Les tomates de la honte

de Papa Latyr Faye, 11 mai 2017, publié à Archipel 255

En novembre dernier, le FCE a participé à une tournée d’information en Suisse, organisée par Solifonds(1) et Multiwatch(2). Au cours d’une série de soirées publiques, Carmen Cruz Paredes et Spitou Mendy du SOC-SAT ont présenté leur engagement en Andalousie et Papa Latyr Faye* la situation dramatique dans les Pouilles, en Italie du Sud. Jusqu’à 2000 travailleurs agricoles y vivent dans des conditions atroces pendant la saison de récolte des tomates et agrumes. Il décrit dans cet article la brutalité de ces ghettos ainsi que le contre-modèle autogéré qu’ils tentent de vivre depuis un certain temps à la Casa Sankara.

Depuis 2013, un groupe d’émigrés sénégalais a pris la décision de lutter contre l’exploitation et l’asservissement des étrangers, particulièrement d’origine africaine, dans les travaux agricoles au sud de l’Italie, dans les Pouilles. En effet, dans cette partie de l’Italie, se pratique un système dit "du caporal" qui consiste à profiter de la situation irrégulière des personnes pour les exploiter et en faire une main-d’œuvre bon marché à la disposition des producteurs propriétaires terriens.
Le caporal joue le rôle d’intermédiaire entre la main-d’œuvre bon marché et le producteur, devenant l’unique gestionnaire sur toute l’étendue du terrain à cultiver, depuis l’ensemencement jusqu’à la récolte. Il est un élément incontournable dans la production agricole et en même temps un service ambulant pour décider qui doit travailler ou non.
Le caporal ne se limite pas seulement à fournir du travail, il s’occupe également de toute l’organisation de l’activité agricole. En effet, il est l’homme pour qui tous les pauvres assoiffés de travail nourrissent à la fois un grand respect mais aussi parfois une grande crainte: il appartient très souvent à des réseaux criminels qui n’hésitent pas à utiliser la violence physique pour faire régner leur loi. Une loi sans foi au sein de la jungle que représente le ghetto, terre des hommes sans autre choix.
Ces hommes et femmes travaillent sous le diktat du caporal qui ne les paie pas plus de 3 euros pour une caisse de 300 kg de tomates ou d’agrumes. Les «esclaves» se lèvent à 5 heures du matin dans le froid glacial pour parcourir des kilomètres dans le fourgon du caporal, moyennant 5 euros à payer pour l’aller et le retour au travail.
Il vend aussi à ses «esclaves» les tenues et les bottes nécessaires pour affronter les températures et les aléas de la récolte.
Et c’est la même chose durant les travaux agricoles au mois d’août sous le soleil brûlant. Le ghetto peut contenir de 3000 à 5000 personnes, à la disposition d'un caporal sans scrupule. Les baraques, où logent les travailleurs, appartiennent au caporal qui loue le matelas 20 euros par mois, un dérisoire plat de riz à 3 euros. Pour manger assez convenablement, il faut débourser 5 euros. La douche coûte 50 centimes, idem pour charger son téléphone portable. Le caporal gère même les dettes quand il ne procure pas de travail. On peut demeurer dans sa baraque et avoir tous les services qu’on veut, drogues, prostituées, alcool, etc. Puis, en faisant les comptes, «l’esclave» se retrouve très souvent encore débiteur et de ce fait contraint à vivre à la merci du caporal. Un cercle sans issue. Vivre sous les pieds du caporal ou quitter le ghetto sans savoir où aller.
Nous ne pouvions pas rester inactifs face à tant d’injustice et d’absurdité, face à un système qui foule aux pieds les règles les plus élémentaires du droit et de la dignité humaine. Un système qui a profité et profite encore de l’égoïsme et de l’hypocrisie des institutions qui agissent comme si le phénomène ne méritait aucune attention particulière. Le ghetto est invisible. Loin des habitations et des yeux du citoyen lambda, ceux qui y vivent peuvent mourir en silence. L’Etat n’existe pas dans le ghetto, la grande distribution peut dormir tranquille, la production est assurée et ses revenus se porteront à merveille.
C’est dans ce contexte qu’est née l’Association Casa Sankara, un projet construit et dirigé par des personnes qui, avec leurs petits moyens, ont su dire NON à un système comparable à la traite des Noirs.
Le projet consiste à faire sortir du ghetto toute personne ou famille qui veut se soustraire à la tyrannie du caporal et aspire à une vie plus digne et plus libre.
Grâce à une convention avec les autorités régionales, l’association dispose d’un bien immobilier où elle accueille depuis 2013 des personnes issues du ghetto en leur proposant un parcours d’intégration sociale et professionnelle. Sur cette coopérative de 20 ha, des émigrés gèrent le projet agricole et la recherche d’activités contractuelles pour les résidents de Casa Sankara.
Cette année, on a semé le blé sur 12 hectares et mis à disposition 2 autres hectares pour la tomate qui sera aussi transformée. La communauté détient aussi 2 hectares de vigne et cette année, pour la première récolte, a produit 120 quintaux de raisin qu’elle a réussi à sauver malgré l’abandon dans lequel se trouvait la structure.
Aujourd’hui, suite à l’incendie du ghetto qui a détruit les 3/4 des baraques, le nombre d’habitants à la Casa Sankara est passé en l’espace d’une semaine de 40 à 85 personnes. Sans une assistance économique des institutions pour faire face à cette situation d’urgence, l’association a fait appel à ses relations pour répondre encore une fois aux exigences d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont échappé aux griffes du caporal pour aspirer à une vie plus digne. A leurs yeux, Casa Sankara constitue la seule alternative possible, la seule possibilité de retrouver la liberté perdue de choisir.
Le projet consiste à aider les personnes à retrouver un pouvoir décisionnel sur leur propre vie ainsi que de se construire une vie d’homme libre. Elles seront accompagnées durant leur parcours d’apprentissage de la langue italienne et de la législation en vigueur, pour leur permettre de se soustraire aux avocats profiteurs.
L’individu y trouve aussi un espace d’expression artistique à travers un laboratoire multifonctionnel qui offre la possibilité d’une libre expression pour la réalisation d’œuvres. De l’agriculture à l’expression artistique, Casa Sankara cherche à apporter la meilleure réponse à une situation impossible à changer aux yeux des autres. Notre expérience nous a montré qu’avec détermination et une volonté politique et administrative, la vie des personnes peut changer du pire au mieux. Nous devons apprendre à retrouver nos rêves volés car rien de grand et de beau ne s’est réalisé sans le rêve. Comme disait Thomas Sankara: «Nous devons inventer l’avenir, l’esclave qui ne lutte pas pour se libérer, mérite complètement ses chaînes».

* Hervé est originaire du Sénégal et vit depuis plusieurs années près de Foggia, 150 km au nord-est de Naples. Il est président de l’association «Ghetto out – Casa Sankara» qui lutte pour la fermeture des ghettos tel que celui de Rignano.
Casa Sankara, Via Cesare Battista, 09, I-71016 San Severo (FG) Italie <hervelatyrfaye(at)gmail.com>

  1. Fondation suisse de solidarité pour les luttes de libération sociale du tiers monde, www.solifonds.ch
  2. Association suisse qui regroupe des activistes de différentes ONG, syndicats et partis, www.multiwatch.ch