CONGO: Le combat pour l'indépendance, 1ère partie

de Alexander Behr, FCE Vienne, 11 févr. 2021, publié à Archipel 300

...à l'ombre de l'oppression coloniale. Patrice Lumumba est mort il y a 60 ans. Il avait été élu premier ministre un an plus tôt après presque huit décennies d'une domination coloniale extrêmement brutale. Aujourd'hui encore, il est considéré comme l'un des plus importants héros de la liberté de l'ère de décolonisation des années 1960. Sa mort tragique marque une rupture dans l'histoire africaine récente: il a été torturé et supprimé avec le soutien actif de l'ancien empire colonial belge et de différents services secrets occidentaux.

Pour effacer toute mémoire, la police belge a fait disparaître son corps. Le meurtre de Lumumba reste à ce jour impuni. Aucun des commanditaires, des services secrets, des Etats impliqués, aucun des assassins n'a jamais été traduit en justice. A une courte période d'indépendance, de paix et de prospérité ont succédé des années de guerre et plusieurs décennies de dictature, tolérée et soutenue par l'Occident. Lumumba est une figure d'inspiration pour de nombreux mouvements de libération à travers le monde. Son assassinat est considéré comme un symbole de l'oppression coloniale et néocoloniale, son héritage constitue une promesse pour les futurs mouvements d'émancipation.

Avant l'indépendance

L'année 1885 est une entaille brutale dans l'histoire du Congo. C'est l'année de la conférence de Berlin, lors de laquelle les puissances coloniales de l'époque se sont partagé la quasi-totalité du continent africain. Le roi Léopold II de Belgique parvient à faire du Congo sa possession personnelle et vise alors des profits astronomiques grâce à l'exploitation du caoutchouc. Selon Adam Hochschild, auteur du livre Ombres sur le Congo, le régime de terreur de Léopold II fit entre 8 et 10 millions de victimes. C'est en 1905 que le Congo devient officiellement une colonie belge. Cette officialisation a été précédée d'un énorme scandale autour des crimes du roi Léopold II, à l'origine de ce qui est souvent décrit comme la première campagne internationale pour les droits humains. Pour autant, une fois la domination coloniale belge devenue officielle, l'exploitation des ressources du pays continue sans changements majeurs. Après la Seconde Guerre mondiale, les mouvements d'indépendance se multiplient sur le continent. Au Congo, un homme se distingue: Patrice Emery Lumumba, cofondateur du Mouvement National Congolais (MNC). Né le 2 juillet 1925 dans la province du Kasai, il est d'abord employé de poste puis syndicaliste. Orateur charismatique et talentueux, il se fait rapidement un nom. C'est un ardent opposant à la domination coloniale, il s'engage pour un Congo uni au-delà des barrières ethniques. En décembre 1958 il assiste à Accra, capitale du Ghana, à All African Peoples, une importante conférence panafricaine à laquelle Frantz Fanon participe également. A l'inverse d'autres chefs de parti, Lumumba ne veut pas seulement d'une indépendance politique formelle mais cherche à mener le pays vers une indépendance économique réelle.

En 1959, d'immenses manifestations contre le pouvoir colonial ont lieu à Léopoldville, l'actuel Kinshasa. Elles sont immédiatement réprimées dans le sang. Les troubles s'étendent dans les campagnes et gagnent le pays entier. En avril, Lumumba appelle les partis politiques congolais à se réunir en congrès à Luluabourg, l'actuel Kananga. Entre-temps, il est devenu clair pour la Belgique que l'indépendance du Congo est inéluctable. Les négociations d'indépendance démarrent donc à Bruxelles le 20 janvier 1960, sans Lumumba, qui est emprisonné pour "trouble anticolonial". Mais les délégués congolais se solidarisent avec lui et exigent sa libération. Le pouvoir colonial accepte. Lumumba arrive à Bruxelles, les poignets encore meurtris, et prend part à la célèbre table ronde congolo-belge. Les délégués congolais sont déterminés: le 30 juin 1960, le Congo doit être indépendant. La Belgique cède sous la pression.

Le 25 mai 1960, après la fin des négociations, des élections législatives se déroulent au Congo et sont remportées par le MNC, le parti de Lumumba. "je vais enfin pouvoir me reposer" confie Lumumba à un ami peu avant les célébrations de l'indépendance. Il devait se tromper si tragiquement...

