AGRICULTURE / FRANCE: Paysan·nes en colère

de Antoine, FCE France, 10 mars 2024, publié à Archipel 334

«A-t-on mesuré, dans les administrations parisiennes et territoriales, comme au sein des ONG de l’environnement (qu’on pourrait étendre à leurs homologues de toute l’Europe, ndlr), la détresse et la colère d’agriculteurs qui mènent un combat existentiel pour certains» [1]?

À cette question posée par un chroniqueur du Monde, au terme de 5 semaines de mobilisation paysanne intense dans l’hexagone, on pourra peut-être répondre affirmativement: à la mesure de la rapidité avec laquelle le principal lobby agricole, qui tient 95 % des Chambres d’agriculture, s’est coordonné rapidement avec les pouvoirs publics pour y apporter des non-réponses aussi médiatiques qu’improvisées, qui sont pires qu’un pansement sur une jambe de bois, pour la plupart de leurs adhérent·es; on peut aussi répondre non au regard des derniers épiphénomènes médiatiques récents qui ont orné la communication de ces conspirations d’élites de quelques couacs, et qui semblent plutôt indiquer l’épuisement momentané de leurs ressources psycho-médiatiques!

En France on est balaises… pour le spectacle[2]! Mais parmi les dégâts collatéraux de cette situation, on peut s’indigner de la désinvolture des pouvoirs publics, en général si prompts à faire tabasser les écologistes, les syndicalistes, les retraité·es, etc.

S’il s’agit d’actions symboliques de la part de militant·es inquiet·es pour l’avenir, ils crient aussitôt à l’écoterrorisme et que sortent les bataillons de gendarmes avec ou sans blindés, mais non sans dizaines de blessé·es, quand il n’y a pas de mort·es. On voit là, les mêmes pouvoirs détourner les yeux (en se pinçant le nez!) des dégradations, incendies ou explosions diverses, ca-thartiques et inévitables dans ce genre de situation, opérées contre des infrastructures publiques et protégées par leurs (autres) agents (CRS, Gendarmes avec le sourire «de commande»); en abandonnant courageusement leurs employé·es à cette vindicte dont la mission est, avec leur peu de moyens, de contenir les sévices exponentiels des process agroindustriels: pollutions des giga-ateliers d’élevage, méthaniseurs, éradications systématiques des (dernières) reliques de struc-tures paysagères et des protections de tout ordre qu’elles rendaient, nappes phréatiques imbuvables, etc.

Tous ces éléments naturels gênent les retours sur investissements d’une agriculture performante, qualifiée faussement d’industrielle (ça veut tout et rien dire), en réalité juste prédatrice, extractiviste! – voir les déclarations réitérées du petit «producteur de matière première», de 700 ha à la tête de son principal attelage FNSEA, accessoirement courtier international en céréales, leur représentant patenté.

Au-delà, cette conjoncture est le résultat de «refus devant l’obstacle», de dérobade des gouvernements européens et leurs experts; dérobades déjà flagrantes en 1992, après 20 ans de Marché Commun et d’Europe Agricole, quand il s’est agi de traiter les causes du problème en faisant des choix courageux, seuls à même d’y répondre: Arrêter de soutenir à tout va la production et se concentrer sur des soutiens garantissant un revenu en fonction de volumes de production et des surfaces utiles, soutenir une suffisance alimentaire européenne et au-delà, arrêter de permettre, à travers ces subventions de production, le dumping et la guerre commerciale aux autres continents.

En préférant toujours composer avec les poids lourds agraires européens avec ce mantra: s’assurer de prix alimentaires bas, au détriment des sols, des petites fermes, en échange de subventions à l’export pour écouler les stocks, financer l’acquisition des terres (des plus faibles) et de matériels et pesticides qui permirent d’extraire 1 ql/ha de blé de plus chaque année par exemple.

Les mesurettes annoncées ne profiteront guère qu’à certain·es qui se gavent sur la situation désespérée de leurs collègues; hormis la petite baisse des carburants agricoles, le misérable moratoire proposé sur les pesticides, – sorte de muleta[3] pour tenter d’esquiver cette colère – , va exposer la plupart aux cancers et autres effets collatéraux dont beaucoup sont déjà victimes.

