L'Entraide, un facteur de l'évolution, 2ème partie

de Andrej Grubacic et David Graeber, 11 févr. 2021, publié à Archipel 300

Ce texte est l'introduction de L'aide mutuelle, Un facteur d'évolution éclairé par David Graeber et Andrej Grubačić, à paraître en anglais en mai 2021 et c'est le dernier texte de David Graeber avant sa mort le 2 septembre 2020. David Graeber est un anthropologue et militant anarchiste américain, théoricien de la pensée libertaire nord-américaine et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street. Dans la première partie de cet article1, les auteurs s'interrogeaient sur l’accueil négatif de Marx et des marxistes vis-à-vis des idées de Kropotkine.

Quel est le rôle d'un intellectuel radical? La plupart prétendent encore être des radicaux d'une sorte ou d'une autre. En théorie, illes sont tous d'accord avec Marx pour dire qu'il ne suffit pas de comprendre le monde; le but est de le changer. Mais qu'est-ce que cela signifie réellement dans la pratique? Dans un paragraphe important de l'entraide, Kropotkine propose une suggestion: le rôle d'un érudit radical est de "restaurer la vraie proportion entre conflit et union". Cela peut sembler obscur, mais il clarifie. Les savants radicaux sont "tenus d'entrer dans une analyse minutieuse des milliers de faits et de vagues indications accidentellement conservé·es dans les reliques du passé; les interpréter à l'aide de l'ethnologie contemporaine; et après avoir tant entendu parler de ce qui divisait les hommes, reconstruire pierre par pierre les institutions qui les unissaient".

L'un des auteurs se souvient encore de son excitation juvénile après avoir lu ces lignes. Quelle différence avec la formation sans vie reçue dans un monde universitaire centré sur la nation! Cette recommandation devrait être lue en même temps que celle de Karl Marx, dont l'énergie est allée à la compréhension de l'organisation et du développement de la production marchande capitaliste. Dans le Capital, la seule véritable attention accordée à la coopération est un examen des activités coopératives en tant que formes et conséquences de la production industrielle, où les travailleurs "forment simplement un mode particulier d'existence du capital". Il semblerait que ces deux projets se complètent très bien. Kropotkine avait pour objectif de comprendre précisément ce que le travailleur aliéné avait perdu. Mais intégrer les deux signifierait comprendre comment même le capitalisme est en fin de compte fondé sur le communisme ("entraide"), même si c'est un communisme qu'il ne reconnaît pas; comment le communisme n'est pas un idéal abstrait, lointain, impossible à entretenir, mais une réalité pratique vécue dans laquelle nous nous engageons tous quotidiennement, à des degrés différents, et que même les usines ne pourraient pas fonctionner sans lui – même si une grande partie opère en cachette, entre les fissures, ou les décalages, ou de manière informelle, ou dans ce qui n'est pas dit, ou de manière entièrement subversive. Il est devenu à la mode ces derniers temps de dire que le capitalisme est entré dans une nouvelle phase dans laquelle il est devenu parasitaire des formes de coopération créative, en grande partie sur Internet.

C'est absurde. Il en a toujours été ainsi. C'est un projet intellectuel digne d'intérêt. Pourtant, il n’y a quasiment personne qui semble s'intéresser à le réaliser. Au lieu d'examiner comment les relations de hiérarchie et d'exploitation sont reproduites, refusées et enchevêtrées dans des relations d'entraide, comment les relations de soins deviennent continues avec les relations de violence, mais évitent néanmoins aux systèmes de violence de s'effondrer en fournissant du lien, le marxisme traditionnel et la théorie sociale contemporaine ont obstinément rejeté à peu près tout ce qui suggère la générosité, la coopération ou l'altruisme comme une sorte d'illusion bourgeoise. Le conflit et le calcul égoïste se sont avérés plus intéressants que l'"union". (De même, il est assez courant pour les universitaires de gauche d'écrire sur Carl Schmidt ou Turgot, alors qu'il est presque impossible d'en trouver qui écrivent sur Bakounine et Kondiaronk).

Comme Marx lui-même se plaignait que dans le mode de production capitaliste, exister, c'est accumuler, au cours des dernières décennies, nous n'avons guère entendu que des exhortations incessantes sur les stratégies cyniques utilisées pour accroître notre capital (social, culturel ou matériel) respectif. Ces exhortations sont formulées sous forme de critiques. Mais si tout ce dont vous êtes prêt à parler est ce que vous prétendez combattre, si tout ce que vous pouvez imaginer est ce que vous prétendez combattre, alors dans quel sens vous y opposez-vous réellement? Il semble parfois que la gauche intellectuelle ait fini par intérioriser et reproduire progressivement tous les aspects les plus affligeants de l'économisme néolibéral auquel elle prétend s'opposer, au point que, à la lecture de nombreuses analyses de ce type (on va être gentil et ne pas citer de noms), on se demande à quel point tout cela est vraiment différent de l'hypothèse sociobiologique selon laquelle notre comportement est régi par des "gènes égoïstes" !