Le jour de l'indépendance et le discours de Lumumba

30 juin 1960, Palais de la Nation, Léopoldville. Les Congolaises et Congolais célèbrent l'indépendance, mais ils doivent encore supporter le discours arrogant et condescendant du roi belge Baudouin, oncle de l'actuel roi Philippe, dans lequel il loue les vertus du roi Léopold II. Aucun mot sur les barbaries inimaginables qu'a subies le peuple congolais, aucun mot sur les millions de victimes de l'exploitation et de l'oppression. C'est un coup porté au visage des Congolais·es. Pendant que le roi parle, Patrice Lumumba griffonne un discours. Sans que cela n'ait été prévu dans le protocole, il prend la parole. Ce qui suit est un règlement de compte spectaculaire avec la Belgique et une profession de foi flamboyante pour se libérer du joug colonial.

Le roi Baudoin est choqué et très irrité, et même si Lumumba donne un second discours beaucoup plus consensuel lors de la cérémonie officielle qui suit, ce crime de lèse-majesté ne restera pas impuni. Il est clair pour tout le monde que Lumumba ambitionne sincèrement de mettre fin à l'exploitation du Congo et cela représente un scénario catastrophe pour la Belgique, pour la puissante Union minière et pour les concessionnaires... L'auteur et activiste congolais Emmanuel Mbolela explique: "Les pouvoirs coloniaux savaient que ce ne serait plus possible pour eux de se servir sans conditions dans les ressources du pays si Lumumba était élu à la tête de l'Etat. Ils savaient que Lumumba allait renégocier toutes les relations commerciales. Cela était inacceptable, le développement de l'Europe aurait été bien trop ralenti."

Deux jours seulement après les célébrations d'indépendance, les soldats se soulèvent à Léopoldville contre le corps militaire belge. Outre une augmentation de leur solde, ils réclament une décolonisation de l'armée, composée quasi exclusivement de cadres belges. Il s'ensuit des meurtres de colon·es blanc·hes et un exode des ressortissant·es belges. La situation s'envenime chaque jour un peu plus. Les troupes belges débarquent au Congo malgré l'opposition du gouvernement congolais. Au petit matin du 10 juillet, les avions de l'armée de l'air belge décollent de la base aérienne de Kamina et des parachutistes sont largués au-dessus de Luluabourg. Les soldats belges désarment de force le personnel militaire congolais. Le pire est encore à venir: Moishe Tschombé, président de la province du Katanga, déclare la sécession de cette immense région riche en matières premières. La Belgique soutient tout de suite ses velléités séparatistes, la presse belge verse de l'huile sur le feu et discrédite Lumumba en termes racistes et colonialistes: "le politicien de la forêt vierge", "marionnette Lumumba" "moitié charlatan moitié missionnaire". Le choc est immense après le succès des négociations du printemps à Bruxelles.

Les derniers mois

Lumumba essaie de sauver ce qui peut encore l'être: lorsqu'il entend la nouvelle de la sécession du Katanga, il s'y rend en avion avec le président Kasavubu, mais le commandant Weber, qui sera plus tard impliqué dans l'assassinat de Lumumba, refuse de leur accorder une autorisation d'atterrir à l'aéroport d'Elisabethville, la capitale de la province. Le conflit s'exacerbe encore: l'homme politique à la tête des plus hautes fonctions de l'Etat se voit refuser par un Belge l'accès à la deuxième plus grande ville de son pays! Pendant ce temps-là, des alliances se scellent entre les chefs du Katanga, les militaires belges et la direction de l'Union minière, qui contrôle les ressources minérales de cette région. Les services secrets américains et belges commencent à collaborer avec Mobutu, alors chef des armées et qui deviendra dictateur pendant près de 30 ans. La stratégie du diviser pour mieux régner est couronnée de succès: la marge de manœuvre de Lumumba ne cesse de se rétrécir.

Le 12 juillet, un jour après la sécession du Katanga, Lumumba et Kasavubu appellent les Nations unies à l'aide. Le secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld, qui comme Lumumba laissera sa vie dans la crise congolaise, appelle à une session exceptionnelle du Conseil de sécurité. Mais les différentes résolutions sont insignifiantes, la Belgique n'est condamnée à aucun endroit dans le texte, pas un mot n'est prononcé sur la sécession du Katanga. Lumumba se tourne alors vers l'Union soviétique, le membre du Conseil de sécurité qui a montré le plus de compréhension pour sa situation. Dans cette période fébrile de guerre froide, l'alarme est donnée immédiatement dans les services secrets occidentaux.

