C'est avec une grande colère et le cœur lourd que nous reprenons la plume pour faire suite à l'article "Confiné·es au Maroc même sans pandémie" et l'encadré concernant le drame du poste frontalier Barrio Chino entre Nador et Melilla survenu le 24 juin 2022 (1) "qui a coûté la vie à 27 demandeur/euses d'asile [et engendré] des dizaines de disparu·es (64 cas recensés pour le moment), de blessé·es et des centaines de refoulé·es à cause d'une répression sans précédent des autorités marocaines avec la complicité de leurs homologues espagnoles". Nous y abordions les aléas des relations hispano-marocaines qui, entre autres conséquences, sont un support de chantage concernant le rôle de gardien des frontières européennes imparti au Maroc.
Après un temps de sérieuses discordes liées à la prise en charge médicale par l'Espagne de Brahim Ghali, chef du Polisario et ennemi juré du royaume, les deux États se sont rabibochés et ont acté, lors d'une rencontre bilatérale début mai 2022, leur détermination commune à lutter contre la migration clandestine et les réseaux de trafiquants-passeurs que seules les politiques de fermeture des frontières soutiennent, renforcent et enrichissent. Il s'en est suivi un nombre incomparable d'agressions de la part des forces de l'ordre marocaines vis-à-vis des personnes en migration sur tout le territoire marocain mais particulièrement sur le mont Gourougou, situé au-dessus des villes de Nador et Melilla (enclave espagnole sur le territoire marocain).
L'Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) de Nador a fait un travail d'enquête re-marquable sur ce qu'on peut qualifier de crime contre l'humanité, intitulé, «La tragédie au poste frontalier de Barrio Chino, un crime ignoble des politiques migratoires européennes espagnoles et marocaines»(2). Dans cet article, nous nous baserons sur les informations qu'iels nous livrent ainsi que sur les té-moignages recueillis par Théo lors d'un séjour à Tanger, Rabat et Nador la semaine suivant ce drame.
Le contexte
Les chiffres rapportés par l'AMDH illustrent parfaitement les dynamiques répressives liées aux bonnes ou mauvaises relations qu'entretiennent le Maroc et L'Union Européenne (UE), représentée par l'État espagnol dans ses prérogatives migratoires. Les années 2020 et 2021, marquées par une tension ouverte entre les deux pays, ont enregistré «une baisse des attaques des campements des migrant·es en forêt par les autorités marocaines: 37 attaques en 2021 contre 340 en 2018. Cette diminution a été maintenue pendant les trois premiers mois de l'année 2022 pendant lesquels l'AMDH de Nador n'en a enregistré aucune». Ce qui a, évidemment, augmenté significativement les tentatives de passage des quelques milliers de personnes en attente dans cette région, «1050 en 2021 contre 120 en 2019...».
Suite à la normalisation des relations entre le Maroc et l'Espagne, une augmentation progressive de la répression a repoussé une partie des personnes en attente à une vingtaine de kilomètres des barrières et les assauts sur la barrière ont chuté durant les mois d'avril et de mai. C'est à cette période que «toutes les catégories des forces répressives marocaines ont été mobilisées: gendarmerie, police mobile, forces auxiliaires du Gouverneur de Nador et des agents d'autorité sous la supervision et la participation personnelle du gouverneur de Nador et des commandants de la gendarmerie et des forces auxiliaires». On constate alors une augmentation sans précédent des attaques de la police sur les campements «les plus violentes ont été enregistrées les 7 et 15 avril, le 23 mai et les 17-18-19-20 et 23 juin».
Tout ceci démontre bien, encore une fois, la relation de cause à effet des «tempétueuses» relations diplomatiques entre les deux pays, le Maroc jouant à merveille son rôle de gendarme des fron-tières européennes lorsque que l’UE répond favorablement aux exigences du royaume.
«Ces affrontements violents ont causé des dizaines de blessé·es des deux côtés et plusieurs arres-tations dans les rangs des demandeur/euses d'asile qui sont encore poursuivi·es en justice ou refoulé·es vers d'autres villes marocaines. Dans la majorité des cas, les blessés des forces publiques ont été reçus à l'hôpital de Nador, ceux dans les rangs des migrant·es sont resté·es en forêt par crainte d'être arrêté·es».