Cette colère ne s’exprime pas seulement à l’échelle hexagonale, pour une fois, mais bien et pour des raisons diverses, tout aussi fortement dans une bonne partie de l’Europe. Dans l’imaginaire des Français·es, et chez de nombreux exploitant·es agricoles, il est difficile de penser l’avenir en dehors d’un modèle familial, qui ne concerne pourtant plus que 37 % des fermes, analyse dans la même chronique Jean-Michel Bezat, du Monde.

Dans les crises agricoles européennes, impossible de comprendre la problématique sans rappeler le contexte de cette construction européenne, et là-dedans comme toujours la réalité foncière. La régression et dégradation progressive des outils de contrôle du «foncier», ou de son usage. En France les outils de répartition installés dans les années 1960 semblent encore bien présents: SAFER, Schémas départementaux des structures, Droit du bail, Tribunaux paritaires propriétaires/ locataires; toutefois l’explosion des capitaux immobiliers et d’outillage immobilisés condamne de fait les paysan·nes des grandes plaines à céder leur assise foncière à des sociétés qui seules ont les moyens de reprendre ces poids lourds.

Plus avant et plus récemment de nouveaux acteurs – les ETA (Entreprises de travaux agricoles) – entrent en scène, auxquels les pouvoirs publics font un boulevard, il faut bien moderniser, – mais qu’est-ce que ce nouvel acronyme veut dire? C’est le nouvel avatar de la division du travail pour retourner ces conquêtes sociales contre leurs modestes bénéficiaires: jouant de la nouvelle politique de soutien basée et proportionnelle, depuis les années 2000, aux surfaces, émergent des entreprises de travaux agricoles (ETA), qui permettent de bénéficier des soutiens en restant un agriculteur fictif plutôt qu’actif: on appelle cela la «délégation de travail intégrale» et ça concerne déjà presque 10 % des exploitations en France, mais certainement beaucoup plus de sur-faces. Est alors agriculteur/trice celui ou celle qui touche les aides PAC, mais laisse le travail à d’autres.

À l’Est, les pays qui ont rejoint l’UE ont eu bien moins de facilité à accéder à ces outils de régulation qui auraient pu restaurer une efficacité au moins aussi importante que les processus techniques, les machines, engrais, etc. sans parler de leurs effets secondaires à l’infini; en Pologne, en Bulgarie et en Roumanie, iels ont gardé une part des petites structures qu’iels avaient sauvées de la collectivisation forcée, en 1989. Mais en même temps, les anciennes structures collectives, (LPG, etc.) sont très rapidement passées dans les mains d’investisseurs de l’Ouest, parfois même avant la «chute du mur», comme dans la Roumanie de Ceausescu, qui invitait Giscard à la chasse, et vendait déjà à des investisseurs de l’Ouest les «bijoux de famille» agricoles.

Ces terres n’ont pu que rarement être récupérées par leurs acteurs antérieurs, sauf dans les Carpates ignorées par la rationalisation collectiviste. En Pologne, la féodalité ecclésiastique encore puissante a mis à l’abri les petites fermes des collectivisations; en intégrant à la «PAC» les paysan·nes des petites fermes, la politique de l’UE a contraint un grand nombre de petits paysans et paysannes polonais·es, roumain·es, slovaques à se placer comme manœuvres agricoles dans les serres du sud espagnoles, portugaises ou grecques.

Cet affaiblissement généralisé des conquêtes diverses par les paysan·nes de la maîtrise de leurs moyens de stabiliser leur activité, au premier rang duquel est la terre, constitue une immense régression pour toute la société et les remet dans une situation de soumission sociale qui se traduit forcément par de la violence, tant iels sont désarmé·es face à cette toute puissance mercantile débridée. L’endettement pour accéder au foncier leur enlève l’arme principale d’une autonomie de base pour se défendre dans la bataille économique, et prive en définitive, de plus en plus, le reste de la population d’une alimentation soignée et de qualité accessible.

