L'entraide, un facteur de l'évolution

de David Graeber et Andrej Grubacic, 15 janv. 2021, publié à Archipel 299

Ce texte est l'introduction de L'aide mutuelle, Un facteur d'évolution éclairé par David Graeber et Andrej Grubačić, à paraître en anglais en mai 2021, c'est le dernier texte de David Graeber, décédé le 2 septembre 2020. David Graeber est un anthropologue et militant anarchiste américain, théoricien de la pensée libertaire nord-américaine et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street. (Première partie)

Parfois – pas très souvent – un argument particulièrement convaincant contre le bon sens politique dominant représente un tel choc pour le système qu'il devient nécessaire de créer tout un corps de théorie pour le réfuter. De telles interventions sont elles-mêmes des événements, au sens philosophique du terme; c'est-à-dire qu'elles révèlent des aspects de la réalité qui avaient été largement invisibles mais qui, une fois révélés, semblent si totalement évidents qu'ils ne peuvent plus jamais être invisibilisés. Une grande partie du travail de la droite intellectuelle consiste à identifier et à faire face à de tels défis. En voici des exemples.

Droit punitif et propriété

Dans les années 1680, un homme d'Etat de Huron-Wendat du nom de Kondiaronk, qui s'était rendu en Europe et connaissait bien la société coloniale française et anglaise, avait engagé une série de débats avec le gouverneur français du Québec et un de ses principaux collaborateurs, un certain Lahontan. Il y a présenté l'argument selon lequel le droit punitif et l'ensemble de l'appareil d'Etat existent non pas en raison d'un défaut fondamental de la nature humaine, mais en raison de l'existence d'un autre ensemble d'institutions – la propriété privée, l'argent – qui, de par leur nature même, poussent les gens à agir de manière à rendre nécessaires des mesures coercitives. L'égalité, a-t-il soutenu, est donc la condition de toute liberté significative.

Ces débats ont ensuite été transformés en un livre par Lahontan qui, dans les premières décennies du 18e siècle, a connu un succès foudroyant. Il a été adapté en pièce de théâtre, jouée pendant vingt ans à Paris, et il semble que tous les penseurs du Siècle des Lumières en aient écrit une imitation. Finalement, ces arguments – et la critique indigène plus large de la société française – devinrent si puissants que les défenseurs de l'ordre social existant, tels que Turgot et Adam Smith, durent effectivement inventer la notion d'évolution sociale comme une riposte directe. Ceux qui ont été les premiers à avancer l'argument selon lequel les sociétés humaines pouvaient être organisées en fonction de stades de développement, chacun doté de ses propres technologies et formes d'organisation caractéristiques, ont été assez explicites sur ce point. "Tout le monde aime la liberté et l'égalité", a noté Turgot; la question est de savoir dans quelle mesure l'une ou l'autre est compatible avec une société commerciale avancée basée sur une division du travail sophistiquée. Les théories de l'évolution sociale qui en ont résulté ont dominé le 19e siècle et sont encore très présentes aujourd'hui, même si elles ont été légèrement modifiées.

A la fin du 19e siècle et au début du 20e, la critique anarchiste de l'Etat libéral – selon laquelle l'Etat de droit était en fin de compte fondé sur la violence arbitraire, et finalement, simplement une version sécularisée d'un Dieu tout-puissant qui pouvait créer la moralité parce qu'il se tenait à l'extérieur – a été prise tellement au sérieux par les défenseurs de l'Etat que des théoriciens juridiques de droite tels que Karl Schmitt ont fini par élaborer l'armature intellectuelle du fascisme. Schmitt termine son ouvrage le plus célèbre, la Théologie politique, par une diatribe contre Bakounine, dont le rejet du "décisionnisme" – l'autorité arbitraire qui permet de créer un ordre juridique, mais partant de là, aussi de le mettre de côté – était finalement, selon lui, tout aussi arbitraire que l'autorité à laquelle Bakounine prétendait s'opposer. La conception même de la théologie politique de Schmitt, fondatrice de presque toute la pensée de droite contemporaine, était une tentative de répondre au Dieu et à l'Etat de Bakounine.

Le défi posé par L'Entraide, Un facteur d'évolution éclairé de Kropotkine est sans doute plus profond encore, car il ne s'agit pas seulement de la nature du gouvernement, mais de la nature de la nature – c'est-à-dire de la réalité – elle-même.

