Les vraies solutions aux crises climatiques, à la malnutrition, etc., nous ne les trouverons pas en nous adaptant au modèle agricole industriel. ... Nous ne pouvons pas permettre que l'agroécologie soit un simple outil qui serve la production alimentaire industrielle: nous la considérons comme une alternative essentielle à ce modèle et comme un moyen de transformer notre façon de produire et de consommer la nourriture en quelque chose de meilleur pour l'humanité et pour la terre [1]. C’est la voix de celles et ceux qui sont les plus touché·es par le système agricole actuel, la voix des agriculteurs et agricultrices, des berger·es, des pêcheur·es et des sans-terre. C’est de la solidarité avec elleux qu’est née la position et la pratique sur l’agroécologie, sur l’agriculture, dont je voudrais parler ici.
Agroécologie des entreprises
Commençons par la crise climatique. Le changement climatique n’a probablement jamais été aussi évident, aussi menaçant – même chez nous. Nous sommes et serons beaucoup moins touché·es que les habitant·es de nombreux pays du Sud, mais beaucoup se rendent compte à présent à quel point notre système actuel est destructeur. Face à ces menaces, on pourrait penser que tout le monde doit chercher ensemble les solutions: les populations des pays du Sud, qui ne sont pas à blâmer mais qui sont les plus touchées, et le secteur dit privé, c’est-à-dire les grandes entreprises. Cette coopération paraît évidente: jamais le pouvoir des entreprises et de leurs détenteurs n’a été aussi grand qu’aujourd’hui. Sur les cent plus grands acteurs économiques du monde, seuls 29 sont des pays, 71 sont des entreprises. Rien ne semble donc plus logique pour avoir un impact que de travailler avec ces puissantes entreprises. Après tout, au cours des dernières décennies et des derniers siècles, elles ont acquis le contrôle de millions d’hectares de terres, de connaissances, de recherches, de marchés. Il peut donc sembler intéressant de faire de l’agroécologie un instrument de l’agriculture biologique qui soit également rentable pour les entreprises et les fonds d’investissement.
Ce n’est qu’avec les entreprises et leur pouvoir, pourrait-on penser, que l’on peut obtenir un effet. Mais nous devrions d’abord nous demander pourquoi ces entreprises n’ont-elles pas encore adopté l’agroécologie. Surtout aujourd’hui, alors qu’une crise chasse l’autre, nous devons examiner clairement où se trouvent les intérêts de chacun·e. Les entreprises, les fonds d’investissement en arrière-plan, certains gouvernements – vivent du système actuel, et vivent bien. Ce sont eux et le système qu’illes soutiennent qui sont responsables du monde tel qu’il est aujourd’hui. Illes sont devenu·es riches grâce à un système de droits de propriété intellectuelle et de rentes. Illes veulent posséder les génomes, les variétés, les technologies et les idées. Mais l’agroécologie, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), est basée sur la collaboration et le partage de connaissances. Illes sont devenu·es riches grâce à l’exploitation de la force de travail dans les plantations et les usines. Selon la FAO, l’agroécologie signifie également une économie solidaire sans exploitation. Illes sont devenu·es riches parce qu’illes ont pris le contrôle de vastes étendues de terre dans le monde entier. Mais l’agroécologie ne peut réussir que si la terre appartient à celles et ceux qui la cultivent. Si c’est la raison pour laquelle les entreprises se sentent menacées par l’agroécologie, alors c’est une bonne chose. Mais si les entreprises veulent soudainement travailler de manière agroécologique et y voient même une opportunité, alors cela devient dangereux. Cela signifie qu’elles veulent réduire l’agroécologie à un simple ensemble de méthodes d’agriculture biologique, qu’elles ne veulent pas considérer l’agroécologie comme une merveilleuse opportunité pour une agriculture plus juste et plus écologique. Elles y voient un moyen comme un autre d’adapter leur modèle commercial à l’air du temps et d’amputer le mouvement agroécologique de sa force pour pouvoir continuer à engranger des bénéfices. Il s’agit pour elles de détourner l’attention de ce qu’il est nécessaire de faire pour un changement de système, à savoir: détruire le pouvoir et la propriété de celles et ceux qui soutiennent le système capitaliste et en tirent profit, le pouvoir et la propriété des grandes entreprises et de leurs propriétaires. C’est l’unique façon de créer des systèmes alimentaires véritablement écologiques, équitables et de qualité.