Au lieu de cela, les paysan·nes de l’ancienne Europe Agricole, comme celles et ceux qui les ont rejoint·es, subissent actuellement, de plus en plus violemment, la concurrence des producteur/trices extérieur·es, parce que les protections européennes internes sont dégradées par des accords de libre-échange avec les pays du Sud, mais aussi les effets indirects de la guerre en Ukraine qui détournent les volumes de denrées qui ne peuvent partir par mer vers le Sud. Les décideur·euses politiques européen·nes n’en ont cure, jouant cyniquement avec la vieille recette consistant à faire baisser les prix à la consommation plutôt que d’augmenter les salaires et les revenus; et à protéger les prix de production au-dessus des coûts de revient, en important des volumes venant de pays à plus bas coûts de production de l’hémisphère Sud, ou des plaines d’Ukraine non ravagées, encore très productives et qui évidemment doivent faire sortir leurs produits coûte que coûte. Les producteur/trices européen·nes se retrouvent encore pris dans ce ciseau alors que la PAC serait censée et revendique de les en protéger.

Depuis 1992, les syndicats de gros agriculteur/trices (DVB, FNSEA, COLDIRETTI et consorts) et leur lobby européen (COPA-COGECA) ont bien concédé de protéger un peu les producteur/trices subissant de fortes inégalités, en les maintenant dans une dépendance économique de différentes formes. On peut l’apparenter souvent à des formes de «péonnage» moderne qui assure leur soumission politique. Cela explique (un peu) la confusion sur les revendications actuelles. En France, le pays que je connais le moins mal, cela passe souvent par le détournement et le contrôle de structures coopératives sur les fermes, contrats d’intégration semblables à de l’uberisation avant l’heure, sorte de salariat déguisé; mariées de gré ou de force à des holdings privés, le plus bel exemple est «IN VIVO», sorte de conglomérat de coops qui ne cesse de grignoter opérateurs privés ou coopératifs, un autre, le groupe «AVRIL» dont le «cœur de métier» a débuté avec les huiles des agrocarburants et tourteaux d’huile pour animaux, a dû sa prospère existence à un soutien aussi volontariste qu’inespéré des finances publiques, avant de biberonner les moteurs thermiques de nos automobiles à grand renfort d’hectares labourables. Tous ces grands philanthropes, qui ont aussi peu la main sur le crédit et les assurances, n’ont eu de cesse de mettre en situation de débiteur/trices beaucoup de petit·es producteur/trices, croyant être mieux défendu·es en se laissant intégrer à ces ogres économiques qui n’ont de cesse de s’entre-dévorer, et qui pratiquent les mêmes spéculations que d’autres sur les marchés à terme.

Après l’entrée des pays de l’Est, l’UE, à travers la PAC (CAP), a réduit les soutiens agricoles en les transformant en soutiens à l’hectare, puis en rééquilibrant un peu entre productions, refusant de soutenir directement les actif/ves, en fonction et jusqu’à un volume de production leur assurant un revenu. Cela aurait coûté moins cher, à moyen et peut-être court terme, à soutien égal. Refusant aussi de mettre fin aux soutiens aux exportations (dumping), ce qui lui coûte très cher, socialement, financièrement et économiquement. L’UE se contentera de réduire ses droits de douane pour se rapprocher des cours internationaux; on en paye et on va continuer à en payer le prix maintenant certainement, et se défaire de cette logique de libéralisation des marchés agricoles (tou·tes contre tous·e) est incontournable, mais ne sera pas simple.

Si, nourrir et se nourrir, n’a jamais été simple, jamais cela n’a été aussi fragile, ni si difficile!

Antoine, FCE - France

  1. Voir «Colère des agriculteurs: Ces changements qui travaillent les campagnes à bas bruit», Le Monde, 29 janvier 2024 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/29/colere-des-agriculteurs-ces-changements-qui-travaillent-les-campagnes-a-bas-bruit_6213610_3232.html
  2. Voir réponse des Soulèvements de la Terre sur X (ex-Twitter) à la farce consistant pour l’Élysée à les inviter à un débat au salon de l’Agriculture: «Compte tenu de l’enfumage du Grand Débat post gilets jaunes et de la Convention citoyenne pour le climat [...] nous n’aurions pas pris part à cette opération de communication. Mais merci pour le spectacle!», invitation qui est restée lettre morte suite aux refus en série.
  3. Leurre servant au torero à attirer le taureau et le diriger en l’esquivant