COLOMBIE: Gustavo Petro, Francia Marquez et le "cabinet du changement"

de Samina Yasmin Stämpfli, 14 sept. 2022, publié à Archipel 317

Le 7 août, Gustavo Petro, premier président de gauche de l’histoire récente de la Colombie, et Fráncia Marquez, première vice-présidente noire de Colombie, prêtent serment. Au cours de la cérémonie, le nouveau dirigeant rompt déjà avec des traditions de longue date. Un aperçu de ce qui pourrait suivre en Colombie. Les gens se pressent sur la Plaza Bolívar à Bogotá, capitale de la Colombie. Au milieu de la foule, David Alexander Silva Barbosa. Le jeune homme de 34 ans attend depuis des heures et fixe avec fascination l’un des écrans géants qui retransmettront la cérémonie dans toute la ville. C’est la première fois qu’une cérémonie de prestation de serment d’un président attire plus de 100.000 spectateurs et spectatrices à Bogotá. Avec plus de 70 musicien·nes et artistes du pays, l’événement ressemble plutôt à un festival en plein air. On rit, on danse, la salsa, la cumbia et le vallenato résonnent, des sons qui symbolisent la Colombie multiculturelle. Ici et là, un soupçon de révolution se manifeste par des chansons ou des gestes symboliques.

Sur la Plaza Bolivar se trouve le bâtiment gouvernemental Casa de Nariño, devant lequel est montée une immense scène. La place représente également les manifestations au cours desquelles une partie considérable de la population colombienne a défilé il y a un peu plus d’un an, contre le gouvernement sortant, la violence policière et pour la justice sociale.

Mais en ce 7 août 2022, tout est différent. En effet, c’est aujourd’hui que Gustavo Petro prête serment et Fráncia Marquez en tant que première vice-présidente noire. Ensemble, iels forment le premier gouvernement de gauche de l’histoire récente de la Colombie. Pour Barbosa, il était très important d’être ici aujourd’hui. Bien formé, il fait partie d’une grande partie de la population colombienne qui en a eu assez d’un gouvernement qui promouvait la corruption et les violations des droits humains. Barbosa lui-même a fait l’expérience directe de ce que cela signifie de travailler pour ce gouvernement. En tant qu’auditeur financier, il a travaillé pendant plus de cinq ans pour le ministère de l’Éducation. Mais entre-temps, il a quitté son poste en raison de tentatives de corruption et des menaces répétées.

Il suit la carrière politique de Petro depuis ses débuts, lorsque celui-ci s’est présenté à la mairie de Bogotá. Barbosa, qui a grandi dans des conditions modestes, dit: «C’est grâce à lui que j’ai décidé pour la première fois de ma vie d’exercer mon droit de vote». Déjà à l’époque, il pensait que Petro pouvait changer les choses. «Gustavo Petro représente l’avant et l’après de l’évolution politique du pays et surtout la manière dont elle est observée par le gouvernement». dit-il. Au-jourd’hui, il espère que ce nouveau président apportera au pays le changement tant attendu.

L’épée de Bolívar

La cérémonie se déroule en présence de plusieurs présidents latino-américains. Parmi eux, Gabriel Boric du Chili, Guillermo Lasso d’Équateur, Mario Abdo Benítez du Paraguay, Luis Arce de Bolivie et Alberto Fernández d’Argentine. Le président mexicain Andrés Manuel López Obrador s’est fait représenter par son épouse Beatriz Gutiérrez et par le ministre mexicain des Affaires étrangères, Marcelo Ebrard. Samantha Power, directrice de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), a fait le déplacement depuis les États-Unis. Le roi d’Espagne, Felipe VI, est également présent. Lorsqu’il monte sur scène, il est accueilli par les huées du public.

Barbosa fixe l’écran géant avec anxiété, tandis qu’après la prestation de serment de Petro, les mots de ce dernier retentissent dans les hauts-parleurs: «En tant que président, je demande à l’armée colombienne d’apporter l’épée de Bolívar». Des cris de joie éclatent. L’épée symbolise l’indépendance de la Colombie et la souveraineté de l’Amérique latine. C’est Simón Bolívar qui a mené les guerres d’indépendance contre la domination coloniale espagnole au Venezuela, en Co-lombie, au Panama et en Équateur.