A qui appartient la terre?
Pour atteindre les objectifs de l’agroécologie, la question de la terre est centrale. On observe comment, à tous les niveaux, un travail minutieux est fait pour s’assurer que les terres puissent être contrôlées par les entreprises. La Banque mondiale, par exemple, a mis en place un programme visant à permettre le «business dans l’agriculture». Les pays sont classés dans l’indice «Facilité à faire des affaires», entre autres en fonction de la quantité de terres privatisées et négociables. Lorsque la terre devient une marchandise, les injustices existantes sont renforcées et celles et ceux qui ont de l’argent peuvent s’approprier la terre. Posséder, louer et contrôler davantage de terres est au cœur des intérêts de profit tant des entreprises alimentaires telles que Nestlé, que des sociétés commerciales telles que Cargill, des entreprises qui produisent des agrocarburants, des fleurs coupées, du café ou du soja. Les entreprises agricoles sont rentables et les investisseur·euses s’attendent à de gros bénéfices. Ce profit doit bien être récupéré quelque part: une productivité élevée et des salaires faibles. Et ces possibilités de profit doivent être défendues.
Par exemple, contre les personnes qui se battent pour leur droit à la terre. C’est à cela que servent les accords de protection des investissements, qui font généralement partie des accords de libre-échange. Ainsi, si les gouvernements ou les tribunaux nationaux décident que les entreprises ont acquis illégalement les terres, qu’elles polluent trop la nature et qu’elles doivent rendre les terres, ces entreprises peuvent engager des poursuites contre les gouvernements. Et elles le font. La Tanzanie, par exemple, a décidé que la société suédoise AgroEcoEnergy devait rendre à la population les terres que l’investisseur lui a retirées sans son consentement. La société a poursuivi le gouvernement tanzanien en justice pour 52 millions de dollars.
Les entreprises sont également très habiles à vendre leurs propres activités rentables comme étant «bonnes pour le bien commun» – et à faire pression pour cela – afin d’obtenir de l’argent public. Les banques de développement accordent des prêts aux grandes entreprises pour leur permettre de contrôler de plus en plus de terres. En outre, il existe une collaboration de plus en plus étroite entre les entreprises et les institutions étatiques et para-étatiques de coopération au développement. Ensemble, elles mettent en œuvre des projets financés et soutenus par l’argent public, qui servent principalement à étendre l’agriculture industrielle-capitaliste à des zones toujours plus vastes. Cela apporte aux entreprises de l’influence, des débouchés et des profits. Lorsque j’écris «entreprises», je ne parle que des grosses entreprises et du capital qui les sous-tend, pas des petites exploitations agricoles qui se battent souvent pour apporter des améliorations. Avec le système actuel qui nous a entraînés dans cette crise existentielle et qui est soutenu par les intérêts des entreprises et du capital, nous ne sortirons pas de la crise.
