QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Une histoire critique de la biologie

de Bertrand Louart* (Radio Zinzine - mai 2013), 15 juin 2013, publié à Archipel 216

André Pichot est chercheur en histoire et philosophie des sciences au CNRS à l’université de Nancy. En 2011, il a publié un imposant ouvrage1 qui semble clore une analyse très critique de la biologie moderne. Je propose de faire ici une rétrospective sur une œuvre atypique. (1ère partie) Depuis les années 1990, André Pichot a écrit une douzaine d’ouvrages sur l’histoire des sciences2 et plus particulièrement sur l’histoire de la biologie, son domaine de prédilection.
Mais l’histoire qu’il nous raconte n’est pas celle d’un long fleuve tranquille menant aussi paisiblement qu’inéluctablement au triomphe des théories actuelles sur le vivant. Au contraire, c’est une histoire aussi surprenante que complexe, pleine de fourvoiements et d’impasses, de renversements inattendus et de réorientations impromptues. Une histoire encombrée de mythes, de légendes et d’idées fausses, de fraudes et d’affaires louches, avec en prime quelques monceaux de cadavres cachés dans les placards… C’est surtout le récit du triomphe, envers et contre toutes les évidences du contraire, d’une conception fondamentalement erronée: celle de l’être vivant comme machine.
Autrement dit, Pichot retrace une histoire de la biologie qui est avant tout critique. Ce point de vue original repose d’une part sur une solide documentation, un retour vers les textes originels qui permet de démonter les nombreux mythes et légendes qui encombrent cette histoire, et d’autre part sur une «théorie de la biologie», une théorie sur ce qu’est un être vivant, aux antipodes de l’être vivant comme machine et qui constitue en quelque sorte la pierre de touche qui lui permet d’analyser de manière critique l’ensemble de cette histoire.
Dès l’introduction de son premier ouvrage historique sur la biologie, il plante le décor:
«Bien qu’elle nous touche de près, la notion de vie n’a jamais été clairement définie, ni dans l’histoire des sciences ni dans celle de la philosophie. Sans doute parce qu’elle est difficile à saisir. D’elle on pourrait dire ce que Saint Augustin disait du temps: ‘Qu’est-ce donc que la vie? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus.’ (...) Si la notion de vie est difficile à cerner, et n’a jamais été très clairement définie, pourquoi (et comment) en faire l’histoire? Un concept non défini aurait-il non seulement une existence mais aussi une histoire? (...) Contrairement à l’histoire des mathématiques, de la physique ou même de la chimie, l’histoire de la biologie ne se présente jamais comme un développement, mais plutôt comme une accumulation d’hypothèses, d’anecdotes expérimentales et, parfois, de découvertes. Le plus souvent, d’ailleurs, ces découvertes semblent avoir été faites au hasard car, à leur époque, elles entraient dans le cadre de théories qui n’avaient rien à voir avec celles où nous les interprétons aujourd’hui.»3
En effet, plus de deux siècles après son invention par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) en France et Gottfried Reinhold Treviranus (1776-1837) en Allemagne (aux alentours de 1802), la biologie – la science qui étudie les êtres vivants – n’a toujours pas de définition de son «objet». C’est en partie cette absence de définition claire, précise et unanime chez les scientifiques qui explique la succession plus ou moins chaotique des théories. Et c’est surtout la difficulté à en élaborer une – toujours repoussée, jamais affrontée – qui explique le triomphe, par défaut et faute de mieux, de la conception de l’être vivant comme machine.

La vie n’existe pas!

