Le contraste ne pourrait guère être plus grand entre Paranesti et Athènes, les lieux d’ouverture et de clôture de notre récent voyage en Grèce. Des vastes pentes boisées des Rhodopes le long de la frontière bulgare à la population clairsemée, région oubliée par les guides touristiques, à la métropole sans fin, tapissant ses multiples collines d’interminables immeubles, quasiment sans verdure mais grouillant de voitures, de touristes, de motos…
Le but principal de notre trop court séjour de dix jours était de nouveau le Festival semences de Peliti1. Pour la troisième fois, nous avons été émerveillé-e-s par l’énergie et l’enthousiasme de ce réseau qui s’étend de plus en plus, réunissant 18 groupes locaux et même une antenne en Bulgarie. La principale nouveauté est la construction d’une maison de semences sur le terrain de Peliti à Paranesti. Le bâtiment en pierre est terminé, mais ce chantier a laissé Peliti fortement endetté et ils ont lancé un appel à soutien international.
Avant le festival, nous nous sommes réuni-e-s pendant deux jours avec les groupes locaux et les invités internationaux issus d’une vingtaine de pays, dont plusieurs Bulgares, et plusieurs défenseur-euse-s des semences libres venus de continents lointains: Vandana Shiva et sa collègue Ruchi Shroff de Navdanya (Inde), Hugo Blanco (Pérou), du Brésil, de la Tanzanie… Blanche Magarinos-Rey, l’avocate de Kokopelli, et Iga Niznik d’Arche Noah (Autriche) ont animé un atelier sur les législations européennes.
Parmi les rencontres les plus marquantes cette année: Julia Bar-Tal du collectif Bienenwerder près de Berlin, ainsi que Ferdi et Zoé Beau, frère et sœur français, qui se sont engagés dans une action impressionnante dont le but est d’amener en Syrie et aux réfugiés syriens des semences et du savoir-faire sur l’autonomie alimentaire (voir l’article page 3). Peliti apporte un grand soutien à cet élan de solidarité, en donnant beaucoup de semences. Vassilis, du groupe de Peliti d’Athènes, a mené une formation à diverses techniques de maraîchage sur la frontière turco-syrienne et Peliti a décidé de créer des jardins spécifiquement destinés aux semences pour la Syrie.
Contre la mine d’or
Le festival de Peliti est toujours l’occasion de rencontrer des gens engagés dans différentes luttes en Grèce. Nous avons notamment retrouvé une délégation de femmes venue de la Chalcidique, une région à l’est de Thessalonique où elles participent à une lutte très dure contre l’immense mine d’or à ciel ouvert prévue par l’entreprise canadienne Eldorado Gold. Après le festival nous avons passé trois jours à Halkidiki (le nom en grec) et sommes montés avec nos amies voir l’abominable trou qui a déjà été creusé dans cette montagne. Si les opposants n’arrivent pas à stopper la mine, elle fera 700 mètres de large et environ 800 mètres de profondeur et aura des conséquences néfastes pour la magnifique forêt de Skouries, pour les nappes phréatiques, pour les villages avoisinants et pour les activités traditionnelles de la région (tourisme, agriculture, pêche…). Une retenue pour le stockage des déchets remplis de cyanure (nécessaire à l’extraction de l’or) est prévue dans un ravin profond, derrière un barrage de 140 mètres de haut, dans une région sismique… Si la catastrophe arrivait, ce mélange toxique descendrait sur le village d’Ierissos, bastion de la contestation. Un autre village, Megali Panagia, avec ses 3.000 habitants sera menacé d’évacuation, car il est le plus proche de la zone où il y aura 6.000 explosions par jour!
Avant les élections, Syriza s’était engagé à annuler l’autorisation, mais ce n’est pas encore fait, bien que le permis pour l’électricité du chantier ait été récemment retiré. Ce voyage était l’occasion de tenter de comprendre l’impact de l’arrivée de ce parti classé à l’extrême gauche au gouvernement, et «pas au pouvoir» comme l’a précisé l’une des femmes de Halkidiki, car il est très loin de maîtriser la situation et de pouvoir développer sereinement sa politique. Certains expliquent que les négociateurs de Syriza ont dû s’engager auprès de la troïka (transformée en Groupe de Bruxelles), à ce que le gouvernement grec n’entreprenne pas de «mesures unilatérales». Ce qui pourrait inclure beaucoup de choses, dont la décision d’annuler l’autorisation de cette mine.