Comprendre le drame du 24 juin 2022
Environ les deux tiers des 1500 exilé·es ayant pris d'assaut le poste frontière de Barrio Chino, le 24 juin dernier, étaient des jeunes hommes originaires d'Afrique de l'Est.
La plupart ont pris la route, quatre à cinq années auparavant, pour «aller chercher leur vie» à l'écart des guerres qui ravagent leurs régions: le Soudan; le Soudan du Sud; le Tchad… ou pour se soustraire au travail forcé et au service national obligatoire en Érythrée(3). Avant d'arriver au Maroc, pour les premier·es, il y a deux ans tout au plus, iels ont éprouvé l'enfer Libyen. Persécuté·es par des milices armées, iels ont été si cruellement enfermés que leurs familles n'ont eu d'autres choix que de vendre leurs biens pour payer la rançon qui les prémunirait de la mort. C'est l'espoir d'être considéré·es par les bureaux marocains du HCR et de trouver au sein du royaume chérifien le minimum de dignité prévu par le droit international qui les a détourné·es de l'évidence géogra-phique. «On est parti·es du Soudan sur la base de trouver un pays sûr où il y a la paix, on est sorti·es vers la Libye où les chemins ne sont pas du tout sûrs, on a été arrêté·es et vendu·es par des Libyens qui demandent une rançon de 3000 à 4000 €, l'un de nous appelle sa famille, son père vend la maison pour le libérer, il n'y a pas de sûreté en Libye, des milices partout, t'es pas en sécurité même dans une maison». (Hassan Aboubakr, Soudanais de 27 ans).
Malgré des documents du HCR attestant de leur demande d'asile, Soudanais·es, Tchadien·nes et Érythréen·nes n'ont pas obtenu la protection qu'iels espéraient. A l'inverse, on leur mène la vie dure, à l'instar des subsaharien·nes d'Afrique de l'Ouest installé·es depuis deux décennies. Iels doivent, par exemple, payer le double du prix habituel pour accéder à la location d'une chambre insalubre. Contraint·es de survivre dans les rues ou de s'établir dans les forêts, iels ont découvert qu'au Maroc également, une certaine violence s'exerçait à l'encontre de quiconque avait la peau noire.
«On n'a pas trouvé la sécurité au Maroc, les Marocains eux-mêmes venaient la nuit nous agresser avec leurs couteaux et nous prenaient notre argent et nos téléphones, on était pas à l'aise avec la population marocaine. Suite à ça, on était obligé·es d'aller de l'avant, on se parlait entre nous, on voulait partir vers Melilla, vers la montagne, on se disait qu'on allait se rencontrer sur la montagne El Mahroug, mais même là, iels ne nous ont pas laissés tranquilles, iels viennent à chaque fois nous attaquer et nous frapper.» (Hassan Aboubakr).
Au cours du mois de juin, alors que les opérations policières en forêt n'avaient jamais connu une telle intensité, des centaines d'exilé·es ont continué d'affluer dans les montagnes de Gourougou, particulièrement issu·es de la communauté arabophone comme en témoigne Aboubakr Hassan. Le rapport de l'AMDH détaille comment les différents corps de police marocaines alliés sous la supervision du gouverneur de Nador ont fait œuvre d'acharnement pour les déloger, allant jusqu'à les chercher à plus d'un vingtaine de kilomètres de la barrière, usant de drones et d'hélicoptères pour traquer les campements. Lors de ces attaques, les forces de police interpellent violemment les exilé·es en difficulté sur ces terrains escarpés et détruisent tous les biens que ces dernier·es ne parviennent pas à emporter dans leur fuite. Et c'est au cours du mois de juin que ce harcèlement, quasi quotidien, s'est vu, pour la première fois, opposer une résistance.