Les théories de l'évolution sociale, que Turgot a pour la première fois appelées "progrès", ont peut-être commencé comme un moyen de désamorcer le défi de la critique indigène, mais elles ont vite pris une forme plus virulente, car des libéraux purs et durs tels que Herbert Spencer ont commencé à représenter l'évolution sociale non seulement comme une question de complexité, de différenciation et d'intégration croissantes, mais aussi comme une sorte de lutte hobbesienne pour la survie. L'expression "la survie du plus apte" a en fait été inventée en 1852 par Spencer, pour décrire l'histoire humaine – et finalement, on le suppose, pour justifier les génocides et le colonialisme européen. Elle n'a été reprise par Darwin qu'une dizaine d'années plus tard, lorsque, dans L'Origine des espèces, il l'a utilisée pour décrire les formes de sélection naturelle qu'il avait identifiées lors de sa célèbre expédition aux îles Galápagos. A l'époque où Kropotkine écrit, dans les années 1880 et 90, les idées de Darwin avaient été reprises par les libéraux du marché, plus particulièrement par son "bouledogue" Thomas Huxley et par le naturaliste anglais Alfred Russel Wallace, pour proposer ce que l'on appelle souvent une "vision gladiatrice" de l'histoire naturelle. Les espèces s'affrontent telles des boxeurs sur un ring ou des négociant·es en obligations sur un marché; les plus forts l'emportent.

La réponse de Kropotkine – selon laquelle la coopération est un facteur de sélection naturelle tout aussi décisif que la concurrence – n'était pas tout à fait originale. Il n'a d'ailleurs jamais prétendu qu'elle l'était. En fait, il ne s'appuyait pas seulement sur les meilleures connaissances biologiques, anthropologiques, archéologiques et historiques disponibles à son époque, y compris ses propres explorations de la Sibérie, mais aussi sur une autre école de la théorie de l'évolution, russe celle-là, qui soutenait que l'école hyper-compétitive anglaise était basée, comme il le disait, sur "un tissu d'absurdités: des hommes tels que Kessler, Severtsov, Menzbir, Brandt – quatre grands zoologistes russes, et un 5e moins grand, Poliakov, et enfin moi-même, un simple voyageur".

Le mérite de Kropotkine

Il était bien plus qu'un simple voyageur. De tels hommes avaient été ignorés avec succès par les Darwiniens anglais, à l'apogée de l'Empire – et, en fait, par presque tout le monde. Le coup de semonce de Kropotkine ne l'a pas été. Cela s'explique sans doute en partie par le fait qu'il présentait ses découvertes scientifiques dans un contexte politique plus large, sous une forme qui rendait impossible de nier à quel point la version dominante de la science darwinienne n'était pas elle-même le reflet inconscient de catégories libérales tenues pour acquises. (Comme Marx l'a si bien dit, "L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du singe").

Il s'agissait d'une tentative de catapulter les vues des classes marchandes vers l'universalité. Le darwinisme à cette époque était encore une intervention politique consciente et militante visant à remodeler le sens commun; une insurrection centriste, pourrait-on dire, ou peut-être mieux, une insurrection centriste en puissance, puisqu'elle visait à créer un nouveau centre. Ce n'était pas encore du sens commun; c'était une tentative de créer un nouveau sens commun universel. Si elle n'a pas, en fin de compte, été totalement couronnée de succès, c'est dans une certaine mesure en raison de la puissance même du contre-argument de Kropotkine.

Il n'est pas difficile de voir ce qui a rendu ces intellectuels libéraux si mal à l'aise. Considérons le célèbre passage de L'entraide, qui mérite vraiment d'être cité dans son intégralité: Ce n'est pas l'amour, ni même la compassion (entendue au sens propre) qui incite un troupeau de ruminants ou de chevaux à former un cercle pour résister à une attaque de loups; ce n'est pas l'amour qui incite les loups à former une meute pour la chasse; ce n'est pas l'amour qui incite les chatons ou les agneaux à jouer, ou une douzaine d'espèces de jeunes oiseaux à passer leurs journées ensemble en automne; et ce n'est ni l'amour ni la sympathie personnelle qui incitent plusieurs milliers de daims dispersés sur un territoire aussi vaste que la France à se constituer en une vingtaine de troupeaux séparés, tous en marche vers un endroit donné, afin d'y traverser une rivière. C'est un sentiment infiniment plus large que l'amour ou la sympathie personnelle, un instinct qui s'est lentement développé chez les animaux et les hommes au cours d'une évolution extrêmement longue, et qui a appris aux animaux comme aux hommes la force qu'ils peuvent emprunter à la pratique de l'entraide et du soutien, et les joies qu'ils peuvent trouver dans la vie sociale... Ce n'est pas l'amour ni même la sympathie sur lesquels la société est fondée dans l'humanité. C'est la conscience – même si ce n'est qu'au stade de l'instinct – de la solidarité humaine. C'est la reconnaissance inconsciente de la force que chaque humain emprunte à la pratique de l'entraide; de l'étroite dépendance du bonheur de chacun par rapport au bonheur de tous; et du sens de la justice, ou de l'équité qui amène l'individu à considérer les droits de chacun comme égaux aux siens. C'est sur cette base large et nécessaire que se développent les sentiments moraux encore plus élevés.

