L’antifascisme revisité

de Jean-Marie Chauvier, 29 janv. 2010, publié à Archipel 176

C’est le thème d’un dossier publié au moment des vingt ans de la Chute du Mur par «Témoigner entre Histoire et Mémoire», la revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, que dirige l’historien Yannis Thanassekos.1 «Revisité», l’antifascisme l’est principalement en ex-République Démocratique Allemande (RDA), où il tenait lieu d’idéologie officielle, mais également en Italie, en France, en Autriche, dans le mouvement des femmes, en rapport avec la mémoire de la Shoah etc… Comme on sait, l’antifascisme n’est plus de saison, il n’est certainement pas à l’honneur en Allemagne réunifiée, et les auteurs de l’anticommunisme quasi officiel en Europe le considèrent comme «le dernier rempart du communisme», ce que semble confirmer son instrumentalisation par la RDA. Se souvient-on que le Mur de Berlin était qualifié, à l’Est, de «rempart antifasciste»? D’autres le qualifient de «mythe»…Selon les auteurs du dossier, l’antifascisme «a survécu au discrédit» de la remise en cause de la RDA, et avant d’être un «mythe», il s’agit bien d’une «réalité historique». Réalité passée, mais qui persiste…Les éditorialistes du dossier observent que «la réunification de l’Allemagne a été un facteur décisif pour la mémoire publique des camps nazis et du génocide des Juifs» mais qu’en contrecoup «la Résistance armée a subi une considérable dévalorisation et sa mémoire fut refoulée (…) La Résistance a progressivement perdu sa valeur de référence (…)

La tradition antifasciste, en mal de passeurs, semble elle-même promise à la déshérence». Alors que, sous l’influence des «ultranationalismes» à l’Est, certains «auxiliaires des hordes nazies» sont en passe de «devenir des héros nationaux».«Aux proliférations et aux concurrences des mémoires à l’Ouest viennent à présent s’ajouter les renversements et les réécritures mémoriels à l’Est». Parmi les études publiées dans ce dossier, on notera cet aspect peu connu de l’immédiat après-guerre en Allemagne que sont les «comités antifascistes» de base qui se voulaient vecteurs d’une «révolution» (sociale), l’existence éphémère d’un antifascisme «interallemand» lorsque le pays fut divisé en RDA et RFA, le cas des Slovènes de Carinthie (Autriche) agissant au sein des «Partisans de Tito», divers aspects de l’antifascisme en RDA, dont un cas exemplaire celui de l’accueil et du soutien, à Dresde, de l’émigration espagnole antifasciste.Le dossier s’interroge aussi sur l’actualité de l’héritage antifasciste (est) allemand. Pour autant qu’il survive, au-delà de l’idéologie d’Etat. Il relève en effet les efforts officiels accomplis depuis vingt ans pour en «effacer les traces», de cet antifascisme et de la RDA en général: rues débaptisées, emblèmes retirés, statues déboulonnées, bâtiments publics détruits, réécriture et détournement de l’Histoire, muséification (de la RDA) suscitant le rire ou la frayeur.Un fait très symbolique, et politiquement chargé, est signalé dans ce dossier. Au mémorial de la Neue Wache à Berlin-Est, dédié par la RDA «aux victimes du fascisme et du militarisme», l’Allemagne unifiée a substitué l’hommage rendu «aux victimes de la guerre et de la tyrannie» toutes confondues.

Commentaire

On pourrait aussi souligner – c’est une remarque de notre cru – l’amnésie des résistances allemandes au nazisme, notamment communiste, au profit d’une glorification des généraux de la Wehrmacht qui se soulevèrent in extremis contre Hitler en juillet 1944, non sans chercher un renversement d’alliance où Allemands et Alliés occidentaux se seraient unis contre l’URSS. Une «amnésie» qui va de pair avec l’»oubli» ou le discrédit jeté sur l’Union soviétique, récemment dénoncée comme «responsable de la guerre» et assimilée à l’Allemagne nazie, ce qui ne se faisait même pas au plus fort des temps de la guerre froide!Outre l’anticommunisme d’Etat actuel (allemand et européen), la politique mémorielle mise en œuvre ne consiste-t-elle pas à substituer une mémoire consensuelle et compassionnelle autour des victimes (juives, mais également allemandes) du nazisme, à la mémoire «combattante» et interpellante qui, soulevant les questions des origines et des instruments du nazisme autant que du choix entre soumission et résistance, entretient le débat (non consensuel) sur l’Histoire et… la division des Allemands?Pleurons tous ensemble nos morts, condamnons sans appel le Mal totalitaire, mais surtout, ne nous posons plus de questions compliquées sur l’Histoire!

La volonté de nos dirigeants et des médias à leur service n’est-elle pas d’effacer de la mémoire collective le fait que, si les nationaux-socialistes mais aussi la droite et le «centre», et surtout les grands industriels et les classes moyennes ont permis et organisé le régime nazi, d’autres Allemands y étaient opposés et l’ont combattu, en Allemagne avant et après 1933, en Espagne, en Union soviétique (le Comité «Allemagne libre») et dans d’autres pays?

Et après-guerre… en RDA, où l’antifascisme certes «officiel» et instrumentalisé par le pouvoir était aussi, pour beaucoup, un choix identitaire à la fois internationaliste… et allemand! Il eut bien sûr «l’officiel» Walter Ulbricht, mais il y eut aussi Bertolt Brecht et Helena Weigel, Anna Seghers et Arnold Zweig, Bruno Apitz et Christa Wolf, Johannes Becher et Johannes Bobrowski, pourquoi ne pas rappeler d’ailleurs que le chanteur dissident Wolf Bierman, déclara avant (ou après?) sa sortie de RDA que c’était tout de même «la meilleure partie de l’Allemagne»?2

Pour ces intellectuels qui avaient rejoint la RDA, dont le régime ne les satisfaisait pas, il restait toujours ce noyau identitaire: l’antifascisme, lui-même relié à la tradition humaniste allemande, à sa révolution spartakiste, au souvenir de Karl Liebnecht et Rosa Luxembourg. C’est tout cela aussi que s’acharnent à détruire les nouveaux maîtres à (ne pas) penser.

  1. Fondation Auschwitz, 65, rue des Tanneurs, B-1000 Bruxelles Tél.00 32 (0)2 512 79 98 Info.fr(at)auschwitz.be. Cet ouvrage de 276 pages est publié aux éditions Kimé. (15 euros) 2. Un certain nombre d’auteurs de RDA ont été édités en France dans les années 60… et ne le sont plus. Une autre «mémoire» à effacer?