Mais aujourd’hui, l’épée symbolise également un autre événement historique. La guérilla urbaine Movimiento 19 de Abril (M-19), dont Petro était membre, l’avait volée dans les années 1980 et ne l’a remise au gouvernement colombien qu’après leur démobilisation. Le président sortant Iván Duque avait auparavant refusé, à la demande de Gustavo Petro, de lui remettre l’épée.

Le fait que Petro ait fait apporter l’épée peu après son investiture réjouit Barbosa. Il s’agit d’une démonstration de force: «Petro montre ainsi que les choses fonctionnent désormais différemment», dit-il. Lorsque le général apparaît sur la scène avec l’épée symbolique, les invité·es d’honneur se lèvent pour applaudir Petro. Seul le roi d’Espagne Felipe VI reste immobile, le visage pétrifié. En Espagne, cet acte va encore susciter la controverse.

Gustavo Petro rompt avec la tradition

Après les acclamations, Petro se fait passer l’écharpe présidentielle par María Jose Pizarro. Elle fait partie du Pacto Histórico, l’alliance de Petro, et est la fille du candidat à la présidence, Carlos Pizarro Leongómez, assassiné en 1990. Un acte significatif de la part du nouveau prési-dent, car selon le protocole, c’est le sénateur Roy Barreras, président du Sénat, qui aurait dû la lui passer.

Le passé de Gustavo Petro est régulièrement utilisé contre lui par l’opposition politique, no-tamment parce que le M-19 était responsable de l’attentat contre le palais de justice colombien à Bogotá, le 6 novembre 1985. Petro s’est cependant toujours prononcé contre la violence lorsqu’il faisait partie de la guérilla. L’appartenance de Petro au M-19 ne dérange pas Barbosa. «Pour moi, la rébellion d’une guérilla n’est pas un crime si elle poursuit un objectif politique qui s’oppose aux idées d’un mauvais gouvernement», dit-il.

Les gens comme Barbosa pensent que Petro et Márquez sont porteurs de paix. «Depuis l’élection du nouveau gouvernement, il y a une certaine atmosphère de renouveau dans l’air», dit-il. Le choix du cabinet, appelé «cabinet du changement» par les médias colombiens, montre la direction que Petro et Márquez semblent vouloir prendre. Plus de la moitié des postes ministériels sont occupés par des femmes. Environ 13 postes reviennent à des activistes de gauche. Mais des conservateurs occupent également des ministères tels que ceux de la Justice ou des Transports. Un peu plus de la moitié des ministres nommé·es ont déjà vécu ou travaillé en dehors de la Colombie.

Fouille préalable de tous les badauds

Barbosa veut maintenant aller chercher une bière, qui n’est disponible qu’à l’extérieur de l’enceinte fermée. La manifestation est désormais si avancée qu’une grande foule de visiteur·euses se dirige vers la sortie. En s’engageant dans la rue qui mène à la Plaza Bolívar, les gens ont dû se soumettre à une palpation. Dès le début de la matinée, d’innombrables badaud·es y faisaient la queue pour s’assurer les places offrant la meilleure vue. Une heure plus tard, le Colombien se trouve devant un kiosque. Il prend une gorgée de la canette jaune et raconte que s’il a de l’espoir dans le nouveau président, il ne lui fait pas aveuglément confiance. Ce qui l’a déçu avant l’inauguration, c’est que Petro ait rencontré l’ancien président Álvaro Uribe, son adversaire politique.

Álvaro Uribe fait l’objet d’une procédure judiciaire et devra répondre de corruption et d’implication dans des structures paramilitaires. Parallèlement, la justice spéciale pour la paix (Justicia Especial para la Paz, JEP) s’occupe de l’enquête sur le crime des Falsos positivos (faux positifs). Il s’agit d’enquêter sur l’assassinat de plus de 6400 civil·es qui, sous le mandat d’Uribe entre 2002 et 2008, ont été présenté·es comme des guériller@s mort·es dans des combats armés. Aujourd’hui encore, les proches des victimes cherchent à obtenir justice. Silva Barbosa porte un jugement critique sur la rencontre entre Petro et Uribe: «Elle doit être évaluée d’un point de vue neutre», dit-il. Il estime que Petro a tenté par ce geste d’agir en accord avec ses idées, qui impliquent la notion de dialogue et de paz total (paix totale). «Mais pour de nombreux Colombien·nes, cette rencontre est bien sûr une trahison de l’électorat ou le signe que Petro se met désormais à genoux devant l’homme responsable d’innombrables meurtres d’innocent·es», déclare Silva Barbosa.