Il est vrai que ce type d'internalisation de l'ennemi a atteint son apogée dans les années 1980 et 1990, lorsque la gauche mondiale était en plein recul. Les choses ont évolué. Kropotkine est-il à nouveau pertinent? Eh bien, évidemment, Kropotkine a toujours été pertinent, mais ce livre est publié avec la conviction qu'il existe une nouvelle génération radicalisée, dont beaucoup n'ont jamais été exposés directement à ces idées, mais qui montrent tous les signes de pouvoir évaluer la situation mondiale avec plus de lucidité que leurs parents et leurs grands-parents, ne serait-ce que parce qu'ils savent que si ce n'est pas le cas, le monde qui leur est réservé deviendra bientôt un véritable enfer.

C'est déjà en train de se produire. La pertinence politique des idées adoptées pour la première fois dans l'Entraide est redécouverte par les nouvelles générations de mouvements sociaux à travers la planète. La révolution sociale en cours dans la Fédération démocratique du nord-est de la Syrie (Rojava) a été profondément influencée par les écrits de Kropotkine sur l'écologie sociale et le fédéralisme coopératif, en partie grâce aux travaux de Murray Bookchin, en partie en remontant à la source, en grande partie aussi en s'appuyant sur leurs propres traditions kurdes et leur expérience révolutionnaire. Les révolutionnaires kurdes ont entrepris la tâche de construire une nouvelle science sociale antagoniste aux structures de savoir de la modernité capitaliste. Les personnes impliquées dans les projets collectifs de sociologie de la liberté et de jineoloji2 ont en effet commencé à "reconstruire pierre par pierre les institutions qui unissaient autrefois" les peuples et les luttes. Dans le Nord globalisé, partout, des divers mouvements Occupy aux projets de solidarité face à la pandémie de Covid-19, l'entraide est devenue une expression clé utilisée aussi bien par les activistes que par les journalistes grand public. À l'heure actuelle, l'entraide est invoquée dans les mobilisations de solidarité avec les migrant·es en Grèce et dans l'organisation de la société zapatiste au Chiapas. La rumeur veut que même les universitaires l'utilisent occasionnellement.

Lorsque l'Entraide a été publiée en 1902, peu de scientifiques étaient assez courageux pour contester l'idée que le capitalisme et le nationalisme étaient enracinés dans la nature humaine, ou que l'autorité des États était en fin de compte inviolable. La plupart de ceux qui s’y sont risqués ont été en effet considérés comme cinglés ou, s'ils étaient trop manifestement importants pour être rejetés de cette manière, Albert Einstein par exemple, comme des "excentriques" dont les opinions politiques avaient à peu près autant d'importance que leur coiffure inhabituelle. Mais le reste du monde avance. Les scientifiques ‒ et même, peut-être, les spécialistes des sciences sociales -– finiront-ils par suivre?

Nous écrivons cette introduction au cours d'une vague de révolte populaire mondiale contre le racisme et la violence d'Etat, alors que les autorités crachent leur venin contre les "anarchistes" comme elles le faisaient à l'époque de Kropotkine. Le moment semble particulièrement opportun pour lever un verre à ce vieux "mépriseur de la loi et de la propriété privée" qui a changé la face de la science d'une manière qui continue à nous affecter aujourd'hui. La théorie de Pierre Kropotkine était minutieuse et colorée, perspicace et révolutionnaire. Elle a aussi exceptionnellement bien vieilli. Le rejet de Kropotkine à la fois du capitalisme et du socialisme bureaucratique, ses prédictions sur la direction que ce dernier pourrait prendre, se sont avérées justes à maintes reprises. Si l'on considère la plupart des arguments qui ont fait rage à son époque, il n'y a pas vraiment de doute quant à savoir qui avait réellement raison. De toute évidence, il y a encore des personnes qui ne sont pas du tout d'accord sur ce point. Certains s'accrochent au rêve d'embarquer sur des navires depuis longtemps disparus3. D'autres sont bien payés pour penser ce qu'ils font. Quant aux auteurs de cette modeste introduction, plusieurs décennies après avoir découvert ce livre merveilleux, nous sommes ‒ une fois de plus ‒ surpris de constater à quel point nous sommes d'accord avec son argument central. La seule alternative viable à la barbarie capitaliste est le socialisme sans Etat, un produit, comme le grand géographe ne cessait de nous le rappeler, "de tendances qui se manifestent aujourd'hui dans la société" et qui étaient "toujours, en quelque sorte, imminentes dans le présent". Pour créer un monde nouveau, nous ne pouvons que commencer par redécouvrir ce qui est et ce qui a toujours été sous nos yeux.

Andrej Grubacic et David Graeber

  1. Voir Archipel No 298, janvier 2021.
  2. En langue kurde, Jin signifie femme, et ce mot constitue la racine du mot Jiyan qui signifie vie. Lojî signifie l'idée de science. La Jineolojî est donc la science des femmes et de la vie en général.
  3. Allusion à l’expression en anglais, this ship has sailed, utilisé en référence à une opportunité passée ou à une situation qui ne peut plus être changée.