Parce que c'est rentable
Revenons à l’agroécologie. Elle est efficace et possède une immense force révolutionnaire pour les agriculteurs et agricultrices, les travailleur·euses agricoles, les consommateur·trices. Elle permet de penser et de mettre en œuvre un système alimentaire différent. Mais pour parvenir à une agriculture écologique et équitable, il faut se demander pour quelles raisons cette agriculture n’a pas déjà été mise en place depuis longtemps. Ce n’est pas comme s’il n’existait pas encore d’alternatives. Ce n’est pas comme si tout le monde pensait qu’il est bon et inoffensif de pulvériser des pesticides avec des hélicoptères au-dessus des villages, qu’il est préférable pour les agriculteurs et agricultrices que Syngenta détienne les brevets sur les organismes génétiquement modifiés. Ce n’est pas comme si tous les acteurs et les actrices avaient réfléchi ensemble à la question de savoir comment nourrir tout le monde et n’y étaient pas parvenus. La raison pour laquelle près d’un milliard de personnes meurent de faim, pour laquelle – selon l’ONU – 200.000 personnes meurent chaque année à cause des pesticides, est que les entreprises, leurs propriétaires et les investisseur·euses en tirent profit. Illes ne souhaitent pas que les gens meurent de faim ou de froid, mais au fond cela ne joue aucun rôle, du moins pas dans le calcul des bénéfices. Il est rentable pour les entreprises d’expulser de force les gens pour planter du soja et continuer à produire plus de viande. Il est rentable de faire travailler des ouvrier·es, même des enfants, dans des plantations d’huile de palme ou de chocolat. Il est rentable de maintenir les réfugié·es dans l’illégalité pour qu’illes puissent produire nos tomates dans des conditions proches de l’esclavage. Il est rentable de dépenser des millions pour faire pression en faveur des pesticides et des engrais afin qu’ils ne soient pas interdits, en dépit de toutes les preuves de leur dangerosité. Il est rentable de déposséder les paysan·nes de leurs semences afin de pouvoir leur revendre à un prix exorbitant. Il ne s’agit pas d’une excroissance du système capitaliste, mais bien de son fonctionnement quotidien. Si nous ne faisons rien d’autre que d’introduire l’agroécologie comme technique et méthode de culture, alors tout cela continuera d’être rentable. Si nous utilisons des méthodes agroécologiques, qui nécessitent à juste titre beaucoup plus de travail, alors il sera d’autant plus important de continuer à exploiter les travail-leur·euses. Si nous persuadons les consommateurs et consommatrices de payer plus cher pour leurs aliments agroécologiques, des marges encore plus élevées peuvent être dégagées, alors il sera encore plus rentable de retirer leur terres aux gens et de produire sur celles-ci pour celleux qui peuvent payer. Si nous utilisons des méthodes agroécologiques basées sur les connaissances locales, Syngenta cessera – peut-être – de vendre des pesticides très dangereux. Mais alors, il deviendra rentable d’acquérir, de breveter et de vendre ces connaissances. Nous devons nous assurer que tout cela ne soit plus rentable. Qu’il ne soit plus possible de faire quelque chose simplement parce que c’est rentable, même si cela prive les gens de leurs moyens de subsistance, les exploite et détruit la nature et le climat. Un tel monde est possible et c’est ce que représente l’agroécologie. La terre doit appartenir aux personnes qui la travaillent, qu’il s’agisse de petits agriculteurs et agricultrices ou d’ouvrier·es agricoles. Les connaissances et les semences doivent être librement accessibles et faire l’objet d’une appropriation et d’une organisation démocratiques. La recherche doit être axée sur ce qui sert les gens et l’environnement, et non sur le profit. Les gens doivent pouvoir décider démocratiquement de ce qu’ils veulent cultiver et de ce qu’ils veulent échanger.
De la base au sommet
Il y a un gros travail de conscientisation à effectuer pour parvenir à une réorganisation sociale aussi fondamentale de l’agriculture, à un changement systémique dans le monde. Mais pourquoi les grandes entreprises, qui réalisent des milliards de profits chaque année, devraient-elles s’impliquer dans une telle réorganisation? Une réorganisation qui consiste à ce que ces sociétés appartiennent finalement à tout le monde ou n’existent plus? Si les entreprises veulent s’améliorer – pas de problèmes. Personne ne leur fait obstacle. Les petites entreprises sont souvent intéressées par un véritable changement. Certains acteurs individuels au sein de ces entreprises également. Mais les grandes entreprises et les capitaux qui les soutiennent travaillent dans le sens contraire. Selon le rapport 2017 de Global Witness, l’agro-industrie est la principale cause de violence contre les personnes qui résistent. Les militant·es qui luttent pour le contrôle de leurs terres et de leurs ressources sont de plus en plus persécuté·es, emprisonné·es, intimidé·es et tué·es. Mais illes continuent la lutte.
Nous devons être de leur côté. La souveraineté alimentaire est née de leurs expériences et de leurs mouvements, et s’est développée. L’agroécologie fait partie de cette belle et possible utopie [2].
Silva Lieberherr, agronome, ETH Agriculture et droits fonciers, Pain pour son prochain
[1] Citation de la réunion sur l'agroécologie, 2015 à Nyeleni, Mali [2] Discours à l'occasion de la Journée mondiale de l'alimentation 2019 à Zollikofen (CH).