Il est vrai que lors d’une récente manifestation à Athènes la police était beaucoup moins présente. Ce n’était par contre pas le cas lors d’une autre manifestation en avril devant les grilles qui protègent le chantier. Répression policière et gaz lacrymogène, comme d’habitude.
Syriza et le Groupe de Bruxelles
Lors de nos deux jours à Athènes, nous avons poursuivi nos questionnements grâce à plusieurs rencontres. Iphigenei Kamtsidou est professeur de droit constitutionnel à l’université de Thessalonique et vient d’être nommée présidente du Centre national de la Fonction publique et du gouvernement local à Athènes. Il y a deux ans, elle nous avait déjà expliqué à quel point les décisions et les agissements de la Troïka avec leurs «Memoranda» étaient anticonstitutionnels et contraires au droit européen2. Elle reste très sévère envers Bruxelles.
«Pour faire respecter les choix du peuple grec, il faut donner la possibilité au gouvernement de formuler ses propres propositions. Si on lui demande de reprendre les propositions du Groupe de Bruxelles, cela veut dire que l’on ne prend nullement en considération les directives que le peuple grec a données par les élections de janvier. Si l’on veut que la Grèce reste dans l’Union comme un Etat membre sur un pied d’égalité, il faut discuter, il faut ouvrir un dialogue avec le gouvernement. Un dialogue ne peut être sincère que si chaque partie peut faire avancer certaines de ses options et de ses choix stratégiques.
Etant donné que le Groupe de Bruxelles n’accepte pratiquement aucune proposition d’Athènes, la pression exercée sur le Premier ministre et son équipe est monstrueuse. Pratiquement on lui demande d’adopter la politique qui a été désavouée par le peuple lors des élections. (…) Je me demande pourquoi nos partenaires européens n’avaient pas demandé de résultats chiffrés aux gouvernements précédents dans le domaine de la lutte contre la corruption, sur la politique fiscale, du financement des dépenses publiques, pourquoi ses demandes n’ont pas été aussi sévères que celles envers le gouvernement Tsipras.»
Le gouvernement a eu de très mauvaises surprises, des trous dans la caisse, des montagnes de problèmes inattendus. «C’est la première fois depuis la fondation de l’Etat grec qu’il n’y a pas eu de passation de pouvoirs. M. Samaras a quitté le siège du Premier ministre et il a laissé son directeur de cabinet donner les dossiers à M. Tsipras. C’est pas mal de surprises que les ministres ont découvertes. Par exemple, des privatisations qui concernent le domaine public dans le sens le plus strict du terme. Les bâtiments mêmes où siège le ministère de la Justice ont été vendus. On paie un loyer pour y rester. 28 tribunaux partout dans le pays ont été privatisés et l’Etat paie un loyer tellement élevé que dans 10 à 20 ans les nouveaux propriétaires auront recueilli la somme dépensée pour les acheter.
D’un côté, la Commission et le Conseil nous demandent de respecter les engagements de la Grèce en tant que pays, et de l’autre côté les mêmes organes acceptent qu’un pays membre soit exilé du droit européen. Il y a là une contradiction inhérente qui détermine la relation entre le pays et l’Union européenne et il me semble que c’est une des causes pour lesquelles Syriza n’a pas pu tenir certaines promesses données.»
Un espoir pour les migrant-e-s
Autre rencontre, Yannis Androulidakis est journaliste dans une radio proche de Syriza, mais fait partie du milieu anarchiste et libertaire dans le quartier d’Exarchia. Il est très engagé auprès des migrant-e-s pour défendre leurs droits et dans la lutte antiraciste et antifasciste. Il a fortement dénoncé la politique des gouvernements grecs précédents envers les réfugié-e-s et les migrant-e-s, ainsi que l’Union européenne qui impose une politique très fermée et répressive. Il voit un certain espoir dans la nomination comme ministre adjointe à la Politique migratoire d’Anastasia Christodoulopoulou, une avocate active de longue date auprès des migrant-e-s qu’il considère comme «une camarade» avec laquelle il a mené des luttes.
Elle a déjà annoncé sa détermination de fermer les pires centres de rétention et de régulariser les enfants de migrant-e-s nés en Grèce, pour commencer, mais Yannis craint qu’elle n’ait pas les mains libres face au ministre responsable de la Police. «Moi je dis qu’il ne faut jamais attendre qu’un gouvernement agisse pour les droits sociaux. Il faut être dans la rue pour mettre la pression au gouvernement. J’accepte que dans Syriza, il y ait une qualité de gens différent-e-s que ceux de la Nouvelle Démocratie [parti de droite d’Antonis Samaras qui a dirigé le gouvernement précédent]. Dans le gouvernement actuel, il y a des gens qui ont été présents dans les luttes sociales et pour les droits, mais dans ce même gouvernement il y en a d’autres qui nient la nécessité de réformer les conditions inhumaines qui existent pour les immigrés. Donc il faut rester dans la rue et mettre la pression.»