Il suffit de considérer la virulence de la réaction. Au moins deux domaines d'étude (qui se chevauchent, il est vrai), la sociobiologie et la psychologie de l'évolution, ont été créés depuis lors spécifiquement pour concilier les points de Kropotkine concernant la coopération entre les animaux et l'hypothèse selon laquelle nous sommes tou·tes, en fin de compte, animé·es par, comme Dawkins devait le dire, nos "gènes égoïstes". Lorsque le biologiste britannique J.B.S. Haldane aurait déclaré qu'il serait prêt à donner sa vie pour sauver "deux frères, quatre demi-frères ou huit cousins germains", il ne faisait que répéter le genre de calcul "scientifique" qui a été introduit partout pour répondre à Kropotkine, de la même manière que le progrès a été inventé pour faire obstacle à Kondiaronk, ou à la doctrine de l'Etat d'exception, pour faire obstacle à Bakounine. L'expression "gène égoïste" n'a pas été choisie par hasard. Kropotkine avait révélé un comportement dans le monde naturel qui était exactement à l'opposé de l'égoïsme: tout le jeu des darwinistes consiste maintenant à trouver une raison, n'importe laquelle, pour continuer à insister sur le fait que même le comportement le plus ludique, aimant, fantasque, héroïquement sacrificiel ou sociable est réellement égoïste après tout.

Les efforts des intellectuel·les de droite pour relever l'énormité du défi présenté par la théorie de Kropotkine sont compréhensibles. Comme nous l'avons déjà souligné, c'est précisément ce qu'illes sont censé·es faire. C'est pourquoi on les qualifie de "réactionnaires". Illes ne croient pas vraiment à la créativité politique comme valeur en soi – en fait, illes la trouvent profondément dangereuse. En conséquence, les intellectuel·les de droite sont surtout là pour réagir aux idées avancées par la gauche. Mais qu'en est-il de la gauche intellectuelle?

C'est là que les choses deviennent un peu déroutantes. Alors que les intellectuel·les de droite cherchent à neutraliser l'évolutionnisme holistique de Kropotkine, en développant des systèmes intellectuels entiers, la gauche marxiste prétend que son intervention n'a jamais eu lieu. On pourrait même dire que la réponse marxiste à l'accent mis par Kropotkine sur le fédéralisme coopératif a été de développer davantage les aspects de la théorie propre de Marx qui ont le plus fortement tiré dans l'autre direction: c'est-à-dire ses aspects les plus productivistes et progressistes. Les riches enseignements de L'Entraide ont été, au mieux, ignorés et, au pire, balayés par un ricanement condescendant. Il y a eu une telle tendance persistante dans l'érudition marxiste, et par extension, dans l'érudition de gauche en général, à ridiculiser le "socialisme de canot de sauvetage" et l'"utopisme naïf" de Kropotkine que le célèbre biologiste Stephen Jay Gould s'est senti obligé d'insister, dans un célèbre essai, sur le fait que "Kropotkine n'était pas un cinglé".

Il y a deux explications possibles à ce rejet stratégique. La première est le sectarisme pur et simple . Comme nous l'avons déjà noté, l'intervention intellectuelle de Kropotkine s'inscrivait dans un projet politique plus vaste. La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle ont vu la création de l'Etat-providence, dont les institutions clés ont, en fait, été largement créées par des groupes d'entraide, totalement indépendants de l'Etat, puis progressivement cooptées par les Etats et les partis politiques. La plupart des intellectuel·les de droite comme de gauche étaient parfaitement alignés sur ceci: Bismarck a pleinement admis qu'il avait créé les institutions allemandes d'aide sociale pour "soudoyer" la classe ouvrière afin qu'elle ne devienne pas socialiste; les socialistes ont insisté pour que tout ce qui allait de l'assurance sociale aux bibliothèques publiques soit géré non pas par les groupes de voisinage et les groupes syndicaux qui les avaient effectivement créées, mais par des partis d'avant-garde autoritaires. Dans ce contexte, les deux camps ont considéré comme un impératif primordial de faire passer les propositions socialistes éthiques de Kropotkine comme des foutaises. Il convient également de rappeler que – en partie pour cette même raison – dans la période entre 1900 et 1917, les idées anarchistes et libertaires étaient beaucoup plus populaires parmi la classe ouvrière elle-même que le marxisme de Lénine et Kautsky. Il a fallu la victoire de la branche de Lénine du parti bolchevique en Russie (à l'époque, considérée comme l'aile droite des bolcheviques), et la suppression des Soviets, du Proletkult*, et d'autres initiatives populaires en Union soviétique elle-même, pour mettre enfin un terme à ces débats.

David Graeber et Andrej Grubačić

  • Fédération de sociétés culturelles locales et d'artistes d'avant-garde, qui a vu le jour en même temps que la révolution russe de 1917.