Aujourd’hui, c’est le courant que l’on peut qualifier de «cybernétique» (quoiqu’il ne revendique pas cette appellation) qui occupe le haut du pavé en biologie. L’être vivant est conçu comme une sorte d’usine biochimique dirigée par un programme génétique dont la finalité est de dupliquer et propager son information génétique. Depuis un moment déjà, cette mouvance prétendait d’ailleurs que «la vie n’existe pas» – ce qui, il faut l’avouer, est une manière astucieuse et élégante de résoudre le problème de la définition du vivant.
Le premier à soutenir une telle position a probablement été le biochimiste hongrois Albert Szent-Györgyi (1893-1986), découvreur de la vitamine C et prix Nobel de médecine en 1937. Dans un ouvrage traitant de La nature de la vie, il n’a pas hésité à écrire: «La vie en tant que telle n’existe pas, personne ne l’a jamais vue… Le nom de ‘vie’ n’a pas de sens, car une telle chose n’existe pas.»4 En voilà un qui ne devait pas souvent lever les yeux de sa paillasse de laboratoire!
En 1970, le biologiste François Jacob (1920-2013) renchérissait: «On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s’efforce seulement d’analyser les systèmes vivants, leur structure, leur fonctionnement, leur histoire (...). C’est aux algorithmes du monde vivant que s’intéresse aujourd’hui la biologie.»5
Plus proche de nous encore, Henri Atlan, prolonge ces déclarations:
«L’objet de la biologie est physico-chimique. A partir du moment où on fait de la biochimie et de la biophysique, et où on comprend les mécanismes physico-chimiques qui rendent compte des propriétés des êtres vivants, alors la vie s’évanouit! Aujourd’hui, un biologiste moléculaire n’a pas à utiliser, pour son travail, le mot ‘vie’. Cela s’explique historiquement: il s’occupe d’une chimie qui existe dans la nature, dans un certain nombre de systèmes physico-chimiques particuliers, aux propriétés spécifiques, et appelés animaux ou plantes, c’est tout!»
«Quand je dis: ‘la vie n’existe pas’, je suis bien conscient que je vais continuer à parler de ma vie et de ma mort ou de la vie et de la mort de quelqu’un d’autre comme de réalités. Je sais bien que la vie existe! Mais ce n’est pas alors avec le même sens que l’objet de la recherche biologique. La vie, comme objet de recherches scientifiques, n’existe pas, mais bien évidemment la vie comme expérience intérieure et réalité sociale, dont l’opposé est la mort, existe! Ce qui a disparu, c’est la distinction entre la vie comme objet de recherche et l’inanimé, l’inerte.»6
En somme, la vie biologique ne serait qu’une illusion de nos sens, une «expérience intérieure» et une «construction sociale» sans réalité propre. Reste à savoir d’où viendrait ce sentiment de nous sentir vivants, si sa racine biologique n’existe pas…
Atlan, qui est certainement le biologiste le plus intelligent appartenant à ce courant cybernétique, dans son dernier ouvrage déclare toujours chercher à «expliquer la vie sans la Vie»7, c’est-à-dire sans avoir recours à ce qui serait, selon lui, l’entité mystérieuse, incommensurable et inconnaissable que serait la Vie. Il prétend s’opposer ici au courant vitaliste8 en biologie, qui considérait que les êtres vivants étaient animés par une «force vitale», une force spéciale mystérieuse et spécifique aux seuls êtres vivants. Mais en réalité, depuis le début du 20ème siècle, plus personne ne soutient de telles idées en biologie.
Il n’en reste pas moins que si reconnaître que la vie existe et que les êtres vivants sont différents des objets inanimés et des machines n’est pas «scientifique», alors c’est peut-être bien la méthode des sciences qui est inadaptée pour l’étude de ces étranges objets de la biologie que sont les êtres vivants…

