FRANCE : Dans la jungle ou dans le zoo...*

de Contre-info en Cévennes*, 2 mai 2010, publié à Archipel 177

Irfan, migrant d’origine pachtoune, à Calais, râle: «Pourquoi la France, qui ne veut pas nous garder, nous empêche-t-elle aussi de partir?» (...) «Personne ne veut de nous en Europe. Mais chaque pays qui nous rejette ne veut pas non plus que nous le quittions. Je n’y comprends rien.» Il cite la Grèce et l’Italie, où, comme ici, il lui était à la fois interdit de rester et de partir. Il finit par lâcher qu’il a «l’impression d’être en cage»1.

Le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, Eric Besson, annonce, le 16 septembre 2009, l’imminence de l’expulsion de la «jungle» de Calais, campement habité essentiellement par des Pachtounes (qui viennent d’Afghanistan).

De «Jungle» en jungles

Besson précise que «depuis 6 mois, un campement ou un squat est fermé chaque semaine» autour de Calais, comme il l’a demandé au Préfet. De nombreuses personnes partent de la «jungle» (où les associatifs comptaient près de 1.200 personnes quelques semaines plus tôt), essayant de se disperser de-ci de-là, de fuir en Belgique ou aux Pays-Bas, ou bien de traverser vers l’Angleterre, grâce à un gouvernement qui semble avoir «fermé les yeux» sur les passages clandestins de la frontière pour vider la «jungle» avant de la «nettoyer»2. Le 22 septembre, 500 flics débarquent à 7h30, encerclent les lieux et arrêtent 276 personnes. La plupart étaient rassemblées autour de quelques banderoles exprimant leur envie de rester sur place et ont tenté pendant 25 minutes de résister à l’assaut des flics avec l’aide de quelques personnes solidaires. La «jungle» est rasée à coups de bulldozers et de tronçonneuses, et deviendra, selon les communiqués ministériels, une zone d’activité économique. Pour les personnes arrêtées, passage au commissariat. 125 mineurs sont ensuite placés dans des foyers de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) à quelques centaines de kilomètres de là; certains s’en échappent presque aussitôt. Les autres, considérés comme majeurs, sont amenés dans des bus puis éparpillés dans les Centres de Rétention Administrative (CRA) de Toulouse, Rouen, Nîmes, Marseille, Mesnil-Amelot, Lyon, Metz, Vincennes et Rennes. La plupart sont jugés par des juges des libertés et de la détention (JLD), le 25 septembre. Dans toutes les juridictions, à l’exception de celle de Meaux, le juge ordonne la libération. Le parquet fait systématiquement appel. Toutes les juridictions d’appel ordonnent une nouvelle fois la libération. Mais, dans la plupart des cas, les recours des demandeurs d’asile auprès du tribunal administratif sont rejetés, et leurs arrêtés de reconduite à la frontière ne sont pas annulés.

De Calais à Kaboul, le message du pouvoir

Toutes les destructions des lieux de vie des migrants ne sont pas aussi médiatisées que celle de la «jungle». La veille, les télés annonçaient l’événement, relayé dès le lendemain dans de nombreuses colonnes de journaux et sur maintes chaînes télévisées et radios partout dans le monde. Pourquoi cet acharnement médiatico-étatique? Pourquoi ce coup d’éclat répressif alors que la traque aux migrants n’a pas besoin d’actions spectaculaires pour suivre son cours efficace...? Si le gouvernement français a sciemment expulsé la «jungle» sous l’œil des caméras, c’est pour faire passer un message fort, de Londres à Kaboul. Les personnes interpellées étaient des Afghans, pour certains des demandeurs d’asile, pour tous, des personnes fuyant un pays en guerre. S’attaquer aussi franchement aux Afghans de la «jungle», c’est limiter les possibilités de bénéficier du droit d’asile en Europe. Ce n’est pas, excuse maintes fois mise en avant, pour réprimer les filières de passeurs. Mais c’est envoyer un message à la «communauté internationale» pour que tous les prétendants au voyage sachent bien que la France et l’Europe lancent une véritable offensive contre «l’immigration clandestine». Un message fort pour dire que personne n’aura de traitement de faveur, pas même les Afghans, chez qui l’OTAN continue d’envoyer ses troupes pour contrôler le pays et ses ressources minières. C’est aussi, pour le ministre, envoyer un message à ses pairs européens, auprès de qui l’Etat français doit faire bonne figure en matière d’application de la politique commune concernant l’immigration, la France ayant été moteur de l’élaboration de cette politique. Il s’agissait de montrer au gouvernement britannique les efforts fournis à la suite de l’accord signé le 6 juillet 2009 entre Eric Besson et son homologue d’outre-Manche3. Même, comme l’a fait le ministre, quand il se justifie en assimilant le migrant à un délinquant manquant d’hygiène qui empêche la population calaisienne de dormir sur ses deux oreilles, ce n’est qu’accessoirement pour grappiller quelques bulletins auprès des sympathisants de l’extrême droite. Cela sert avant tout à développer le sentiment xénophobe dans l’ensemble de la classe des dépossédés, à accentuer les replis communautaires et identitaires pour nous faire oublier qui sont nos vrais ennemis, en agitant le spectre de l’immigré qui vient «nous» voler «notre» travail en cette période de crise. Diviser pour mieux régner. Le pouvoir envoie enfin un message fort à tous ceux qui s’organisent en France pour résister à la machine à expulser, à tous les sans papiers et les personnes qui luttent à leurs côtés, tous ceux qui sautent de joie quand le centre de rétention de Vincennes brûle ou qu’un charter est annulé; un message fort pour que tout le monde sache bien que l’Etat n’entend reculer devant rien en matière de répression des migrants, et ce, quel que soit le tollé que ça puisse provoquer. Expulser la «jungle», s’acharner ensuite en continuant de détruire d’autres abris de migrants, renvoyer par charter les réfugiés afghans directement à Kaboul, c’est affirmer une position de force sur le terrain de la guerre sociale: intimider pour mieux régner! D’un point de vue plus pragmatique, la dispersion des personnes interpellées à Calais un peu partout en France, et la traque aux migrants qui continue à Calais sont autant de moyens pour le pouvoir de tenter de saper toute tentative de lutte collective et empêcher les migrants de s’organiser.