Petro veut la paix totale

Petro a toujours utilisé le terme de «paix totale» pour se démarquer des gouvernements précé-dents, qui se sont vantés publiquement de l’accord de paix entre la guérilla des Farc et le gouvernement (2016), mais qui, dans la pratique, n’ont jamais travaillé à une cohabitation pacifique. Comme Petro l’annoncera dans les prochains jours, il veut établir le dialogue, non seulement avec l’opposition, mais aussi avec les dissidents paramilitaires tels que le Clan del Golfo ou les groupes armés tels que les dissident·es des Farc ou la guérilla de l’ELN (Ejercito de Liberación Nacional).

Le haut-commissaire colombien pour la Paix, Iván Rueda, se rendra à La Havane moins d’une semaine après l’investiture de Petro pour y rencontrer le ministre cubain des Affaires étrangères, Álvaro Leyva. Des membres de l’ELN basés à Cuba avaient déjà fait part de leur volonté de dialogue. Gustavo Petro et Nicolás Maduro annonceront également qu’ils rétabliront les relations diplo-matiques entre les pays voisins. Des projets de réouverture de la frontière avec le Venezuela seront également envisagés «sérieusement». Le trafic aérien entre les deux pays était interrompu depuis le mandat de Duque, bien que près de deux millions de Venezuelien·nes vivent en Colombie.

Ce qui est controversé en Colombie est salué par Barbosa. «Si deux pays ont une frontière commune, qui est le plus touché par la rupture des relations?» Selon lui, la décision de Petro reflète sa sensibilité pour les personnes vivant à la frontière. Selon Barbosa, la xénophobie à l’égard des Venezuelien·nes est le résultat d’une politique antérieure qui avait déclaré le pays voisin comme ennemi public.

Deux ministères pour la paix et l’égalité

La lutte contre la criminalité, principalement à la frontière, figure également sur la liste des thèmes de Petro. Sa tâche est difficile, car le Venezuela abrite une grande partie des groupes armés. Mais c’est le nouveau département Paix, sécurité et coexistence qui doit s’en occuper. Le président du Sénat, Roy Barreras, et le ministre de la Défense, Iván Velásquez, se sont déjà penchés sur la question. La police colombienne devrait également faire partie de ce département. Un nouvel exemple de la volonté de Petro de faire du mot «paix» le surnom de son gouvernement.

Parallèlement, la vice-présidente Francia Márquez annoncera dans les prochains jours la création du «ministère de l’Égalité», qui entend regrouper toutes les tâches sociales de l’exécutif sous un même toit. Cette femme afro-colombienne a pu atteindre par ses messages de nombreuses voix non entendues. Elle est originaire de Suárez, dans le département du Cauca, un département re-présentatif de la discrimination systématique des communautés ethniques, en particulier des po-pulations noires et indigènes.

Márquez incarne elle aussi le changement dont la Colombie a tant besoin. En tant que militante des droits humains et de l’environnement, Márquez a lutté depuis son adolescence pour plus de justice sociale, et en a été récompensée au niveau international. De par ses origines et son combat, elle incarne, aux côtés de Petro, le changement dont la Colombie a tant besoin. En principe, les premiers jours du mandat du nouveau gouvernement montreront que l’agenda politique du parlement colombien s’est déjà déplacé vers le centre-gauche.

En raison du déficit économique, le nouveau paquet fiscal, qui a provoqué des manifestations dans tout le pays et sur lequel ses prédécesseurs ont lamentablement échoué, est à l’ordre du jour. La proposition de Petro prévoit de taxer les boissons sucrées et les aliments transformés. Le taux d’imposition doit être augmenté pour les retraites élevées, les travailleur·euses indépendant·es et les dividendes. Les recettes supplémentaires serviront à financer des programmes sociaux.

Dans la Carrera Séptima, la rue qui mène à la Plaza Bolívar, la situation s’est calmée, les visiteur·euses ont pu quitter le site sans incident et se regroupent en petites bandes autour de musicien·nes de rue ou mangent des hamburgers ou des empanadas. Barbosa est fatigué. Il n’a rien mangé de la journée à cause de l’excitation et prend le chemin du retour en direction de Chapinero. Le vent fait bouger le drapeau colombien que Barbosa avait jeté sur ses épaules pour la céré-monie. Il rit malicieusement et jette un coup d’œil en arrière, là où l’histoire colombienne s’est écrite aujourd’hui.

Samina Yasmin Stämpfli, journaliste