La matière des êtres vivants

Pichot dénonce l’erreur des scientifiques qui prétendent que «la vie n’existe pas»: en fait, la biologie moléculaire n’étudie pas les êtres vivants en tant que tels, mais seulement la matière des êtres vivants. Cette matière, constituée de molécules (protéines, enzymes, ARN, ADN, etc.), n’est en effet pas vivante en elle-même, elle n’est pas animée par une «force vitale», elle est semblable à celle des objets inanimés – quoique de nombreuses macromolécules soient propres aux seuls êtres vivants. C’est au-delà de l’échelle moléculaire que se situe la vie, dans l’organisation dynamique des cycles biochimiques du métabolisme cellulaire pris en son ensemble…
Lamarck avait déjà compris cela lorsqu’il a fondé la biologie: la vie était pour lui le produit d’une «organisation particulière de la matière spécifique aux êtres vivants», et la «force vitale» – l’activité autonome des êtres vivants que tout un chacun peut observer – était pour lui la conséquence de cette organisation et non sa cause, contrairement à ce que pensaient les vitalistes, auxquels il s’opposait.9
Pichot en vient à dire que finalement la dénomination «biologie moléculaire» est une sorte d’oxymore, car aucune molécule n’étant vivante, l’étude de la matière des êtres vivants ne peut en aucun cas déboucher sur la découverte des «secrets de la vie»; cette biologie qui n’étudie pas les êtres vivants est donc plutôt une biochimie trop présomptueuse:
«Aujourd’hui, on a l’impression que ce que vise la biologie n’est pas tant l’étude de la vie (ou des êtres vivants en ce qu’ils ont de spécifique relativement aux objets inanimés) que sa pure et simple négation, le nivellement et l’unification de l’univers par la physico-chimie. (...) Qu’on ne se méprenne pas; nous ne méconnaissons pas l’intérêt de la biochimie; ce que nous critiquons, c’est cette singulière perversion de la biologie qui consiste à lui donner pour fin la négation de son objet et, par conséquent, d’elle-même en tant que science autonome. Un réductionnisme suicidaire qui n’est pas tant imposé par les résultats de la biochimie que par la médiocre ‘philosophie spontanée’ de maints biochimistes.»10
C’est à cette médiocrité de la réflexion, à cette paresse de la pensée et aux illusions de «maîtrise du vivant» qu’elle engendre et dont se bercent complaisamment les biologistes que Pichot s’en prend tout au long de ses ouvrages. On imagine aisément que cela ne lui vaut pas que des amis…
A la suite du clonage de mammifères ou du séquençage du génome humain, il a dénoncé le fait que ces grands projets de biotechnologie, loin d’aider à mieux comprendre ce qu’est un être vivant – sans parler de l’être humain –, servaient en fait à dissimuler le vide théorique dans lequel est tombée la biologie moderne et le désarroi des biologistes devant un «objet» qui n’a eu de cesse de démentir les théories qu’ils avaient échafaudées à son propos.
«A en croire les médias, la biologie serait le dernier bastion de la révolution permanente. Il ne se passe pas un mois sans qu’on nous trompette une fabuleuse découverte susceptible d’éradiquer à jamais la misère et la faim, un bouleversement conceptuel annonciateur d’ébouriffantes perspectives thérapeutiques, à moins que ce ne soit, plus modestement, un exploit technique incongru ou photogénique, et donc riche de sens supposé. Merveilles répétitives forcément doublées d’enjeux financiers superlatifs, mais prudemment commentées au futur, temps des promesses sans garanties, et conjugaison préférée des biologistes – avec le conditionnel, qu’ils utilisent quand le morceau est un peu dur à avaler.
Devant un tel spectacle, les mauvais esprits (mauvaises langues, mais bons yeux) diront qu’une science qui connaît une révolution tous les quinze jours est une science qui tourne en rond. Et qu’une science qui ressent un tel besoin de se mettre en scène dans les médias en promettant tout et n’importe quoi est une science qui a perdu pied et se noie dans un fatras de résultats expérimentaux qu’elle est incapable d’évaluer et d’ordonner, faute d’une théorie cohérente. A y regarder de près, c’est bien le cas. Pour l’essentiel, ces prétendues révolutions ne sont que des affaissements successifs par lesquels, pan par pan, s’effondre le cadre théorique de la génétique moléculaire (et par là, celui de la biologie moderne dont la génétique est le pivot).»11

Une machine vivante?

