Le mois dernier(1), Domenico Lucano, ex-Maire de Riace, recevait à la mairie de Marseille la médaille d’honneur de la ville et, à cette occasion, nous faisait part de son étonnement et de son amertume: tandis qu’il est considéré comme une sorte de héros de ce côté des Alpes (et dans le reste du monde), dans son propre pays, il est traité comme un malfaiteur.
Il y a quelques jours, j’ai rencontré une observatrice du procès pour lui demander des nouvelles sur le déroulement des vicissitudes judiciaires qui concernent Riace et, pendant cet entretien(2), j’ai pu mieux cerner la portée de l’affirmation de Lucano.
Tout d’abord, pour rappel, le jugement rendu en première instance condamnait Domenico Lucano à 13 ans et deux mois de prison, soit quasiment le double de la peine requise par le procureur, qui était de 7 ans. Un fait vraiment hors du commun. Collectivement, les inculpé·es de Riace ont été condamné·es à plus de 80 ans de prison et plus d’un million d’euros à rembourser, en plus de l’interdiction d’occuper des fonctions publiques pour les prochains 5 ans. Une peine totalement démesurée qui a suscité l’indignation de l’opinion publique, non seulement italienne, mais mondiale. Une opinion publique constituée entre autres de personnes très averties, telles que juristes, avocats et magistrats, qui ont signé un document au nom de plus de 150 professeur·es de droit, exprimant leur stupéfaction et leur désaccord face à ce jugement et au procès en général, défini même par certain·es de «procès insultant».
Dans les 900 pages de motivations de la décision de justice, publiées 3 mois après la sentence, on découvre en effet un déploiement incroyable de jugements moraux, totalement infondés, sur la personne de Lucano, comme si on voulait l’identifier avec les faits dont il était accusé et surtout comme si les juges voyaient l’inculpé, non pas comme une personne, mais comme un ennemi. En gros, «au lieu de juger les faits, on a jugé l’homme», ce qui est un fait très grave dans une procédure judiciaire. Dans ces 900 pages, farcies de considérations insultantes, on va jusqu’à affirmer que Lucano faisait semblant d’être indigent pour être plus crédible, que ses idéaux étaient faux, que son seul but était de satisfaire son ambition politique démesurée et j’en passe. Tout cela sans mentionner le fait qu’aucun fond illicite, attestant d’un quelconque intérêt privé, n’a été découvert, et sans tenir compte du fait que, pendant le procès, Domenico Lucano a refusé de se présenter aux élections européennes, alors qu’on le lui avait proposé, ce qui lui aurait apporté argent et immunité. Domenico Lucano voulait rester dans sa ville de Riace et continuer à accueillir, à faire vivre son rêve, son utopie. Quel homme horrible…
Mais revenons à ces jours-ci. Le procès en appel avait débuté en mai dernier, avec une rapidité déroutante, peut-être même inquiétante, quand on connaît la lenteur habituelle de la justice italienne. Le 30 novembre s’est déroulée la quatrième session, mais c’est au cours de la séance du mois d’octobre que l’on avait pu assister au réquisitoire des procureurs qui, en ayant réexaminé les faits et les nouvelles preuves fournies par la défense, confirment encore une fois l’accusation «d’association de malfaiteurs», la plus grave de toutes. En effet, à leurs yeux, les délits commis à Riace nécessitaient une synergie qui n’aurait été possible que dans le cadre d’une organisation méthodique et très bien préparée en amont. Un concept qui, pour ceux et celles qui comme moi connaissent Riace et son joyeux chaos méditerranéen, fait vraiment sourire.
Lors du procès en appel, les peines prononcées lors du premier jugement ont été rognées par-ci, par-là. En ce qui concerne Lucano, sa peine est passée de 13 ans et deux mois à 10 ans et 5 mois ce qui, en gros, correspond à la moyenne entre ce qui était requis par le procureur (7 ans) et le jugement du tribunal. Comme si la justice était un boulier!
Le 30 novembre, les défenses ont commencé à plaider. D’abord pour les inculpé·es accusé·es de délits mineurs et puis, en dernier, lors des sessions à venir, ce sera la défense de Lucano qui prendra la parole. Le jugement en appel est prévu pour février/mars 2023.
Évidemment, il est très difficile de rester optimiste sur l’issue du procès, compte-tenu du contexte politique italien, avec son nouveau gouvernement d’extrême droite. La criminalisation et la fermeture sont tristement à l’ordre du jour, avec des effets qui dépassent le cadre italien et qui sont connus de la presse internationale. La politique italienne d’aujourd’hui, impuissante sur tous les fronts de la crise, économique, énergétique, sanitaire etc… vise plus que jamais à faire de la migration le bouc émissaire de tous les maux qui affligent le pays et de la lutte contre «cette plaie» leur cheval de bataille. Matteo Salvini a été nommé ministre des Infrastructures (et donc des ports), et de ce poste, il vomit ses propos racistes en jouant, sur le dos des désespéré·es, au capitaine de toutes les mers.
Domenico Lucano était son ennemi juré, on le sait. Au lieu de la haine et des barrières, il avait su imaginer et construire dans son village un accueil simple et socialement intéressant, basé sur la solidarité. L’idée criminelle d’un bandit qu’il faut emprisonner, non sans avoir au préalable dé-truit son image aux yeux du monde.
Faudra-t-il attendre la Cour Suprême, lors de la Cassation, pour espérer entendre parler de justice?
Barbara Vecchio, FCE - France
- Voir Archipel No320, décembre 2022, «Et Riace?».
- À écouter sur Radio Zinzine: http://www.zinzine.domainepublic.net/?ref=7696