent des logements dans les villages ou les villes, mais travailleraient souvent comme prostituées... Malheureusement, nous n’avons pas eu assez de temps pour vérifier ces affirmations et rencontrer des organisations qui s’occupent spécifiquement des femmes. Espérons que cela sera possible une autre fois.

Que pouvons-nous faire?

Malheureusement, les produits NO CAP ne sont disponibles que dans quelques magasins en Suisse. Plus NO CAP aura d’acheteur·euses sûr·es, plus il sera possible de sortir les migrant·es des ghettos et de travailler avec des contrats équitables. Les lecteurs et lectrices qui ont accès à des magasins et qui souhaitent soutenir la vente de produits équitables peuvent s’adresser à l’adresse suivante: info(chez)oeko-und-fair.de en Allemagne. Pour info, le 17 janvier 2024, une exposition de photos avec de plus amples informations sur le voyage sera inaugurée dans la Citykirche Offener St. Jakob à Zurich.

Margrit Moser, militante, enseignante à la retraite et assistante sociale

Pour plus d’informations : https://www.associazionenocap.it https://nocap.oeko-und-fair.de https://www.casasankara.it https://primabio.farm https://nocap.oeko-und-fair.de/casa-betania-house-of-dignity