«La semaine avant qu'on parte vers les frontières était une semaine de grandes souffrances. On était de plus en plus nombreux afin de foncer en grand nombre et que les exilé·es qui ont assez souffert puissent entrer à Melilla ou en Europe, en paix.» (Samir, Soudan Darfour). «Certains ont dit ‘il ne faut plus fuir, quand on fuit, ça gâche tout’ alors on a forcé notre cœur, on s'est retourné vers eux. Quand on s'est tourné envers eux avec la force, il y a eu beaucoup de blessés.» (Abdelziz Mohamat Ismail, Tchadien, 14 ans).
Entre le 17 et le 20 juin, les membres de la communauté subsaharienne arabophone, tout en se déplaçant sous la pression policière, se sont confrontés aux forces de l'ordre, dans des nuages de gaz lacrymogènes, les pierres ont répondu aux balles en caoutchouc et aux pistolets à grenailles. La lèvre boursouflée et le front blessé par les cartouches à plomb, Maluat Majiir John, du Sud Soudan raconte les jours précédant la tentative de passage à Barrio Chino: «Le premier jour, ils sont venus nous attaquer, nous avons couru et le même jour nous avons changé de place, nous avons changé d'une montagne pour une autre montagne, ils nous ont attaqués encore, (il montre ses blessures au visage) j'ai eu ça là-bas, ils m'ont tiré dessus avec… comment ont appelle ça, un petit pistolet qu'on appelle bouban en arabe».
Selon l'AMDH: «Le jour du 23 juin a été le plus dur", les affrontements ont duré toute la journée, jusqu'au «retrait des migrant·es […] vers une autre montagne». Au matin du 24 juin, privé de ses peu de moyens de survie en forêt, acculé, le petit millier de réfugié·es d'Afrique de l'Est s'est armé de bâtons et de pierres avant de quitter la montagne en direction de la frontière. Rejoint par d'autres communautés (entre autres des Burkinabé·es, Guinéen·nes et Sénégalais·es), un groupe d'environ 1500 personnes s'est élancé en direction du poste frontalier de Barrio Chino. Alors que de toute évidence leurs mouvements étaient surveillés, les forces de police marocaines ont préféré ne pas s'interposer avant que le groupe ne parvienne aux grillages. Ce jour-là donc, il n'y a pas eu d'affrontements, les bâtons et les pierres ont été abandonnés au seuil du seul véritable objectif des exilé·es: la frontière de l'Europe.
C'est seulement vers 10h30, quelques minutes après que le groupe a commencé à franchir la barrière, que les autorités se sont réellement déployées, avec une extrême violence. C'est à l'encontre des quelques centaines d'exilé·es parvenu·es dans l'enceinte du poste frontière et perché·es sur la première ligne de grillage que celle-ci s'est particulièrement déversée. Sur les vidéos relayées par l'AMDH, on peut voir le groupe qui tentait de forcer le portail et les tourniquets du poste frontière essuyer des salves de pierres et de grenades anti émeutes. C'est dans cette ambiance, sous les gaz lacrymogènes et les détonations des armes du royaume chérifien ET de l'État espagnol que de graves bousculades ont eu lieu. C'est à ces violents mouvements de foule que les autorités attri-buent les 23 décès qu'elles ont été forcées de reconnaître le lendemain du drame. Or les témoignages permettent d'en douter. Lorsqu'ils sont entrés dans l'enceinte du poste frontalier, après une heure de bombardements, les agents marocains ont cruellement violenté les corps des demandeur/euses d'asile, matraquant tout·es celles et ceux qui avaient l’audace de manifester le moindre signe de vie. Piétinant les corps d'êtres humains à bout de souffle, ils les ont ensuite manipulés tel une matière inerte, traînés et entassés brutalement. Les images sont atroces, on y voit des corps ensanglantés, amalgamés les uns aux autres, sans pouvoir distinguer les vivant·es des mort·es…
La Guardia civil espagnole, complice de cet acharnement, a remis aux forces auxiliaires marocaines une centaine de personnes qui venaient de franchir la barrière, perpétuant les push-back habituels et privant ainsi les réfugié·es de leur droit à l'asile. Seul·es 130 exilé·es sur les 1500 ont réussi à gagner le centre d'accueil qui leur est dévolu à Melilla.