Yannis nous a raconté que le mouvement anarchiste et autonome a récemment marqué des points contre les «fascistes d’Aube Dorée», ayant réussi à les déloger de plusieurs zones où ils s’étaient installés. Selon lui, entre 30% et 40% des policiers, des soldats et des garde-frontières ont voté pour Aube Dorée.
Nous avons aussi rencontré Alex, surnommé l’officieux «maire du village d’Exarchia». «C’est trop tôt pour juger ce qui a vraiment changé car Syriza n’est au pouvoir que depuis trois mois. Mais je sens que les électeurs de Syriza qui viennent des mouvements sociaux, qui ont mené des luttes et continuent à le faire, expriment le plus de critiques. Il y a une tendance à se demander ce qu’ils fabriquent, ils disent une chose mais en font une autre, car Syriza essaie de satisfaire tout le monde, la gauche et la droite, mais en faisant cela, s’ils renient leur idéologie, cela va les détruire de l’intérieur.
Liens villes-campagnes
Nous l’avons interrogé sur les liens villes-campagnes: «je pense que cela existait avant la crise actuelle. Avec la crise, le phénomène s’est renforcé, et les gens qui retournent à des terres qui appartiennent à leur famille ou que quelqu’un leur donne ou prête, ces gens font partie d’un mouvement beaucoup plus large. Parfois il faut juste lancer une petite initiative et créer des connexions entre les gens. Par exemple ici, sur la place d’Exarchia, nous avons organisé pendant deux ans un marché ouvert qui a réuni des paysans et des gens qui transforment les produits. Un jour un agriculteur d’un petit village de Corinthe est venu à Exarchia, c’était la première fois. Il ne connaissait Exarchia que par la télévision, un lieu de chaos, de violence, de cocktails Molotov. Il a participé au marché, et puis il a visité le parc que nous y avons créé et Vassilis lui a donné des semences d’une variété que son père cultivait, mais qu’il n’avait plus vue depuis. Il est venu à notre centre social dans un bâtiment occupé pour un débat sur l’agriculture et les énergies renouvelables. A un moment donné, il demande ‘c’est un squat ici? Et le parc aussi est occupé? Et vous êtes tous des anarchistes?’ Pas tous, mais nous faisons tous partie du mouvement. ‘Pourquoi ils ne parlent pas de tout ça à la télévision?’ Et puis il est parti. Il est rentré au village où il a parlé aux autres paysans qui sont devenus enthousiastes. Il nous a appelé et nous a demandé de venir au village expliquer ce qu’est une assemblée horizontale, l’auto-organisation. Et puis ils nous ont proposé un terrain. Pour moi, c’était le meilleur moment!
Les choses se passent ainsi plus souvent maintenant en Grèce parce qu’il y a beaucoup de gens dans le mouvement qui sont partis à la campagne et ils ont de bons contacts avec les grandes villes. Nous devons renforcer encore plus ce réseau. Pour moi il ne suffit pas de créer un autre style de vie et laisser l’Etat agir comme aujourd’hui. Il faudrait créer quelque chose de très solide dans tous les aspects pour montrer qu’un nouveau monde est possible, pas seulement une partie du monde, mais tout, pour arriver, un jour, à une vie autonome, à une auto-organisation.»
On peut dire que toutes les personnes que nous avons rencontrées saluent un changement d’ambiance, une fenêtre qui a été ouverte et qui apporte de l’air frais, mais la déception commence à se faire sentir, et ce n’est pas le moment de relâcher la lutte.
Voir les articles suivants: «A la découverte d’une autre Grèce (Archipel No 206, juillet 2012)», «Rencontre internationale sur les semences» (No 207, septembre 2012)», «Résistance dans le laboratoire grec» (No 216, juin 2013), «Open Seeds» (No 228, juillet 2014).
«La tyrannie de la Troïka», émission de Radio Zinzine à écouter ou télécharger sur <www.radiozinzine.org>. Vous trouverez sur le site également plusieurs autres émissions sur la Grèce, réalisées suite à nos différents voyages en notant «Grèce» dans le moteur de recherche.