Comment en est-on arrivé là? D’après Pichot – et c’est le point central de toute sa critique de la biologie moderne –, c’est parce que les biologistes ne se sont pas attachés à déterminer ce qui fait la spécificité des êtres vivants par rapport aux objets inanimés qu’étudient les sciences physiques, et également par rapport aux objets animés, aux machines que permettent de construire les connaissances et les «lois de la nature» que découvrent ces mêmes sciences.
La méthode des sciences a été développée par et pour la physique, l’étude des objets considérés comme inertes et morts. Or, si les êtres vivants sont des objets matériels, ils présentent aussi des propriétés que l’on n’observe pas dans un morceau de roche ou dans un processus physico-chimique comme la flamme d’une bougie par exemple, et que l’on désignait autrefois sous le terme de génération. Les êtres vivants réalisent couramment l’assimilation des éléments du milieu par la nutrition et la respiration, la régénération et le renouvellement de leurs tissus, la reproduction et le développement de l’organisme et enfin évoluent au cours du temps par acquisition d’organes diversifiés et de facultés plus éminentes.
Tous ces phénomènes ont une base physico-chimique plus ou moins bien élucidée par la biologie moderne et personne aujourd’hui parmi les scientifiques n’irait tenter de les expliquer par le recours à une «force vitale» mystérieuse et inconnaissable. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une différence considérable de nature entre les objets inanimés ou les phénomènes physico-chimiques ordinaires et les êtres vivants. Un objet inanimé, comme un morceau de roche, ou un phénomène d’auto-organisation, comme la flamme d’une bougie, sont complètement à la merci des circonstances qui les entourent; un être vivant, qui est également une forme d’auto-organisation de la matière, s’il dépend bien de certains éléments du milieu pour son existence, est aussi fortement indépendant de nombreuses circonstances: il peut les fuir ou les transformer et surtout c’est par sa propre activité qu’il se procure la nourriture.
Qu’est-ce qui distingue fondamentalement les êtres vivants des objets et des machines? Bien souvent ce qui nous permet de les reconnaître au premier coup d’œil, aussi étranges soient-ils parfois, c’est avant tout le fait qu’ils sont dotés d’une activité autonome. L’activité de la flamme de la bougie est éphémère, elle ne durera que le temps de consumer toute la cire de la bougie. Par contre, l’être vivant est capable de puiser dans l’environnement de quoi renouveler son organisation interne et donc sa propre activité; il est une auto-organisation de la matière qui est elle-même auto-catalytique, qui se génère elle-même. C’est ce qui distingue radicalement et irréductiblement les êtres vivants des machines.
Car les phénomènes de la génération sont inconnus aux machines. On n’a jamais vu une machine puiser dans son environnement de quoi se fabriquer un rouage, ou prendre un rouage à une autre machine et se l’incorporer ensuite d’elle-même dans son propre mécanisme en remplacement d’un rouage usé ou défectueux. De même, on n’a jamais vu une machine engendrer ou construire une autre machine semblable à elle-même. Ni non plus une machine capable de se transformer pour s’adapter à des circonstances nouvelles ou acquérir spontanément des fonctionnalités qu’elle ne possédait pas auparavant et qui induisent de nouveaux rapports avec son milieu. Une machine a forcément un constructeur et un pilote (fût-il un programme) qui sont nécessairement d’origine humaine. Un être vivant est engendré par un être vivant, sauf le premier d’entre eux qui a été le produit d’une auto-organisation de la matière parvenue au point où elle fut capable de se générer elle-même.
Comprendre cette spécificité des êtres vivants par comparaison avec ce qu’ils ne sont pas est une approche que l’on peut qualifier de philosophique, épistémologique ou encore théorique, mais c’est un point qui est central pour Pichot, puisque de la réponse à cette question aurait dû résulter, selon lui, une compréhension toute différente des êtres vivants: une méthode d’étude qui soit adaptée à cette spécificité et qui, par là, révèle toute l’originalité de la logique du vivant.
Or, il n’en a rien été: les biologistes ont préféré s’obstiner à appliquer aux êtres vivants la logique de l’ingénieur, du constructeur de machines.

  1. A. Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, éd. Quae, 2011; env. 1200 pages.
  2. Les premiers: La naissance de la science, vol. 1 - Mésopotamie, Egypte, vol. 2 - Grèce présocratique, éd. Gallimard, coll. Folio/Essai No154 et 155, 1991.
  3. A. Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard, coll. TEL, 1993; env. 1000 pages et autant de citations.
  4. Cité par Henri Atlan, Question de vie, entre le savoir et l’opinion, éd. du Seuil, 1994, p. 43.
  5. François Jacob, La logique du vivant, éd. Gallimard, 1970.
  6. H. Atlan, Question de vie, entre le savoir et l’opinion, p. 43-44 et p. 48-49.
  7. H. Atlan, Le vivant post-génomique, ou qu’est-ce que l’auto-organisation, éd. Odile Jacob, 2011, p. 284.
  8. Sur l’histoire du vitalisme, bien différente de ce que les biologistes en disent habituellement, voir Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, présentation et notes d’A. Pichot, éd. Flammarion, coll. GF, 1994.
  9. A. Pichot, Histoire de la notion de vie, chapitre «Lamarck et la biologie», éd. Gallimard, coll. TEL, 1993.
  10. A. Pichot, Histoire de la notion de vie, chapitre de conclusion «la notion de vie aujourd’hui».
  11. A. Pichot, Mémoire pour rectifier les jugements du public sur la révolution biologique, revue Esprit, août-septembre 2003. A noter que Pichot a été un des rares chercheurs à avoir témoigné en faveur de René Riesel, inculpé avec José Bové pour destruction d’expérimentation OGM dans les locaux du CIRAD (Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement) au tribunal de Montpellier en février 2001; René Riesel, Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD le 5 juin 1999, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2001.

* Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127, rue Amelot, F-75011 Paris.