Le 2 août 2017, le bateau le Iuventa était saisi à Lampedusa par les autorités italiennes. La raison annoncée de cette mesure était d’empêcher des «délits potentiels». Bien que toutes nos opérations aient été menées dans le respect du droit maritime et coordonnées par le MRCC italien (Maritime Rescue Coordination Center, sous l’égide des garde-côtes ita- liens), il s’est avéré que, depuis fin 2016, le Iuventa et son équipage faisaient déjà l’objet d’une instruction judiciaire.
L’enquête qui a permis la saisie a été motivée par le témoignage oculaire de deux employés de la sécurité d’un bateau appartenant à une autre ONG. Ces informateurs sont connus pour leurs liens avec le mouvement identitaire et avec le parti de la Lega. Le témoignage de prétendues «anomalies» lors de nos opérations a donc été transmis directement à l’AISE, (la Direction générale de la sécurité extérieure italienne). Bien que les témoignages se composent essentiellement des opinions personnelles des témoins qui se répètent très souvent, ils ont suffi pour légitimer l’ouverture d’une enquête et la surveillance de nos activités. Dans un deuxième temps, un agent infiltré a été placé dans ce même bateau afin de rassembler de potentielles preuves pour étayer la mise en accusation.
En fin de compte nous ne pouvons que constater que les «preuves» de cette enquête sont sans fondement. Le chef d’inculpation s’appuie sur des témoignages mensongers et absurdes, il omet d’importantes informations sur le contexte et les preuves réelles manquent. Au contraire, l’enquête s’appuie sur des avis personnels et subjectifs et non sur des faits avérés. Ainsi, les conclusions de l’enquête sont souvent contradictoires ou purement et simplement fausses. Le matériau rassemblé par ces témoins n’a pas seulement servi de base à la saisie du bateau, mais également à la mise en place d’une narration: l’équipage du Iuventa travaillerait main dans la main avec les passeurs et le crime organisé. Les soi-disant «preuves» ont été livrées à la presse avant même la saisie du bateau afin de monter une campagne de dénigrement contre le Iuventa et toutes les autres ONG de recherche et et sauvetage (SAR). La saisie a permis un coup de pub: le cas du Iuventa a été médiatiquement politisé et les accusations sans fondement ont alors alimenté un grand débat public à notre encontre. Ce procès-spectacle a mis nos soutiens sous pression, notre travail a été mis en doute et a conduit à une généralisation des attaques contre la réputation des ONG impliquées dans la recherche et sauvetage en mer. Nous répétons ici nos prises de position contre ces fausses accusations.
Nous n’avons jamais travaillé, sous quelque forme que ce soit, avec des trafiquants d’êtres humains. Et nous condamnons fermement leurs agissements sans scrupules: la mise en danger et la mort de personnes dans le but de se faire de l’argent sur des cadavres. (...) On ne peut que constater que le but principal de la saisie du bateau et de ces fausses allégations est en réalité la criminalisation de toutes les ONG-SAR de la Méditerranée. Ces événements rappellent un cas similaire: en 2004, après avoir sauvé 37 personnes, un bateau de l’ONG Cap Anamur avait été saisi et une partie de son équipage arrêté. Cinq jours plus tard, tous les chefs d’accusations avaient été retirés pour manque de preuves. Pourtant, l’image de l’ONG cap Anamur en est sortie salie et l’idée que les ONG fricotent avec les passeurs a été semée.
L’enquête pénale
En Italie, des enquêtes concernant 24 membres d’équipages de recherche et sauvetage ont été ouvertes sous l’accusation d’aide et de soutien à des réseaux de passeurs. Dix d’entre eux sont du Iuventa. La saisie du Iuventa en août 2017 s’inscrit dans la déjà ancienne guerre que les médias mènent contre les ONG, mais aussi dans le contexte de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie dont elles sont la pierre angulaire. La notification des enquêtes administratives a eu lieu en août 2018, juste après l’accession au pouvoir des partis d’extrême droite et leur décision de fermer les ports italiens aux bateaux qui mettent en œuvre le sauvetage des migrant·es. Au mépris du droit international, le nouveau ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini du parti d’extrême droite de la Lega, a réitéré sa volonté de saisir les bateaux de sauvetage des ONG et a encouragé les poursuites à l’encontre des équipages.
«Si l’on doit se justifier devant une cour du fait d’avoir sauvé des vies d’hommes, de femmes et d’enfants, l’Europe a, politiquement et moralement, touché le fond. S’il s’avérait que le fait de sauver des vies devienne un crime, alors je suis du bon côté de la barre.» Kathrin Schmidt, chef de mission sur le Iuventa. Entre juillet 2016 et août 2017, période sur laquelle porte l’enquête, nous avons sauvé et aidé plus de 14.000 personnes en perdition. Aujourd’hui nous risquons jusqu’à 20 ans de prison. Nous n’acceptons pas que, loin des yeux de toutes et tous, des personnes disparaissent dans le charnier qu’est devenue la Méditerranée. Pour plus de dix mille personnes, nous avons été des témoins, des reporters et un port sûr où s’arrêter. Toutes les personnes dans la ligne de mire du procureur étaient directement impliquées dans les sauvetages en mer, ou avaient participé à la coordination de ces opérations de sauvetage. Ces opérations ont toujours été autorisées et coordonnées par le MRCC de Rome. L’équipage du Iuventa travaille depuis toujours en plus stricte conformité avec les Droits Maritime et International. Le parquet tente de passer aussi bien par-dessus le droit international que par-dessus la Convention de Genève en s’appuyant sur la loi italienne Anti-Mafia.
Un marathon
Ce qui nous attend est un marathon, et non un sprint. Nous estimons que les actions en justice vont durer de trois à quatre ans et que les frais de justice s’élèveront à près de 500.000 euros. Nous, les forces solidaires, sommes la dernière brèche dans les murs de la forteresse Europe. Notre seule présence représente manifestement un danger qu’il faut éliminer. L’année 2018 a vu des volontaires à Lesbos, des pêcheurs tunisiens, des maires·ses italien·nes, des paysan·nes français·es, des prêtres érythréens et 24 membres d’équipage de quatre ONG accusé·es de trafic illicite de migrant·es. Selon l’Institute of Race Relations, entre 2015 et 2017, sur 45 cas, 24 personnes ont été inculpées comme passeurs alors qu’elles avaient agi par solidarité. L’injustice fondamentale présentée ici n’est pas seulement la criminalisation d’Européen·nes privilégié·es et de leurs ONG. Bien plus important est le fait que nous parlons au nom de ceux et celles qui sont dépouillé·es de leurs droits humains, qui quotidiennement, alors qu’ils et elles sont à la recherche d’un refuge, tentent d’atteindre l’Europe et y trouvent la mort. Il ne nous appartient pas d’interroger les raisons de leur recherche d’un refuge alors que leur vie est en danger. Il a été et reste de notre responsabilité de sauver des vies humaines, chaque fois que c’est possible, proposer un refuge quand c’est nécessaire et, aller à la rencontre de toutes et tous avec la dignité et la considération inscrites dans les droits humains.
Des membres de l’équipage du Iuventa