En septembre, le président Kasavubu cède aux pressions belges et américaines et limoge Lumumba qui refuse de partir et est alors assigné à résidence. Il est placé sous surveillance de soldats de l'ONU car à ce moment-là sa vie est déjà en danger. Le 27 novembre, après deux mois de ce régime, Lumumba décide de fuir et de quitter secrètement Kinshasa pour rejoindre son allié Antoine Gizenga dans le nord du pays. Mais le chef des armées Mobutu le fait suivre et Lumumba est arrêté avec deux de ses compagnons de lutte. Il est conduit dans une caserne à Thysville à l'ouest du pays. Lorsqu'il arrive, sans ses lunettes et menotté, quelqu'un lui met dans la bouche une boule de papier froissé, c'est le texte de son célèbre discours. Sur ordre du ministre belge d'Aspremont, Lumumba est amené au Katanga où il est interrogé plusieurs heures et torturé. Il sera fusillé avec ses deux camarades, en présence de quatre policiers belges, du président Tschombé et de deux ministres de la province renégate.

Afin de faire disparaître toute trace, un officier de police belge a déterré le cadavre peu après, l'a découpé en morceaux à l'aide d'une scie avant de le dissoudre dans l'acide. Emmanuel Mbolela, à propos de ces événements: "Essayez de vous imaginer qu'on ait assassiné le général de Gaulle de la sorte à la demande d'un pays africain... Inimaginable! Imaginez-vous qu'un policier noir se vante dans une interview télévisée d'avoir découpé en morceaux le cadavre d'un chef d'Etat européen puis de l'avoir dissous dans de l'acide. Inimaginable!" Aussi incroyable que ces faits puissent paraître, l'assassinat de Lumumba n'a pas été seulement approuvé, promu et organisé par le président américain Eisenhower, par la CIA, par les officiers militaires belges et les conseillers du roi de Belgique. L'acte a également été réalisé par des Belges.

D#es protestations internationales# La mort de Lumumba a provoqué des manifestations de colère dans le monde entier. En Belgique, des centaines de personnes ont été arrêtées. A Belgrade,Varsovie et au Caire, les ambassades de Belgique ont été prises d'assaut. Au même moment, la guerre civile se profile au Congo. Mobutu renforce pas à pas son pouvoir avec l'aide de la Belgique et des Etats-Unis. A partir de 1964, Moishe Tschombé recrute ouvertement des milices blanches. Celles-ci tentent, depuis l'Afrique du Sud et la Rhodésie, d'élargir l'apartheid et la suprématie blanche. L'exemple le plus frappant est celui de Siegfried Müller, un mercenaire blanc raciste, ancien soldat de la Wehrmacht, qui a commis des massacres abominables au Congo.

Les films DEFA Kommando 52 et L'homme qui rit, de 1965 et 1966, décrivent les crimes de Müller. C'est avec une brutalité qui dépasse l'entendement que les partisans de Lumumba, les Muletistes, ont été réprimés. Pierre Mulele, qui a décidé de poursuivre l'oeuvre de Lumumba, donna son nom à ce mouvement. Quelques années plus tard, il rejoindra les nombreuses autres victimes de la terreur de Mobutu. Che Guerava a lui aussi un temps lutté auprès des insurgé·es. En 1965, Mobutu s'empare du pouvoir. Toute résistance est annihilée. Un aspect souvent oublié de la résistance anticoloniale est le rôle joué par les femmes. Jamila Amadou, représentante de la communauté afro-allemande de Francfort: "Le plus souvent on parle de Patrice Lumumba, Thomas Sankara et d'autres icônes, des personnes qui n'ont pas choisi de devenir des martyrs. Pourtant il ne faut pas oublier que ces figures politiques sont la plupart du temps entourées de vastes réseaux qui sont portés par des gens tout autant engagés. Ces réseaux sont bien souvent organisés et activés par des femmes. Celles-ci ne sont peut-être pas présentes dans la même mesure sur les estrades et derrière les micros, mais elles jouent un rôle décisif dans la construction et le quotidien de la lutte. Je considère qu'il est fondamental, en 2021, que ce travail soit enfin reconnu et entendu."

Andrée Blouin, elle, était présente sur de nombreuses estrades et derrières de nombreux microphones. Dans les médias occidentaux, elle était présentée comme "la femme derrière Lumumba", une description qui ne lui fait pas honneur. Andrée Blouin n'a eu de cesse d'affirmer que la décolonisation était liée à la liberté et à l'indépendance des femmes. Après l'assassinat de Lumumba, elle est condamnée à mort et s'exile à Paris où elle décède en 1986.