«En réalité ce n'est pas une bataille, on a dit que c'était une bataille mais c'était un massacre contre l'humanité, un massacre cruel, […] on s'est rassemblé juste pour se défendre, si nous avons combattu c'était pour un objectif particulier, c'était pour notre avenir et notre sécurité. […] Ce n'était pas une bataille de protection de la clôture, c'était une bataille pour tuer les gens», (Ahmad Abdalh Ahmad).
L'AMDH déplore également la longue agonie des survivant·es qui a suivi et accuse la «coopéra-tion maroco-espagnole» de «non assistance à personnes en danger». Les ambulances «mobilisées vers 11h30», le furent dans un premier temps pour évacuer les corps sans vie et leur dernier trajet «a été enregistré vers 21h». Durant 9 heures, les exilé·es ont été laissé·es pour mort·es en plein soleil et ce sont les forces de police seules qui se sont chargées du triage des blessé·es entre les bus menant au refoulement et les ambulances menant à l'hôpital El Hassani de Nador.
Pour conclure
Alors que les autorités internationales n'ont jamais diligenté l'enquête indépendante réclamée par les associations des Droits humains4, le rapport de l'AMDH Nador, basé sur «les témoignages concordants des survivant·es refoulé·es» et sur les observations des acteur/trices associatifs de Nador, nous permet de comprendre les fondements de la tragédie du poste frontière de Barrio Chino.
Si les tentatives de passage sur les seules frontières terrestres de l'Europe avec le continent africain avaient drastiquement diminué depuis 2015 – sans doute sous l'effet du renforcement des barrières physiques qui matérialisent la frontière (triple grillage de plus de 6 mètres, doublé d'une fosse, usage de sondes sous terre et de drones, etc...) et de la pratique décomplexée des refoulements à chaud(5) – celles-ci ont repris au cours du printemps 2021 lorsque le royaume chérifien a délibérément laissé passer 10.000 migrant·es, manipulant tel un objet de chantage des existences humaines. Jusqu'au premier trimestre 2022, les campements en forêt n'étaient que peu dérangés et les frappes sur Melilla rencontraient une moindre résistance comme en témoignent celles du 2, 3 et 8 mars au cours desquelles 900 exilé·es parmi 2500 sont parvenu·es à gagner l'Espagne.
Le drame meurtrier du 24 juin dernier est manifestement le résultat d'un revirement politique brusque du royaume chérifien à l'égard des réfugié·es. Il est le point d'orgue de la violence déployée avec acharnement à l'encontre des exilé·es dans les montagnes de Nador durant le second trimestre 2022. Cette situation faite aux exilé·es a précipité un assaut déterminé sur la barrière comme unique espoir de quitter des conditions d'existence insoutenables. De plus, les affrontements qui ont surgi dans ce contexte semblent avoir été nourris d'une haine particulière des forces de police alors mobilisées depuis des jours dans la traque d'une communauté qui a fait face, qui pour la première fois leur a tenu tête. Le désir de mater la rébellion est très certainement une des raisons du déchaînement de violence dont les policiers et militaires marocains et espagnols ont fait preuve!
Et si ces images, largement diffusées sur tous les réseaux sociaux, avaient été celles de corps blancs matraqués à terre, empilés les uns sur les autres comme de vulgaires sacs de sable, on ima-gine la vague d'indignations et de protestations que cela aurait suscité, à l'instar des horreurs au demeurant justement dénoncées en Ukraine.
Pourtant, rappelons le encore une fois, il s'agit bien d'une coopération entre l'Espagne soutenue par l'Union européenne et le Maroc.
Théo et Marie-Pascale FCE France
- Voir Archipel NO 316, juillet/août 2022.
- Les citations en italique sont tirées du rapport de l'Association Marocaine des droits Humains de Nador du 20 juillet 2022.
- Rapport 2021 d'Amnesty international.
- Lors du rassemblement devant le parlement de Rabat le 1er juillet notamment.
- Légitimé dans l'appareil législatif espagnol en mars 2015 avec l'adoption de la Loi Organique relative à la protection de la sécurité citoyenne.