L’expulsion ou l’asile

Eric Besson a annoncé que des retours forcés vers l’Afghanistan pourraient être organisés conjointement par la France et la Grande-Bretagne, que rien ne l’en empêchait, qu’il s’assurait juste que les conditions (lesquelles?) seraient bien réunies à l’arrivée, à Kaboul. Les expulsions d’Afghans viennent alors s’ajouter au nombre des personnes expulsées du territoire (17.350 expulsions entre le 1er janvier et le 31 juillet 2009, le quota: 28.000!). La question du charter vers un pays en guerre n’est cependant pas si simple. Les humanistes de tous bords, associatifs ou parlementaires, garants de cette France «pays des droits de l’homme» montent au créneau, multipliant rassemblements, pétitions et déclarations. Le 6 octobre 2009, à l’aéroport de Lille-Lesquin, un charter annoncé a finalement été annulé, pendant que 300 personnes se réunissaient à l’aéroport. Mi-octobre, pour la première fois depuis 2003, le gouvernement britannique a affrété un charter pour Bagdad avec 44 migrants d’origine irakienne. A son arrivée, seules 10 personnes ont accepté de descendre, les autres ont été ramenées à Londres4. Mercredi 21 octobre, un charter mixte affrété par la France et la Grande-Bretagne a quitté Roissy, direction Kaboul. Quatre des Afghans prévus dans le charter avaient été interpellés sur le territoire français. L’un d’entre eux a refusé d’embarquer: c’est le seul à ne pas avoir été expulsé...5 S’il y a encore un certain nombre d’Afghans dans les centres de rétention susceptibles d’être expulsés, sur les centaines de personnes arrêtées dans la «jungle», la plupart ont été relâchées. Certains, déboutés de leurs nombreux recours auprès des administrations, et déçus de l’accueil pourtant labellisé «France, terre d’asile», sont retournés sur le littoral de la Manche pour tenter de traverser la frontière franco-britannique, et subissent à nouveau l’acharnement policier. D’autres, comme à Marseille ou à Nîmes, continuent de se battre contre l’administration pour tenter d’obtenir l’asile en France, malgré le rejet de recours successifs, avec, pour entrave principale, les fameux accords Dublin II.