L'héritage de Lumumba

La politique de Lumumba est trop souvent considérée comme naïve. Il serait irréaliste et utopique d'avoir voulu obtenir l'indépendance économique. Lumumba se serait comporté en insubordonné et aurait pris le président américain Eisenhower à rebrousse-poil. C'est la thèse que défend David Van Reybrouck dans son livre phare Congo, une histoire. Pourtant, comment un véritable sens de la justice peut-il être qualifié "d'utopique"? N'est-ce-pas du devoir d'un premier ministre d'agir selon les principes de la démocratie et de l'équité? Il est souvent argué que Lumumba aurait suivi un programme économique soviétique. Cela ne correspond pas aux faits, comme le souligne le politologue américain renommé Stephen Weissman. Selon une grille de lecture actuelle, le programme économique de Lumumba était plutôt keynésien et social-démocrate. Quand bien même, aucune puissance étrangère ne pouvait s'arroger le droit, après l'indépendance, d'intervenir militairement de sa propre initiative. Lumumba voulait nationaliser les industries clés, n'était-ce pas également monnaie courante dans les pays d'Europe de l'Ouest? Sa préoccupation principale était de mettre un terme à l'exploitation effrénée des ressources du pays. La mort de Lumumba retentit encore aujourd'hui sous forme d'oppression et d'exploitation. Emmanuel Mbolela explique: "Pour que l'Europe puisse se développer, l'autonomie de l'Afrique doit être brisée. C'est pourquoi les gens fuient. Toutes les richesses ont été envoyées à l'étranger, et cela continue aujourd'hui. C'était le coton à l'époque de Leopold II, puis l'uranium au moment de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui ce sont les diamants, l'or, le cuivre qui sont exploités, le plus souvent en exonération fiscale. L'Occident a besoin du précieux cobalt pour produire des voitures électriques et du coltan pour les téléphones portables et les ordinateurs. L'exploitation se poursuit. Et on s'étonne que les gens quittent leur pays? Si l'on veut comprendre les raisons structurelles de cette fuite, il faut revenir à l'époque de Lumumba."

La mémoire de Lumumba est également vivante à travers les arts et la littérature. La chanson Lumumba de Miriam Makeba est mondialement connue, Paul Dessau a composé en 1963 un Requiem pour Lumumba. William Kentridge lui a rendu un vibrant hommage dans un cycle de peintures, Raoul Peck et Cheick Oumar Sissoko l'ont fait à travers leurs films. La première représentation en allemand de la pièce Une saison au Congo d'Aimé Césaire a donné lieu à des débats houleux. Jean-Paul Sartre a dit un jour " Mort, Lumumba cesse d'être une personne pour devenir l'Afrique entière"

Justice sera-t-elle rendue un jour à Lumumba? Sous l'impulsion de son fils aîné, François Lumumba, le parlement belge a mis en place en 2001 une commission d'enquête qui a conclu qu'à l'époque, le roi Baudouin lui-même était au courant du projet d'assassinat et l'avait entériné. La commission a ainsi établi que la Belgique portait une responsabilité morale dans la mort de Lumumba. Mais l'affaire est loin d'être réglée. Deux des douze personnes qui ont perpétré cet assassinat sont encore en vie et devraient comparaître devant un tribunal. En ce moment, un débat est en cours pour savoir si une dent, que le policier belge Gerard Soete a arraché au corps sans vie et rapportée avec lui en Belgique, doit être rendue à la famille. Juliana Lumumba, journaliste, qui avait 5 ans et demi lors de l'assassinat de son père: "Nous les enfants de Lumumba, nous la famille Lumumba, nous demandons le juste retour des reliques de Patrice Emery Lumumba sur la terre de ses ancêtres, afin que nous payions notre tribut de deuil filial." Cette demande est jusqu'à présent restée sans effet.

En juin dernier, lors du soixantième anniversaire de l'indépendance et dans le cadre des manifestations Black Lives Matter, des statues du roi Léopold II ont à nouveau été endommagées, des plaques de rue à son nom ont été recouvertes. Devant la cathédrale de Bruxelles, un mémorial en l'honneur du roi Baudouin a été aspergé de peinture rouge. Plusieurs pétitions rassemblant des dizaines de milliers de signataires réclament le retrait des statues du roi Léopold II. Le passé résonne dans le présent et se propage jusque dans le futur. Rien n'a changé, le Congo continue d'être exploité impitoyablement.

L'héritage de Lumumba est vivant non seulement dans le monde africain mais partout sur le globe. C'est une perspective de justice universelle qui n'a rien perdu de son actualité.

Alexander Behr, FCE Autriche