Politique européenne de l’asile

Opérationnel depuis le 15 janvier 2003, le règlement Dublin II met en place la politique commune de l’Union européenne en matière de droit d’asile. Il permet de déterminer quel Etat membre est responsable de l’examen d’une demande d’asile, sachant que désormais la demande d’asile ne peut être faite qu’une seule fois sur le territoire européen. Depuis la mise en place de Dublin II, l’Etat qui, le premier, a identifié un migrant, est celui qui est tenu d’examiner sa demande d’asile. Chaque Etat qui contrôle un migrant doit enregistrer ses empreintes digitales dans la base de données Eurodac. Ces empreintes sont envoyées sous format numérique vers l’unité centrale de la Commission européenne (au Luxembourg), où elles sont comparées automatiquement aux autres empreintes déjà enregistrées dans la base de données. Pendant 18 mois, elles ont une valeur juridique et peuvent être des pièces à charge contre les migrants. Au bout des 18 mois, le migrant peut de nouveau entamer des démarches de demande de droit d’asile, quel que soit le pays dans lequel il se trouve. Concrètement, cela signifie que la France, par exemple, peut très bien décider de renvoyer un migrant vers la Grèce, l’Italie, Malte ou Chypre, si celui-ci a déjà été contrôlé là-bas. Il est aussi fréquent que l’Etat grec, par exemple, s’il réussit à prouver que les migrants ont transité par le sol turc, les y renvoie, la Turquie elle-même ne s’empêchant pas de les expulser ensuite vers l’Irak, l’Iran ou l’Afghanistan. La Norvège, l’Islande et tous les Etats membres de l’UE, à l’exception du Danemark, participent au dispositif Eurodac. Par ailleurs, les politiques en cours évoluent vers une externalisation de l’asile. Les demandes sont désormais traitées au maximum depuis l’extérieur de l’Europe (au Maghreb par exemple) où les migrants se retrouvent enfermés.

Faire du migrant un travailleur

Au-delà des moments médiatiques forts où la répression exemplaire appuie le durcissement de la politique européenne en matière d’immigration, au-delà de la politique du chiffre de la police française qui a conduit à une inévitable augmentation des rafles, des arrestations de sans papiers, et des reconduites à la frontière, en Angleterre comme en France, le patronat a besoin d’une main-d’œuvre immigrée, qu’elle soit embauchée légalement ou non. Des secteurs entiers (agriculture, sylviculture, BTP, restauration...) ne peuvent se passer de ces ouvriers précaires. Le travail clandestin, peu coûteux, permet de maintenir une pression sur l’ensemble des salaires. Quoi qu’il en soit, les logiques de production capitalistes nécessitent l’embauche d’immigrés, qu’ils soient «clandestins» ou «choisis»6. A l’heure où ces lignes sont écrites, plus de 4.000 salariés sans papiers d’Ile-de-France, pour la plupart intérimaires, sont en grève depuis plusieurs semaines et occupent différents sites où ils sont embauchés afin de dénoncer leurs conditions de travail et d’obtenir leur régularisation. Au CRA de Lyon Saint-Exupéry, 68 migrants ont entamé le 15 octobre une grève de la faim et exigent leur libération «ici, maintenant, tout de suite!»7...

Vers des perspectives de luttes

N’oublions pas qu’une fois les caméras parties, les migrants continuent de se faire traquer, expulser, enfermer, que les charters vers Kaboul et ailleurs continuent de partir, que les centres de rétention continuent de tourner, et que pour les Afghans qui sont restés après la «jungle» pour faire leur demande d’asile en France, la galère ne fait que commencer... Expulsé, embauché illégalement ou accepté légalement sur le territoire pour un temps donné, le migrant reste de toute façon à la merci des autorités et des employeurs qui décident de son sort. Fuyant la répression, l’exploitation ou des conditions de misère, les migrants les retrouvent ici comme là-bas. Si la situation européenne n’a évidemment rien à voir avec la situation afghane, il n’en reste pas moins que la condition de quelqu’un qui ne possède que sa force de travail y est sensiblement la même, sous le joug de nos bourreaux, qu’ils soient militaires, policiers, ministres, passeurs, chefs religieux, juges, «sociaux-flics», patrons et vautours de la misère en tout genre... Revenir sur la médiatique expulsion de la «jungle» et les arrestations des Pachtouns, essayer de comprendre dans quel contexte les faits se déroulent, permet de dépasser les réflexes de charité et de compassion. Chercher à se solidariser avec des personnes qui luttent en ce moment même contre l’offensive de l’Etat n’est pas se substituer à eux, et n’est pas se contenter d’apporter un soutien individuel à des «réfugiés» dans une logique citoyenne et humanitaire. Tenter d’analyser les positions avancées par le pouvoir, de décrypter les politiques migratoires, de comprendre la situation des migrants, n’est pas crier au fascisme ou au retour de Vichy. Le fichage, les expulsions et destructions de logement, les contrôles policiers, les tribunaux, l’enfermement, l’esclavage salarial... nous sont imposés par ce système de domination et d’exploitation - que l’on soit migrant ou non - lorsque l’on est pauvre et que l’on tente de se débattre aujourd’hui dans une démocratie européenne. Si nous avons peut-être déjà les moyens de survivre, nous n’avons pas plus que les sans papiers les moyens de notre autonomie, ceux de sortir de l’exploitation. Nous ne les aurons pas davantage avec des réflexes qui nous ramènent à l’isolement de notre condition de citoyen, travailleur, consommateur atomisé ou au repli identitaire, corporatiste ou communautaire (en dissociant, par exemple, la question des Afghans demandeurs d’asile issus d’un pays en guerre, de celle de tous les autres sans papiers). Pour détruire les frontières, commençons par nous attaquer à celles qui existent entre les exploités. Plutôt que de crier au loup ou de s’apitoyer sur notre sort ou sur celui de plus miséreux que nous, créons des solidarités concrètes, créons des liens entre les luttes et intensifions-les! Et si obtenir quelques moyens de survie ou quelques droits supplémentaires n’est certes pas inutile, ce qui nous anime est la perspective d’un monde débarrassé des frontières et de l’exploitation, et du Droit qui les défend.

  1. In Les frontières assassines de l’Europe, chapitre «Calais et le nord de la France: zone d’errance, porte de l’Angleterre», par le réseau associatif Migreurop.

  2. Cf. communiqué de l’association Salam, du 19 septembre.

Extrait du Bulletin de contre-info en Cévennes No 9, consultable sur

http://contreinfo7.internetdown.org/

  1. La déclaration adoptée lors du sommet exprime l’engagement des deux gouvernements, sur le plan national, à accroître la lutte contre l’immigration irrégulière en augmentant les retours forcés et, sur le plan bilatéral, à coopérer pour faciliter les reconduites, à œuvrer pour le renforcement de la frontière (avec utilisation des nouvelles technologies) et à créer un «centre conjoint de renseignement». Le ministre a, en outre, fait des déclarations demandant un renforcement de Frontex, l’agence européenne chargée de la coordination du contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne, prémice de la police européenne des frontières.

  2. Le Times, 17 octobre 2009.

  3. A l’issue de son sommet des 29 et 30 octobre 2009 à Bruxelles, le Conseil Européen a annoncé l’organisation de charters européens pour expulser les migrants «en situation irrégulière». Ces «vols groupés» seront pris en charge par l’agence Frontex.

  4. La régularisation au cas par cas de certains migrants arrivés clandestinement étant une sorte de tri au même titre que celui effectué directement depuis le pays des «candidats qui en font la demande» au titre de «l’immigration choisie».

  5. Plus d’infos: http://rebellyon.info./

Pour en savoir plus sur les politiques migratoires:

  • «Politiques migratoires, grandes et petites manœuvres», édition carobella ex-natura.

  • Le site Internet et les nombreux documents publiés par le réseau associatif Migreurop: http://www.migreurop.org./

    • Le site de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (Ofii, ex-Anaem), institution chargée de «l’immigration choisie» (ou travail légal des immigrés), de leur retour au pays et de la lutte contre le travail illégal des immigrés:

    http://www.ofii.fr./

L’asile en France

En France, quelqu’un dont la demande d’asile est examinée (ce qui n’est pas automatique), reçoit une autorisation provisoire de séjour de trois mois. Il lui est interdit de travailler légalement. Il ne peut toucher la maigre allocation temporaire d’attente auprès d’un pôle emploi que s’il est hébergé dans un centre d’accueil des demandeurs d’asile (Cada). Les gestionnaires des Cada sont les entreprises Aftam et Adoma1 et les associations «professionnalisées» France Terre d’Asile et Forum Réfugiés2. Ces gestionnaires de la misère, entre autres collaborations avec l’Etat, renseignent une base de données qui fiche les demandeurs d’asile, les localise et enregistre leurs entrées et sorties des Cada. Les préfectures, ayant accès au système informatique, peuvent ensuite l’utiliser pour localiser les personnes ayant épuisé leurs recours juridiques, et dès lors les expulser aisément. La demande d’asile est toujours examinée individuellement et non selon la situation globale d’un pays. Au contraire, les personnes venant de certains pays ne peuvent pas obtenir l’asile, notamment si celui-ci est considéré comme une démocratie ou bien comme un pays dont la situation de conflit s’est stabilisée3. De nombreuses dispositions permettent ainsi de refuser les demandes d’asile (selon le rapport d’activité de l’Ofpra, en 2008, sur près de 43.000 demandes, 5.143 accordées).

  1. Ex-Sonacotra, célébrée par une très importante grève des loyers de 1975 à 1980, l’un des mouvements emblématiques des luttes de sans papiers.

  2. Associations qui viennent de remporter chacune une part de marché du conseil juridique dans les CRA aux côtés de la Cimade.

  3. Clause 1 c5 de la Convention de Genève.